Le cinéma au Venezuela : dix ans de croissance

Le cinéma au Venezuela : dix ans de croissance

À l'instar des cinémas chilien et colombien, l'industrie du film vénézuélienne est entrée dans une phase de réveil depuis le milieu des années 2000. Sursaut provisoire ou véritable prise de hauteur ?
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Le 9 février 2014, le film Azul y no tan rosa (Bleu et pas si rose.) du réalisateur Miguel Ferrari était distingué du Goya du Meilleur film latino-américain. La grande cérémonie du cinéma
espagnol offrait ainsi, pour la première fois de son histoire, une récompense à un film vénézuélien(1).


Fin septembre 2013, une autre production issue des « Émirats d'Amérique latine »(2), Pelo Malo, tirait son épingle du jeu en Espagne, en raflant la Concha de Oro au Festival du film de San Sebastián(3). De nombreux observateurs ont aimé interpréter ces victoires comme le juste résultat des grands efforts fournis par le Venezuela en matière de politiques de soutien au film depuis le milieu des années 2000. Dans un pays soumis à deux containtes lourdes, une économie sujette à la crise et un État fort qui impose certains cadres idéologiques stricts(4), il n'était pas gagné pour l'industrie cinématographique vénézuélienne d'avoir les moyens de son épanouissement. Le gouvernement a pourtant réussi à relever le niveau de production, inscrivant de fait le Venezuela parmi le trio des pays latino-américains qui réveillent doucement leur cinéma, aux côtés du Chili et de la Colombie. Et si la pleine expression des forces créatrices reste un défi, en raison de certaines limites de discours imposées par le principal financeur, l'État, le couronnement du film de Miguel Ferrari aurait de quoi rassurer quant à l'arrivée de jours meilleurs : les thématiques abordées par Azul y no tan rosa (l'homosexualité, le transgenre et les violences faites aux femmes), inédites dans une société encore frileuse sur de nombreux sujets jugés litigieux, sont un signe supplémentaire de la tendance au renouveau, du moins à l'ouverture. Comment l'industrie du film au Venezuela peut faire fi de ses carcans pour réussir à exister et à se donner des bases fortes ?

Flottement juridique et « dollar flottant »

La conscience cinématographique vénézuélienne ne date pas d'hier, loin de là. Si le pays est historiquement reconnu comme un producteur de films moins fécond que ses voisins argentins, brésiliens ou mexicains, il a été l'un des premiers, sur le continent latino-américain, à se prêter au jeu de l'image animée, en présentant ses deux premiers films en 1897(5). Quand les pouvoirs publics sont-ils, pour leur part, devenus réceptifs à la problématique de l'industrie cinématographique ?
 
L'État est actif dans le cinéma dès 1927, date de la création du Laboratorio Cinematográfico de la Nación (LCN)(6). Ce « laboratoire » est chargé de réaliser le cinéma officiel et, lorsqu'il disparaît en 1937, après la mort du dictateur Juan Vicente Gómez, une autre entité, le Servicio Cinematográfico Nacional, est créée pour prendre le relais. Il n'officiera que pendant un an.
 
Sur la première moitié du XXe siècle, l'État se mobilise donc, non pas pour le cinéma, mais pour son cinéma. Il faudra attendre 1965 pour voir émerger un début de réflexion sur un système d'aide à la création cinématographique sur un horizon large. Est publiée, à cette date, une résolution évoquant – fait inédit – les retombées positives qu'aurait la construction d'une politique cinématographique. Un an plus tard, en 1966, le pays livre son Premier projet de Loi sur le cinéma. Le texte est produit essentiellement par les milieux universitaires, appuyés par les cinéastes. Il faudra néanmoins attendre près de trente ans et passer au crible de très nombreux amendements(7) pour que la loi soit enfin adoptée par le Congrès en octobre 1993 et promulguée au début de l'année suivante. Le grand apport de ce premier socle législatif est la création d'un Centre national autonome du cinéma, le CNAC(8), qui est aujourd'hui encore l'un des régulateurs principaux des relations entre l'État et les acteurs privés du film.
 
Si des objectifs de défense du cinéma national sont posés par la Première Loi sur le cinéma, ils restent largement théoriques : les mesures cruciales qui entendaient d’une part taxer les distributeurs et exploitants ne favorisant pas suffisamment la diffusion des films vénézuéliens et, d’autre part, imposer le maintien à l'écran de tout film national sur une durée minimale de dix-huit semaines ont été abandonnées, sous la pression des majors américaines et des directeurs de salles qui criaient à la ruine assurée. La présence de la création propre sur les écrans reste donc faible, d'autant plus que la loi ne réussit pas à rehausser le niveau de la production de films, qui s'est effondré au début des années 1980, subissant de plein fouet la chute du cours du pétrole et les effets du « dollar flottant » ; l'instabilité des devises rend la production et l'acquisition de matériel trop coûteuses.
 La santé du cinéma vénézuélien a été largement déterminée par le facteur pétrole 

C'est un fait : la santé du cinéma vénézuélien a été largement déterminée par le facteur « pétrole ». C'est bien lorsque les prix de la richesse première du pays se sont envolés, en 1973, que l'État vénézuélien a débloqué ses premiers crédits pour l'industrie cinématographique. Alors que sortaient en moyenne trois films vénézuéliens par an avant 1975, l'octroi des premières mannes financières a ouvert la période la plus productive du cinéma vénézuélien, avec 12 films sortant en salles en moyenne chaque année. La consolidation des crédits sous la forme d'un fonds clairement identifié – FONCINE, créé en 1981 et passé par la suite entre les mains du CNAC – a permis de maintenir cette « période dorée », qui s'accompagne par ailleurs de très beaux succès des films nationaux en salles, comme avec Soy un delincuente de Clémente de la Cerda en 1976(9). Après 1987, dans le climat de récession économique, le pays ne produit plus que cinq films par an. Il faudra attendre le milieu des années 2000 pour que les pouvoirs publics (re)pensent en des termes plus solides leur action de soutien au film.

Une production triplée grâce au socle concret de la loi de 2005

Le principal défaut de la loi de 1993 était de ne pas intervenir pour défendre la distribution et l'exploitation des films nationaux en salles, dans un climat où, en moyenne, 98 % des écrans étaient occupés par des blockbusters made in USA. Le vote, en 2005, d'une grande réforme de la Ley de la Cinematografía Nacional est venu combler ce manque et changer radicalement la donne. Il faut souligner le consensus inédit qu'a suscité le texte et son projet de « défense de l'identité culturelle », fruits de la réflexion des réalisateurs et des producteurs,  puisqu'ils ont été approuvés par tous les partis, dans un pays qui se caractérise par une opposition extrêmement forte entre le régime en place et ses détracteurs.
 
La loi de 2005 fixe un miminum légal de 5 % à 20 % de films nationaux à l'affiche, pour toutes les salles du pays (le pourcentage dépendant du nombre d'écrans impliqués, s'il s'agit ou non d'un multiplexe). Souci pratique : la production vénézuélienne affaiblie n'était pas, au moment de l'entrée en vigueur du texte, en mesure d'alimenter suffisamment les circuits du film pour rendre possible le respect de ce chiffre. En attente de jours plus prolifiques, il a été décidé que pourraient entrer dans le quota, à titre de solution provisoire, des films du cinéma indépendant. Ironie certaine : la majorité des films comptés comme tels proviennent des États-Unis, grande force qu'il s'agissait de contrer, avec quelques places faites aux productions européennes et sud-américaines notamment. Le documentaire, qui a trouvé un nouveau souffle au Venezuela à partir du début des années 2000, en raison d'un contexte politique plus ouvert à la réflexion, est le genre qui a alimenté en priorité les obligations de quotas de films nationaux.
 Le cinéma est le seul secteur dans lequel le mécénat est vraiment encouragé  

Comment résoudre l'équation du manque de productions locales pour rendre le système de défense du cinéma national cohérent ? La nouvelle loi a, sur ce point, apporté un élément de réponse avec une taxe de 5 % sur les recettes des exploitants et des distributeurs et une taxe de 1 % sur celles des producteurs pour alimenter un nouveau fonds de soutien à l'industrie du film, le FONPROCINE(10). Le fonds perçoit également 3 % sur chaque entrée en salle ; auparavant, aucun prélèvement n'était réalisé sur les billets de cinéma pour être réinjecté dans la création. Un des grands avantages du nouveau fonds est le découpage des aides accordées en catégories distinctes, qui couvrent tout le champ de la création audiovisuelle : sont soutenus les réalisateurs confirmés comme les créateurs d'une première œuvre, le court comme le long métrage, le documentaire comme la fiction... Il faut noter également une série d'incitations fiscales (exonérations de taxes et réductions de frais pouvant aller jusqu'à 25 % de la somme engagée) pour tous les acteurs privés participant financièrement à une production ou à une coproduction vénézuélienne. Il s'agit là d'un levier essentiel dans un pays qui n'encourage dans aucun autre secteur le mécénat par le biais de contreparties déterminantes. 


Les mesures concrètes posées par le système adopté en 2005 constituent un changement radical par rapport à la loi de 1993, qui définissait les idéaux sans se donner les moyens de les atteindre. Et le plan de sauvetage a porté ses fruits : la production nationale a triplé entre 2006 et 2013. Les producteurs indépendants font partie de ceux qui ont le plus profité de la nouvelle donne, mais la hausse du nombre de films développés, réalisés et effectivement portés sur les écrans a été aussi et en très grande partie portée par la mise en place de structures de production et de distribution à caractère étatique.
La production nationale a triplé entre 2006 et 2013


Un arsenal étatique contre la « dictature culturelle » made in Hollywood

Depuis le début 2006, sur les terrains de Guarenas, tout près de Caracas, la Fundación Villa del Cine officie comme un producteur très actif : son budget, supérieur à celui-là même du CNAC, lui permet de soutenir de nombreux projets, des premiers films à des films historiques au coût de production très élevé. Si, auparavant, il n'était pas rare de voir se monter – difficilement – une structure de production pour les besoins d'un seul film, les nouveaux cinéastes peuvent aujourd'hui espérer obtenir leur première chance grâce aux opportunités offertes par la Villa del Cine. La structure, qui offre 400 m2 de studios et un matériel de postproduction des plus modernes, ne contribue pas seulement à faire grimper les chiffres de la production de films nationaux, qui a atteint un total de 30 titres sur l'année 2013, dont 22 produits ou coproduits par le producteur de statut public ; elle permet également de renouveler le sang artistique, les sujets et les points de vue d'une création cinématographique qui avait besoin de se défaire de ses habitudes (le documentaire politique, le film « misère », le film « violence »).

 Le succès de films « neutres » a obligé la Villa del Cine à continuer sur la voie d'un cinéma moins idéologique, et à faire des progrès sur des genres jusqu'ici peu ou mal exploités
Azul y no tan rosa, la « pépite » de 2013, audacieuse dans ses sujets, a d'ailleurs bénéficié de l'appui de la Villa del Cine, de quoi faire mentir tous ceux qui auraient envie de présenter le producteur étatique comme une structure forcément fermée, où seuls les discours formatés auraient droit d'entrée. Des réalisateurs comme Alejandro Bellame ont fait remarquer à juste titre que le succès en salles – et critique – de films « neutres » comme Comando X (2008) ou Zamora (2009) a obligé la Villa del Cine à continuer sur la voie d'un cinéma moins marqué idéologiquement que par le passé, et à faire des progrès sur des genres jusqu'ici peu ou mal exploités, comme la comédie (La pura mentira, une belle réussite datée de 2012) et le film policier (Muerte en alto contraste,bel exemple2010).

Le pari est réussi si l'on considère que le nombre de Vénézuéliens allant voir des films nationaux en salles est passé de 77 000 sur l'année 1994 à plus de deux millions en 2012. Il faut néanmoins préciser que le regain de considération pour la production nationale en salles a aussi été poussé, en grande partie, par le nouveau cadre de défense posé par la Ley de Cine version 2005. Si l'article 30 garantit que « la sortie en salles de toute œuvre cinématographique vénézuélienne sera assurée » (nombreux étaient les films, auparavant, à être bloqués sur les étagères et à ne jamais trouver une place pour diffusion en salles), un « quota minimum de projection est fixé » : il dépend du nombre d'écrans dont dispose la salle ou le complexe considéré mais, dans tous les cas, un film vénézuélien se voit assurer un temps d'exposition d'au moins deux semaines. Pour aider à la valorisation des films locaux en salles, le pendant de Villa del Cine a par ailleurs été mis en place au niveau de la distribution, et ce dès 2005, avec Amazonia Films, l'autre arme pour lutter contre la « dictature cultuelle » exercée par Hollywood, présentée comme l'égal d'une dictature militaire par Hugo Chávez lui-même.
 Au début de l'année, 3 des des 24 États vénézuéliens ne comptaient encore aucun écran 

Dernière stratégie déployée : le développement du nombre de salles, et en priorité des salles proposant un cinéma « alternatif ». La Fundación Cinemateca Nacional a notamment été agrandie et les pouvoirs publics repèrent les cinémas à l'abandon ou peu rentables(11) pour offrir plus de fenêtres au cinéma national et aux films d'auteur. À noter que début 2014, 3 des 24 États vénézuéliens ne comptaient encore aucun écran (contre 364 écrans au total dans le pays).
 Les deux défis de l'avenir : l'adaptation au numérique et la formation aux métiers techniques  
Le journaliste Alexis Correia, du journal El Nacional, n'a pas hésité à définir Hugo Chávez comme « un président cinématographique ». Devant l'arsenal efficace déployé sous l'ère chaviste, il est difficile de renier ce titre à celui qui a tenu la tête du pays pendant un peu plus de 14 ans. Mais le futur se présente avec son lot de défis, avec, en premier lieu, le défi de l'adaptation au numérique, qui représente un enjeu économique de taille. À cette heure, le Venezuela ne produit pas la technologie permettant d'aligner ses salles sur le format numérique, et les problèmes de change de la monnaie rendent impossible la réunion des sommes nécessaires, en dollars US, pour acquérir l'équipement aux États-Unis. Par conséquent, toutes les copies digitales de films en provenance de l'extérieur sont passées au format classique du 35mm, une opération qui représente un coût conséquent et teinté d'absurde. Autre grand pari de modernisation : mieux former aux métiers techniques. Là encore, malgré les efforts de l'État pour développer les cursus et s'équiper en matériel de pointe, la marge à combler reste évidente.

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Crédits photos :
- Bólivar, grande production portée par la Villa del Cine, Caracas, août 2013 / Villa del Cine
- Entrée principale de la Villa del Cine / Villa del Cine

Références

Entretien avec Astrid Insignares, distributrice indépendante (Distribuidora Emergente de cine latinoamericano: nos-otros, Caracas).
 
Jesús AGUIRRE et Marcelino BISBAL, El nuevo cine venezolano, Éditions Ateneo de Caracas, 1980.
 
Frank BAIZ QUEVEDO et Nancy DE MIRANDA, L'État et le cinéma, traduit de l'espagnol par Esther Saint-Dizier, Revue Cinémas d'Amérique latine, n° 4, 1991-93.
 
Revue Cine venezolano de l'ANAC (Asociación Nacional de Autores Cinematográficos), Numéro 0, juillet 1992.
 
Statistiques en ligne : Biblioteca de cine venezolano
(1)

À noter la participation de l'Espagne en tant que pays coproducteur. 

(2)

Une dénomination faisant référence aux grandes réserves en pétrole du Venezuela. 

(3)

Le « coquillage d'or » étant la distinction la plus importante du festival. 

(4)

Malgré les garanties de liberté d'expression et l'interdiction de la censure dans l'article 57 de la Constitution de la Nation vénézuélienne. 

(5)

Deux ans après la première projection des frères Lumière en France, présentation de Un Célebre especialista sacando muelas en el Gran Hotel Europa et Muchachos bañándose en la laguna de Maracaibo au Théâtre Baralt de Maracaibo, le 28 janvier 1897. 

(6)

Qui dépend du ministère des Travaux publics (Ministerio de Obras Públicas). 

(7)

Le Département de l'Industrie Cinématographique est très réticent à la législation sur le « commerce cinématographique ». 

(8)

Centro Nacional Autónomo de Cinematografía. 

(9)

Record commercial : le film se place juste derrière Les Dents de la mer de Steven Spielberg en termes d'entrées en salles et réalise une recette nette de deux millions de bolivars, soit environ 465 000 dollars. 

(10)

Fondo de Promoción del Cine, à distinguer du FONCINE de 1981. 

(11)

À l'image du Teatro Urdaneta, dans le centre de Caracas, un cinéma porno qui a réouvert sous le nom d'Aquiles Nazoa. 

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