La grande forme du petit cinéma danois

La grande forme du petit cinéma danois

Le Danemark a réussi à construire une industrie du film incontournable dans le paysage audiovisuel européen, en favorisant la prise de risque artistique.
Temps de lecture : 5 min

Le cinéma danois, dont les emblèmes internationaux se nomment Lars von Trier, Mads Mikkelsen, Thomas Vinterberg et Suzanne Bier, joue un rôle pivot dans l’économie audiovisuelle d’Europe du nord. Dynamique, soutenu par le secteur public et structuré autour de sociétés privées confirmées, cette industrie constitue un modèle pour nombre de petits pays aux industries cinématographiques fragiles.

Un marché danois dynamique

Avec une population de 5,6 millions d’habitants et une langue pratiquée sur son seul territoire, le Danemark fait figure de petit marché sur la scène européenne. Pourtant, les Danois vont plus au cinéma que la moyenne des Européens (13 millions d’entrées par an depuis 2010, soit plus de 2,4 entrées par an par habitant contre 1,57 entrées en moyenne au sein de l’UE)… La part du cinéma national y est plutôt élevée, constituant 30  % des entrées annuelles (contre 36  % en France, le plus haut taux d’Europe). En 2012, cinq des dix premiers films au box-office étaient danois : This Life (Bjarup Riis), Love is All you Need (Suzanne Blier), A Royal Affair (Nikolaj Arcel), Father of Four - At Sea (Claus Bjerre), et My Sister's Kids Home Alone (Martin Miehe-Renard). D’après le Danish Film Institute, 28 longs métrages de fiction et 9 documentaires  danois sont sortis en 2012, et le Danemark produit en moyenne 25 à 30 films par an. Mais ces succès ne masquent pas la baisse des ventes et audiences sur les autres plateformes : baisse des ventes de DVD, baisse des audiences télévisées (-13 % entre le premier semestre 2012 et 2013 selon TNS Gallup), tandis que Netflix poursuit son ascension avec en 2013 400 000 abonnés…

Un cinéma ancien au renouveau récent

Le cinéma danois est pourtant mal connu. Il connaît une première grande période à l’époque du cinéma muet, notamment autour de l’œuvre de Carl Theodor Dreyer (Le Maître du Logis, 1925 ; La passion de Jeanne d’Arc, 1928 ; Ordet, 1955 ; Gertrud, 1964) ou des succès de l’actrice Asta Nielsen (L’abîme, 1910). Ce sont surtout les productions du studio Nordisk Films qui s’exportent particulièrement bien, notamment grâce à un bureau à New York, la Great Northern Film Company. Mais l’avènement du parlant dans les années 1930 ressert le cinéma danois sur son marché domestique. Les premières aides publiques se développent à partir de 1964, et soutiennent peu à peu une industrie qui connaît quelques succès publics et critiques, comme les films de Bille August (Pelle le Conquérant, 1987) et de Gabriel Axel (Le Festin de Babette, 1987) respectivement lauréats de la Palme d’or au Festival de Cannes et de l’Oscar du meilleur film étranger. Une seconde période faste s’enclenche dans les années 1990, autour des cinéastes du Dogme95 (caméra portée, son en prise directe, refus d’esthétisme) en particulier Lars von Trier et Thomas Vinterberg dont les films reçoivent plusieurs prix (Les Idiots pour le premier, Festen pour le second). Cela confirme le lancement de carrière de ces deux cinéastes et de quelques autres, même si les films du Dogme restent en général distribués de manière assez confidentielle.
 
Aujourd’hui, le cinéma danois peut se targuer d’auteurs reconnus internationalement, parmi lesquels Lars von Trier (Europa, 1991 ; Breaking the Waves, 1996 ; Nymphomaniac, 2014), Thomas Vinterberg (Festen, 1998 ; The Hunt, 2012), Suzanne Bier, oscarisée en 2011 pour In a Better World (After the Wedding, 2006 ; Revenge, 2011) et Nicolas Winding Refn (Pusher, 1996 ; Bronson, 2009; Drive, 2011 ; Only God Forgives, 2013). Plusieurs d’entre eux (Trier, Bier) passent régulièrement par le cinéma anglo-saxon ou francophone, et Refn oriente même sa carrière vers le cinéma américain.
 
  Sidse Babett Knudsen (Borgen)
 
Le cinéma danois est aussi popularisé par quelques acteurs emblématiques, en particulier Mads Mikkelsen (vu dans Casino Royal, Mickael Koolhas, ou dans la série Hannibal), mais aussi par Sidse Babett Knudsen, actrice emblématique de la série Borgen, ou encore Nikolaj Coster-Walda, connu pour son rôle de Jaime Lanister dans la série de HBO Game of Thrones. Cette internationalisation des talents nationaux n’est pas exclusive au cinéma danois, mais contribue à affermir sa puissance et à accroître son rayonnement. La célébrité internationale de l’acteur, acquise grâce à son rôle phare dans l’épisode renouveau de la franchise James Bond, Casino Royal (Campbell, 2006), est-elle à mettre au crédit du succès du cinéma danois ?

La puissance du groupe Egmont et de ses filiales

Plusieurs sociétés importantes structurent le secteur. Parmi elles, Zentropa, la société de production et de distribution créée par Lars von Trier et Peter Aalbæk Jensen en 1992, produit plusieurs films par an et draine les principaux cinéastes danois (en 2012 : The Hunt, Love is All you Need, A Royal Affair, The Caretaker). En 2008, Nordisk Film, filiale du groupe Egmont, a acheté 50 % des parts de la société. Son organisation décentralisée est marquée par la création de bureaux dans plusieurs pays d’Europe – notamment en Allemagne avec Zentropa Entertainment Berlin et Khöln, mais aussi en France, en Espagne, Estonie, Suède, Royaume-Uni, Italie et Pologne. La société s’est aussi diversifiée en produisant des documentaires, séries, mais aussi des films pornographiques à destination des femmes au travers de la filiale Puzzy Power. La société a également fondé Filmbyen, un studio accueillant plusieurs producteurs et distributeurs danois (notamment TrustNordisk, Wise Guy Productions et Picture This Films) sur un ancien camp militaire à Hvidovre, dans la périphérie de Copenhague.
 
Bien plus ancien, Nordisk Films est aujourd’hui un leader dans la production, distribution et l’exploitation de films en Europe du Nord. Rachetée par la société de médias Egmont dont elle est le principal bras audiovisuel, Nordisk Films est aussi distributeur du catalogue de films de Sony Pictures et des jeux vidéo de Sony Entertainment en Europe du Nord. La société produit une dizaine de films par an, et distribue un catalogue de plus de 3 000 films. Elle est un partenaire incontournable pour les coproductions scandinaves, avec les sociétés suédoises (Yellow Bird Films pour la trilogie Millenium) et norvégiennes (le thriller Headhunter coproduite avec Yellow Bird Films et Friland).
 
À ce titre, Egmont est un des plus gros acteurs audiovisuels en Europe du Nord. Directement, ou à travers les sociétés qu’elle détient ou codétient (comme Nordisk Films, Solar Films et Zentropa notamment), Egmont a produit trois films sélectionnés aux Oscars en 2013 : le film norvégien Kon-Tiki (Rønning, 2013), le film finlandais Purge (adapté du roman de Sofi Oksanen), et le film danois A Royal Affair (Nikolaj Arcel).

Des politiques publiques volontaristes

Le système public danois est en grande partie à l’origine des succès de son industrie. Le Danish Film Institute, fondé en 1997, reçoit un budget pour quatre ans par le Parlement danois qui a représenté 281 millions d’euros pour la période 2011-2014. En 2013, sur un budget annuel de 63 millions d’euros, 39 millions d’euros sont accordés à la production de films de fiction. L’État participe en moyenne tous les ans au tiers du budget de développement et de production de 25 longs métrages et de 30 documentaires, selon trois modalités : le Commissioner Scheme (pour les films artistiques), le Market Scheme (pour les films à fort potentiel public) et le Minor Coproduction Scheme (pour les coproductions à minorité danoise…). Le budget moyen d‘un film de fiction est 3,3 millions d’euros. Le DFI offre aussi un atelier pour jeune réalisateurs, et aide aussi la distribution, la promotion des nouveautés, ainsi que la sauvegarde des films de patrimoine. Une part conséquente des subventions publiques est orientée vers les productions ciblant la jeunesse, comme les longs métrages Gloups (Hegner, 2000) ou Ronald le Barbare (Christoffersen, 2011), et les séries (Jungle Jack, 2003). Un quart du budget annuel est accordé aux productions jeunesse, et des politiques en faveur de l’accès au cinéma pour toute la jeunesse accompagnent l’effort porté sur la production.  
 
Entre la confirmation de talents déclarés (Lars von Trier) et la révélation de nouveaux cinéastes (Nicholas Winding Refn), le système danois a su favoriser la prise de risque artistique, tout en se constituant en partenaire majeur de coproduction pour tout un pan de la cinématographie scandinave, en particulier celui des films et séries policières qui fleurissent dans le sillon de Millénium. Incarné par un acteur phare, Mads Mikkelsen, qui rayonnait depuis longtemps au Danemark avant d’être révélé sur la scène international, le cinéma danois se sera donc constitué en une vingtaine d’années comme une pièce incontournable de l’échiquier audiovisuel européen.

--
Crédits photo :
Drive (Visuels presse / Le Pacte)
Mads Mikkelsen dans Casino Royale / Gaumont Columbia Tristar Films
Borgen (Visuels presse

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris

Autres épisodes de la série

Coproduire en Europe, solution économique ou choix artistique ?

Le moteur d’une coproduction est-il seulement fiscal, ou peut-il être aussi artistique ? Est-il possible de réussir cinématographiquement une coproduction ?