L'industrie du cinéma en Inde plus vibrante que jamais

L'industrie du cinéma en Inde plus vibrante que jamais

La première industrie du cinéma au monde en volume relève les défis de son gigantesque marché, réaffirmant son emprise sur le cœur des Indiens.

Temps de lecture : 9 min

 

Confrontés aux chiffres qui font l’Inde - 1,3 milliard d’habitants répartis sur 28 États et sept territoires, 22 langues officielles et 1 652 dialectes(1), huit courants religieux - on peut s’interroger sur la notion d’Union indienne. Les Indiens, eux, répondent souvent que ce qui les rassemble, c’est la passion du cricket et l’amour du cinéma. Des propos que reprenait Anurag Basu, le réalisateur de Barfi !(2) dans une interview récente : « Le cinéma, c’est le ciment de la nation. Lorsque vous êtes au cinéma, vous ne vous souciez pas de la religion, de la caste ou de la culture de la personne assise à côté de vous. » L’industrie cinématographique indienne, qui célèbre ses cent ans cette année, a longtemps été ignorée ou caricaturée par l’Ouest pour ses films masala d’une durée de trois ou quatre heures, emplis de chants et de danse, d’héroïnes replètes et de héros moustachus. Ils constituaient un phénomène culturel dont les codes décalés ne parvenaient pas à être appréciés à l’étranger, diaspora indienne exceptée. Avec 1 255 longs métrages produits en 2011 et 3,3 milliards de tickets vendus, l’Inde est pourtant la première industrie cinématographique au monde en ce qui concerne la production et le nombre d’entrées. Et elle est en pleine transformation.

L’émergence de nouveaux contenus

 

Raja Harishchandra, film muet de 1913 réalisé par Dadasaheb Phalke, est considéré comme le premier long métrage indien jamais réalisé(3). Film mythologique, il donna le ton pour les cent ans qui allaient suivre : les héros seraient plus grands que nature, leurs aventures rocambolesques et le jeu d’acteur oscillerait, aux yeux des Occidentaux, entre le mélodramatique et le parodique. Le scénario, quant à lui, serait largement centré autour d’une star – dont le statut, ici, approche celui de dieu vivant, à l’instar de Rajinikanth, icône du cinéma tamoul, également appelé Kollywood, que ses fans adulent avec une telle ferveur qu’ils baisent les pieds de son effigie (généralement des posters) ou baptisent des temples à son nom.
 
Ces dernières années, à mesure que la société indienne urbaine évolue, ce qui ressort est l’émergence de nouvelles thématiques dans les films commerciaux et le succès au box-office de films hors des sentiers battus. Du côté des blockbusters, on peut ainsi citer le baiser partagé par John Abraham et Abhishek Bachchan – le fils de la grande star Amitabh Bachchan – dans Dostana (2008), un baiser qui avait d’autant plus fait scandale qu’il intervenait dans une société où l’homosexualité était encore pénalisée. Plus récemment, Vicky Donor (2012), un film qui traite d’infertilité et de don de sperme, a connu un vrai succès commercial, rapportant en recettes 9,2 fois son coût de production. Quant à Gangs of Wasseypur d’Anurag Kashyap, un réalisateur de films indépendants plus habitué au succès d’estime que commerciaux, il est parvenu à récolter 470 millions de roupies au box-office. Ces succès inattendus – et d’autant plus profitables qu’ils concernent généralement des films à petits budgets – encouragent désormais les sociétés de production à se concentrer sur le contenu des films plutôt que de compter sur la seule présence de grandes stars pour drainer le public. Même s’il est indéniable que ces dernières permettent de réaliser plus d’entrées que jamais, comme en témoigne le nombre de films ayant dépassé le milliard de roupies de recettes en 2012.
 
 

Une industrie en forte croissance, portée par la numérisation et l’augmentation du nombre de salles

 

Après un ralentissement en 2009-2010, l’industrie cinématographique indienne a renoué avec une croissance robuste. Elle a crû de 21 % en 2012, générant 112,4 milliards de roupies. Les revenus générés par les blockbusters sont en constante augmentation, neuf films ayant franchi l’année dernière la barre du milliard de roupies, contre cinq en 2011. Parmi les facteurs explicatifs de ces succès figurent bien sûr la montée en qualité des films indiens et un marketing offensif, mais la numérisation en cours de l’industrie et l’augmentation du nombre de multiplexes jouent également un grand rôle. Les multiplexes, qui représentent 15 % des salles et un tiers des entrées, ont permis l’augmentation du prix moyen du billet qui s’établit aujourd’hui à 160 roupies (60 dans les mono-salles). Grâce à la flexibilité offerte par le passage au cinéma numérique (80 à 90 % des copies distribuées aujourd’hui contre 50 % en 2010), les exploitants gèrent mieux le nombre et les horaires de leurs séances et les taux d’occupation sont en augmentation. Le numérique permet qui plus est de sortir les films dans un plus grand nombre de salles et donc de générer plus de revenus. Le record revient à Ra One, le blockbuster de l’année 2011 avec Shah Rukh Khan en tête d’affiche, qui sortit simultanément dans 3 200 salles.

 

Le cinéma Raj Mandir à Jaipur dans l'État du Rajasthan
 
Et si l’ouverture de nouveaux multiplexes dans les villes de 2eet 3e rangs(4) a déjà permis d’attirer un nouveau public, le potentiel de croissance reste énorme. 70 % de la population vit en zone rurale et n’a pas la possibilité de se rendre au cinéma, ni les moyens de payer le prix d’un ticket de multiplexe. S’adressant à la base de la pyramide, Nukkad Entertainment, une nouvelle chaîne de cinéma, développe ainsi un réseau de salles numérisées et climatisées, ciblant spécifiquement les couches les plus pauvres de la population avec des billets d’entrées à prix modiques et des localisations proches des zones industrielles et des sorties d’usine(5).
 
Ces signaux positifs permettent à l’industrie du film d’être optimiste sur la continuité de la croissance, et le P.D.G. de Motion Picture Association of America (MPAA) estime que l’industrie devrait franchir la barre des cinq milliards de dollars avant 2015.

Le renforcement de la régionalisation

 

L’industrie du cinéma en Inde ne saurait se résumer à Bollywood. Si celle-ci jouit du prestige le plus important sur le marché domestique et de la notoriété la plus forte à l’étranger, les 206 films produits en langue hindi ne représentaient en 2011 que 17 % de la production cinématographique totale du pays et ce pourcentage est en constante diminution.
 

 
Certification des films par langue en %
Source : Central Board of Film Cerfication

Les deux autres principales industries sont Tollywood, l’industrie régionale du film en langue telugu – 192 films produits en 2011 – dont le centre est à Hyderabad, et Kollywood – 185 films produits cette même année – dont les films en langue tamoul sont tournés dans la périphérie de Chennai(6). Il faut aussi citer le cinéma bengali – 122 films en 2011 – dont le rayonnement artistique(7) a toujours été reconnu. En tout, pas moins de 14 industries régionales coexistent dans la péninsule, et leur éclat, loin de s’affaiblir face aux paillettes de Bollywood, brille plus fort que jamais.

Le renforcement de la régionalisation s’explique par la montée de la classe moyenne. 350 millions d’individus voient leur pouvoir d’achat augmenter, ils peuvent désormais aspirer aux sorties familiales dans les multiplexes, avec leur cortège de pop-corn, ailerons de poulet, samossas, l’expérience culinaire paraissant en Inde indissociable de l’expérience cinématographique(8). Ces nouveaux membres de la classe moyenne, résidant souvent dans des villes de 2e ou 3e rang n’ont pas nécessairement l’hindi comme langue maternelle. Et même s’ils le comprennent le plus souvent – l’hindi étant une matière obligatoire à l’école –, ils recherchent avant tout des films où les protagonistes s’expriment dans la langue qu’ils utilisent dans le contexte familial. Dans l’industrie du cinéma comme ailleurs, il n’est désormais plus possible en Inde d’espérer la croissance sans prendre en compte le facteur régional.
 
Les grands studios comme Eros et Reliance Entertainment ne s’y trompent pas et investissent lourdement dans des productions en langues régionales (à hauteur de 20 % de leurs budgets annuels) et les studios étrangers comme Fox, Disney et Viacom 18 leur ont emboîté le pas. Ashvini Yardi de Grazing Goat Productions déclare ainsi que « le centre de gravité (de l’industrie du cinéma en Inde) évolue lentement mais sûrement vers les centres régionaux. Et l’on ne peut se permettre d’ignorer cette réalité si on espère croître dans les 10 ans à venir ». Parmi les atouts des marchés régionaux figurent un retour plus rapide sur capitaux, notamment grâce à l’importance du star-système qui attire infailliblement les spectateurs dans les salles et les taxations favorables mises en place par les différents États pour soutenir l’industrie locale. Ainsi, dans l’État du Maharashtra et du Tamil Nadu, l’Entertainment tax (Taxe de divertissement) ne s’applique pas sur les productions en marhati et tamoul respectivement, un avantage non négligeable quand on sait que cette taxe s’élève à 45 % ou 15 % du montant du billet selon les États.

Le défi du piratage

 

D’après les chiffres de la Motion Picture Distribution Association (MPDA), l’industrie cinématographique indienne aurait subi une perte de 1,1 milliard de dollars en 2012. Et l’enregistrement illégal en salle des films dès leur sortie serait à la source de 90 % des DVD piratés en circulation dans le pays.
 
La solution préconisée par la profession est la réduction de la durée de vie des films en salle. Dans cette bataille contre les pirates, tout est fait pour que la semaine d’ouverture soit celle qui génère le maximum de revenus. En effet, le temps moyen écoulé entre la sortie du film en salle et l’apparition des premiers DVD piratés est en Inde de 2,15 jours. Le premier week-end est donc crucial(9). Selon Thyagarajan Govindarajan, vice-président du Tamil Film Producers Council, 60 % des revenus du cinéma tamoul proviennent des cinq premières journées. Et en 2011, les trois premiers films au box-office ont réalisé 78 % de leurs entrées lors de la première semaine. Pour parvenir à attirer le public en masse dès les premiers jours, des campagnes de pré-lancement très agressives sont mises en placenotamment par l’intermédiaire des médias sociaux, dont les Indiens sont friands : buzz autour des bandes originales, dont certains titres deviennent disponibles avant la sortie du film, possibilité de télécharger des applications pour téléphone mobile etc. L’attente ayant ainsi été créée, les films les plus attendus envahissent littéralement les écrans le jour de leur sortie, et dans les grandes villes comme Bombay, il n’est pas rare que la moitié des salles d’un même multiplexe soit consacrée à la diffusion d’un seul film.
 

Le cinéma Eros à Bombay

L’autre stratégie consiste à diminuer le délai entre la sortie en salle et la diffusion à la télévision. D’environ six mois autrefois, ce délai peut désormais passer en dessous de trois mois, comme ce fut le cas pour Ek Tha Tiger, blockbuster de 2012 ayant généré le deuxième plus gros revenu de tous les temps sur le marché domestique. L’industrie place également ses espoirs dans le développement du cinéma à la demande. S’il ne concerne que trois à quatre millions d’abonnés à l’heure actuelle, il est en augmentation rapide et devrait permettre de lutter contre le piratage en offrant aux familles de la classe moyenne, particulièrement celles des villes de taille moyenne, l’occasion de regarder des films récents au prix d’un DVD piraté et avec une bien meilleure qualité.

À la recherche de la reconnaissance internationale

 

C’est un sujet qui blesse les Indiens : le manque de reconnaissance de leur cinéma à l’international. Bien sûr, le marché indien suscite les convoitises d’Hollywood, qui lentement mais sûrement renforce sa présence (encore très minoritaire et inférieure à 10 % du marché indien) et sa reconnaissance auprès du public. Et les stars américaines se déplacent dans l’espoir de conquérir un public composé d’1,3 milliard d’individus. Les studios internationaux s’associent à des maisons de production locales pour conquérir une part du gâteau, même si la rentabilité des films en Inde reste faible, au-delà des volumes importants(10). Le monde entier s’intéresse donc au spectateur indien. Mais quand il s’agit d’exporter la production indienne ou de rafler des récompenses dans les festivals internationaux, les faits sont là : le cinéma indien est essentiellement regardé par les Indiens. Le succès des films indiens à l’étranger dépend étroitement du star-système, des dépenses marketing et suit la diaspora indienne. Le cinéma punjabi, dont les blockbusters réalisent 45 % de leurs revenus à l’étranger, a conquis quelques niches aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Canada, pays où une partie de la communauté s’est relocalisée. Le cinéma malayalam (du Kerala) a trouvé son marché au Moyen-Orient, grâce à l’émigration des travailleurs keralites, ouvriers de chantier, chauffeurs, cuisinières et bonnes…
 

Photo du film punjabi Bhaji in Problem

Pourtant, de nouvelles niches se développent autour de certains films, notamment en Chine, en Corée du Sud, à Taïwan et en Amérique latine. On peut reprendre l’exemple de 3 idiots. Ce succès de 2009 fut exploité pendant 29 semaines consécutives à Taïwan, projeté sur 230 écrans en Corée du Sud (en version sous-titrée) et 900 écrans en Chine (en version doublée).
 
Reste qu’en cent ans de cinéma, trois films indiens seulement ont été nominés aux Oscars : Mother India en 1957, Salaam Bombay ! en 1988 et Lagaan en 2001. Le changement n’est pas pour demain, car le public international reste déconcerté par la longueur des films et l’omniprésence des danses et chansons, et les films qu’il apprécie parfois dans la production indienne restent largement ignorés sur le marché domestique. Qu’importe, lorsqu’on est prophète en son pays, a-t-on réellement besoin d’Hollywood ?

 

Références

 

« Digital down », FICCI-KPMG Indian Media and Entertainment Industry report, 2012
 
« The power of a billion », FICCI-KPMG Indian Media and Entertainment Industry report, 2013
 
« Spotlight on India’s entertainment economy », Ernst and Young, 2011
 
« Cinema of India », Wikipedia
 
Uday Singh, « Building a SuperPower », BoxOffice India, 8 octobre 2012
 
Sweety Khotari, « 100 years of Indian cinema », Prasar Bharati
 
« Film Industry in India, new horizons », Ernst and Young, 2012
 
Mark Tully, « How Bollywood transformed the face of Indian cinema », BBC news India, 1er juin 2013
 
Meenakshi Shedde, « Indian Films should now look to the Far East », Forbes, 2 mai 2013
 
Maitreyee Boruah, « It’s Indian cinema, not Bollywood! », The Times of India, 22 mai 2013

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Crédits photos :
-Image principale : photo du film Dhoom 2 (Dileepan Ramanan / Flickr)
-Affiche du film Vicky Donor 
-Cinéma Raj Mandir à Jaipur (4ocima / Flickr)
-Cinéma Eros à Bombay (Chris Hand / Flickr)
-Photo du film punjabi Bhaji in Problem (photo issue du kit presse)
(1)

Chiffres tirés du recensement de 1961.  

(2)

Barfi ! fut un des succès au box-office de l’année 2012. 

(3)

Shree Pundalik a été réalisé un an plus tôt, mais n’est généralement pas considéré comme le premier film indien car il s’agit d’une pièce de théâtre filmée.  

(4)

L’Inde compte 53 villes de plus d’un million d’habitants. Les catégories 1er, 2e et 3e rangs proviennent d’une classification gouvernementale.  

(5)

Ce qui n’est pas contradictoire avec la notion de zone rurale car le gouvernement crée souvent des zones spécifiques à l’écart des grandes villes pour encourager l’industrialisation. 

(6)

Anciennement Madras. 

(7)

Des réalisateurs comme Satyajit Ray, Mrinal Sen ou plus récemment Rituparno Ghosh y ont fortement contribué. 

(8)

Et ce dans la salle de cinéma même, les spectateurs étant servis à leurs sièges par des serveurs se faufilant dans la pénombre et masquant temporairement de leur ombre l’action à l’écran. 

(9)

Le jour de sortie des films est le vendredi en Inde. 

(10)

La faible rentabilité s’explique par le prix du ticket relativement bas, le montant des taxes sur le prix du billet et l’importance du piratage. 

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