En Inde, cinéma et politique sont indissociables

En Inde, cinéma et politique sont indissociables

Au-delà de films traitant de sujets politiques, ce qui distingue l’Inde est l’entrée en politique de stars de cinéma.
Temps de lecture : 9 min

En juillet 1896, l’Inde découvrait le cinéma avec la projection de six films des frères Lumière, dont la mythique Arrivée d’un train. En 1913, « Dadasaheb » Phalke réalise le premier film indien, Raja Harishchandra, une épopée inspirée du Mahabharata. Depuis, le cinéma est devenu le bien culturel le plus consommé en Inde  avec 1 255 long-métrages tournés, environ 3,3 milliards de tickets vendus par an et 10 167 salles de cinéma à travers le pays (2013). L’Inde comptait en 2001 près de 35% d’illettrés et le cinéma constitue le meilleur moyen de toucher et de rassembler la majorité de la population grâce à la construction d’un imaginaire commun. Comme chaque cinématographie, les cinémas indiens reflètent les enjeux politiques et sociétaux qui touchent le pays et c’est en particulier le cinéma Hindi qui s’est imposé, après l’indépendance en 1947, comme « cinéma national » en se plaçant au cœur de l’effort de construction nationale. En revanche, ce qui est plus spécifique à l’Inde, c’est la longue tradition d’entrée en politique des stars de cinéma, pas seulement comme touche de glamour à une campagne électorale, mais bien en tant qu’élus, membres de gouvernement. Les parcours de figures majeures du cinéma indien telles que Marudhur Gopalan Ramachdran (connu comme « MGR »), Sunil Dutt, Nandamuri Taraka Rama Rao ou Amitabh Bachchan soulignent à quel point le passage de cinéma à politique semble, finalement, assez naturel dans un pays où la production cinématographique est, contre toute attente, extrêmement politique.

Les films comme outils et miroirs d’enjeux politiques

Malgré la stricte censure de la Cinema Board of Certification, les cinémas indiens traitent tous, plus ou moins directement, des enjeux politiques et sociaux du pays. En réalité, il existe presque autant de manifestations du politique à l’écran que de cinémas indiens : nationalisme et patriotisme dans les films hindi, régionalisme dans les films tamouls ou encore un cinéma réaliste et social dans les films bengalis.
 
Après l’indépendance, la construction d’une nation indienne unie est un enjeu non seulement pour les hommes politiques, mais également pour l’industrie du cinéma, qui en fera une de ses missions centrales. À travers des films attisant la fibre patriotique et nationaliste du public autour des valeurs du socialisme nehruvien, le cinéma Hindi cherchera à définir l’indianité en mettant en scène des personnages stéréotypés représentant une société idéalisée (Mother India de Mehbook Khan, 1957). C’est d’ailleurs de façon assez originale, en faisant de la structure familiale une métaphore pour la nation, que les enjeux nationaux sont résolus à travers les conflits familiaux(1). Les films comme Kabhi Khushi Kabhi Gham (Karan Johar, 2001) ou, plus encore, Devdas, en sont de parfaits exemples et illustrent également une des critiques qui est souvent formulée contre ces productions qui promeuvent davantage « l’Hindi-anité », en représentant les minorités par des personnages à l’ombre des héros. Le cas des minorités religieuses et la représentation des musulmans dans les films Hindi en est l’exemple le plus frappant.
 
Dans une Inde séculaire où les tensions communautaires font rage, le cinéma hindi se veut le plus tolérant possible envers toutes les religions. Il s’est très tôt confronté aux difficultés de la représentation de « l’Autre »(2), à l’écran, c’est-à-dire de celui qui ne correspond pas à une Indianité idéalisée. Si parmi ses grandes personnalités, nombreux sont musulmans comme Shahrukh Khan ou Amir Khan, ses personnages musulmans sont pourtant souvent stéréotypés ou secondaires.
 Mon nom est Khan et je ne suis pas un terroriste 
La place de cette minorité est délicate au cinéma car elle est inévitablement liée au traumatisme de la Partition et aux relations avec le Pakistan (Upkaar, Manoj Kumar, 1967). Le retour des violences communautaires dans les années 1990 et les attentats du 11 septembre 2001 ont renforcé l’association des personnages musulmans aux rôles de vilains ou « d’ennemis », les associant à des valeurs antipatriotiques ou à des activités terroristes (Mission Kashmir, Vidhu Vinod Chopra, 2000 ou Fanaa, Kunal Kohli, 2006). Malgré tout, il existe des exceptions : My name is Khan (Karan Johar, 2010) est un des exemples les plus récents de la volonté de l’industrie de « dé-diaboliser » les personnages musulmans avec la fameuse réplique « Mon nom est Khan et je ne suis pas un terroriste » répétée tout au long du film.
 
La production d’un cinéma se voulant national par l’industrie Hindi, a poussé les cinémas régionaux à se différencier et à créer, en réaction, un cinéma plus ouvertement politique. Au Tamil Nadu, le parti DMK, fondé et dirigé par des acteurs du cinéma tamoul en 1949, a entièrement adopté l’idéologie Dravidienne œuvrant pour la création d’un État Dravidien et la protection de l’identité Dravidienne (c’est-dire native du sud de l’Inde) en opposition à la culture Brahmane imposée par New Delhi. Ceci est très bien résumé par Mursoli Maran, leader du DMK : « On choisit une bonne histoire et on y introduit notre idéologie dès que possible »(3).
 
Les cinémas tamouls et télougous sont des exemples intéressants car ils se caractérisent par une forte volonté d’ancrage dans le « local » : l’identité régionale doit être identifiable par le spectateur non seulement grâce à la langue, mais également par le récit, les décors, les valeurs et traditions véhiculées, ainsi que par la présence d’acteurs automatiquement associés au « local » comme N.T. Rama Rao (Kondaveeti Simham, K. Raghavendra Rao, 1981 ou Roja, Mani Ratnam, 1992).
 
Parallèlement au régionalisme des films tamouls ou télougous, le cinéma bengali a donné naissance à un cinéma indien indépendant ou « New cinema » se différenciant par son réalisme cinématographique. Loin des codes du cinéma populaire hindi, les œuvres des réalisateurs comme Ritwik Ghatak et Mrinal Sen créent un cinéma social, dont le réalisme de la « Trilogie d’Apu » (Panchali, 1955, Aparajito, 1956 et Apur Sansar, 1959) de Satyajit Ray est l’exemple le plus marquant. Depuis le début des années 2000, on assiste à l’émergence d’un « Nouveau cinéma Parallèle », provenant autant de productions indépendantes que de l’industrie populaire hindi comme Rang De Basanti (Rakeysh Omprakash Mehra, 2006), Well Done Abba (Shyam Benegal, 2009). Ces films, autant que certaines des œuvres de réalisateurs tels qu’Anurag Kashyap ou Deepa Mehta, sont profondément enracinés dans le langage Bollywood traditionnel (notamment avec l’utilisation des chansons), mais sont porteurs de messages ouvertement politiques en s’attaquant aux enjeux de l’Inde contemporaine (terrorisme séparatiste, déconnexion de la jeunesse vis-à-vis de la société et de la politique ou corruption).

Les stars de cinéma en politique

mémorial de MGR à Marina BeachLes cinémas indiens sont donc source de films extrêmement politiques, que ce soit directement ou indirectement. Cependant, ce qui fait réellement l’originalité de leur rapport au politique, c’est l’entrée en politique de stars du cinéma, rendue possible par le fait que le système politique indien est, par essence, adapté au transfert de la relation de star-fan à politicien-électeur. Les acteurs de cinéma tirent alors profit des avantages que leur apporte leur statut de stars au regard des spécificités de la tradition politique indienne.
 
En Inde, le rapport du public au cinéma est tel que pour les stars les plus adulées comme MGR ou Amitabh Bachchan, la relation star-fan se transforme souvent en relation dieu-dévot, la star étant considérée par ses fans comme un dieu à part entière. Ce type de rapport est intimement lié à la relation de « guru-shishya »(4) qui repose sur l’idée que les enseignements d’un guru, dans tous les champs d’activité intellectuelle, physique ou technique, sont transmis au disciple à travers une relation spirituelle et de dévotion. Lorsque ces éléments sont transposés au système politique indien, il apparaît clairement que le statut hors-normes des stars de cinéma peut assez naturellement se transférer à la politique : une des caractéristiques du système politique indien est ce que Sara Dickey nomme la « politique de la personnalité », c’est-à-dire le fait que les partis et la vie politique tournent autour des personnalités plutôt que des idées(5).
 
Les électeurs indiens sont extrêmement divers, que ce soit en termes d’ethnie, de classe, de caste, de religion ou d’affiliation linguistique et il est finalement assez juste de dire que ce qui peut réunir une population aussi hétérogène, c’est le cinéma. Pour Robert Hardgrave, la « politique de l’adulation», c’est-à-dire le fait que les stars de cinéma ne sont pas nécessairement associées à un groupe de population particulier peut expliquer pourquoi l’entrée en politique des stars de cinéma est généralement réussie. À cela s’ajoute le fait qu’alors que la figure de l’homme politique n’inspire pas forcément la confiance ou l’admiration, les stars de cinéma représentent une alternative bien plus consensuelle et appréciable, théoriquement loin de tout soupçon de corruption ou de fraude ou d’ambitions de pouvoir. Ils sont en effet plutôt associés aux rôles de héros qu’ils interprètent sur grand écran, contribuant ainsi à créer un mythe autour de leur personne. Un extrait d’une chanson interprétée par MGR dans Enga Veettu Pillai (« Le Fils De Notre Maison », 1965), l’illustre parfaitement : « Si tu me suis, les pauvres ne souffriront jamais. D’abord, le Christ est venu et a prêché ; ensuite Gandhi est venu et a prêché ; puis les gens ont oublié. Maintenant, je vais mettre les choses en ordre ».
 
La présence, ou « mobilisation », de personnalités de l’industrie du cinéma(6) en politique peut prendre différentes formes. Au-delà de la classique association à un parti politique comme Shivaji Ganesan ou Sunil Dutt avec le Parti du Congrès, c’est la création de partis politiques par des stars de cinéma qui est plus spécifique à l’Inde. L’exemple le plus marquant est celui du All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam (AIADMK) fondé en 1972 par MGR. Une des figures majeures du cinéma Tamoul avait un vrai statut de superstar, dont il tirait profit en cultivant son image de « héros » grâce à ses rôles et en exploitant sa très large base de fans. Les partis politiques les plus importants du Tamil Nadu ayant été créés par des stars de cinéma, cela fait de cette région un cas particulièrement intéressant. L’Andhra Pradesh en est un autre, avec N.T. Rama Rao, une des plus importantes figures du cinéma Telugu, qui a créé à la fin de sa carrière, en 1982, le Telugu Desam Party (TDP), qui lui permettra de devenir ministre en chef d’Andhra Pradesh.
 
Lorsque l’on observe la politique indienne à travers le spectre du cinéma, un élément apparaît clairement : la majorité des électeurs – les « gens du peuple » – constitue la majorité des spectateurs. Ceci explique partiellement le succès des stars de cinéma en politique puisque grâce à la popularité, acquise par leurs films, ils sont capables de toucher une large partie de la population, avec d’importantes bases de fans. Ils construisent leur idéologie politique autour de la promotion des intérêts du peuple et de la protection des pauvres et des castes inférieures, qui sont la majorité des électeurs. Cela offre un avantage très fort aux acteurs-politiques étant donné l’importance dans la tradition politique indienne du patronage. Il s’agit de la « coutume » pour les partis politiques d’aller dans les villages ou les bidonvilles pour offrir des cadeaux ou aider les gens (construire une infrastructure ou faciliter une procédure administrative par exemple). Pour cela, les fan-clubs des acteurs-politiques sont un outil très puissant puisqu’ils fonctionnent de façon très organisée et sont capables de réunir des foules dans de vastes zones pour soutenir et promouvoir l’image de la star.
 
 
Shahrukh KhanPour MGR, « les arts et la politique sont les deux faces d’une même pièce »(7)et les stars de cinéma continuent encore aujourd’hui à être très impliquées dans la politique, particulièrement lors des dernières élections de 2014. Il faut également noter que cette implication vise aussi tout simplement à toucher plus efficacement un public différent. Contrairement à ce que l’on voit en Europe, où les stars de cinéma ne mettent pas particulièrement en valeur leur engagement civique dans le vote, il est assez impressionnant de voir à quel point les stars de cinéma indiennes le font, elles, avec fierté, comme le montre un des posts Facebook de Shahrukh Khan : « La plupart du temps, je ne peux même pas choisir la chaîne que je veux voir à la télévision. Aujourd’hui, j’ai l’opportunité de choisir le futur de mon pays. Génial ! ». Aussi anecdotique que cela puisse paraître, cela démontre la « bonne santé » de la démocratie indienne où l’acte de voter est toujours, cinquante ans après l’indépendance, un « big deal ».

Références

Livres :
 Ram Awatar AGNITHORI, Film stars in India, Commonwealth Publishers, 1999.
 
M. Madhava PRASAD, Ideology of the Hindi Film: A Historical Construction, Oxford University Press, 1998.
 
Jyotika VIRDI, The Cinematic ImagiNation: Indian Popular Films as Social History, Rutgers University Press, 2003.
 
Ophélie WIEL, Voyage au Coeur du cinema indien: Bollywood et les autres, Buchet-Chastel, 2011.
 
Articles :
 Anirudh DESHPANDE, « Indian Cinema and the Bourgeois Nation State », Economic and Political Weekly, 15-21, Vol. 42, No. 50, Déc. 2007, pp. 95-101, 103
 
Sara DICKEY, « The Politics of Adulation: Cinema and the Production of Politicians in South India », The Journal of Asian Studies, Vol. 52, No. 2, Mai 1993, pp. 340-372
 
Duncan FORRESTER, « Factions and filmstars: Tamil Nadu politics since 1971 », Asian Survey, 1976, 16:283-96
 
Robert L. HARDGRAVE, « Politics and the Film in Tamilnadu: The Stars and the DMK », Asian Survey, Vol. 13, No. 3, Mars 1973, pp. 288-305
 
Sanjeev HM, KUMAR, « Constructing the Nation’s Enemy: Hindutva, popular culture and the Muslim ‘other’ in Bollywood cinema », Third World Quarterly, 34:3, 2013, pp. 458-469
 
Hélène LECUYER, « L’industrie du cinéma en Inde plus vibrante que jamais », inaglobal.fr, 11 novembre 2013
 
Jaideep MUKHERJEE, « Celebrity, Media and Politics: An Indian Perspective », Parliamentary Affairs, Vol. 57 No.1, 2004, pp. 80-92
 
M. Madhava PRASAD, « Cine-politics: on the political significance of cinema in South India », Journal of the Moving Image, No.1, Automne 1999, pp. 37-52
 
S.V. SRINAVAS, « Stars and mobilization in South India: what have films got to do with it? », Postscript, Volume 25, No.3, Indian cinema, 2007
 
T.G VAIDYANATHAN, « Authority and identity in India », Daedalus, Vol. 118, No. 4, Another India, Automne 1989, pp. 147-169
 
Sites internet :
 
Figures of the 2001 census, Government of India.

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Crédits photos :
Devdas. Pupilinblow / Flickr
Mémorial de M.G. Ramachandran (MGR) à Marina Beach, Inde. Nandakumar Subramanlam / Flickr
Shahrukh Khan. Prachatal / Flickr
(1)

Jyotika, VIRDI, « The Cinematic ImagiNation: Indian Popular Films as Social History », 2003.

(2)

Sanjeev HM, KUMAR, « Constructing the Nation’s Enemy: Hindutva, popular culture and the Muslim ‘other’ in Bollywood cinema », Third World Quarterly, 34:3, 2013, pp. 458-469. 

(3)

Interview de Mursoli Maran à Madras, décembre 1969. Cité dans : Robert L. HARDGRAVE, « Politics and the Film in Tamil Nadu: The Stars and the DMK », Asian Survey, Vol. 13, No. 3, Mars 1973, pp. 288-305.

(4)

T.G, VAIDYANATHAN, « Authority and identity in India », Daedalus, Vol. 118, No. 4, Another India, Automne 1989, pp. 147-169 

(5)

Sara, DICKEY, « The Politics of Adulation: Cinema and the Production of Politicians in South India », The Journal of Asian Studies, Vol. 52, No. 2, Mai 1993, pp. 340-372.

(6)

T.G, VAIDYANATHAN, « Authority and identity in India », Daedalus, Vol. 118, No. 4, Another India, Automne 1989, pp. 147-169. 

(7)

Anirudh, DESHPANDE, « Indian Cinema and the Bourgeois Nation State », Economic and Political Weekly, 15-21, Vol. 42, No. 50, Déc. 2007, pp. 95-101, 103).

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