Censure et Cinéma en Inde

Censure et Cinéma en Inde

Officielle ou non, la censure pèse lourdement sur le cinéma en Inde. Réalisateurs et producteurs doivent apprendre à jouer avec cette contrainte qui, au-delà de la restriction de la liberté artistique, représente un véritable risque économique.
Temps de lecture : 11 min

Les 42 millions de foyers abonnés à Sony Entertainment Television attendaient le 22 avril 2012 avec impatience. Ce jour-là, la chaîne devait diffuser, pour la première fois à la télévision et en prime time, le film Dirty Picture dont elle avait acquis les droits pour 1,6 million $. Quatrième succès de l’année 2011 au box-office indien, Dirty Picture raconte la lente descente aux enfers de l’actrice Silk Smitha, sulfureuse et plantureuse icone du cinéma de l’Inde du Sud. À l’origine destiné à un public adulte, le film avait subi 56 coupures de la part du CBFC (Central Board of Film Certification) - dont 36  proposées volontairement par les producteurs - afin de recevoir le certificat U/A (tout public avec discrétion parentale) qui lui permettrait d’être diffusé à la télévision. 

 Bande annonce du film Dirty Picture
 
À l’heure dite, les téléspectateurs, dont l’appétit avait été aiguisé par plusieurs semaines de campagne promotionnelle intensive, ne trouvèrent sur leur écran qu’un message de la chaîne annonçant qu’elle regrettait l’annulation de la diffusion de Dirty Picture. La veille au soir, le ministère de l’Information et de la Diffusion audiovisuelle avait fait savoir à la chaîne que la thématique adulte du film le rendait inadapté au prime time, et ce quel que soit le certificat.

L’incident a provoqué une levée de boucliers au sein de la profession. En plus de compromettre gravement les perspectives de revenus de Dirty Picture en matière de droits satellites, l’aspect arbitraire de la décision n’a pas manqué d’être dénoncé alors que le Bureau de certification avait accordé le certificat adéquat et que la Haute Cour de justice de Bombay avait également autorisé la diffusion aux horaires proposés. Sony Entertainment s’est abstenu de tout commentaire ou évaluation chiffrée du manque à gagner publicitaire.

La censure, qu’elle provienne des canaux officiels ou de la rue – en l’occurrence, le ministère aurait agi en raison de plaintes reçues de nombreux téléspectateurs – constitue toujours la grande inconnue de l’industrie cinématographique indienne. Elle crée souvent un climat d’incertitude qui ajoute au suspense du film, pour les téléspectateurs, un vrai suspense pour les producteurs et le réalisateur… sur les conditions de sa sortie.

La censure est prévue par la constitution

 Très vite après l’Indépendance (1947), le cinéma est identifié comme devant faire l’objet d’une surveillance particulière car il marque les esprits. 
C’est le paradoxe de la Constitution indienne : l’article 19, alors qu’il garantit la liberté d’expression, en définit en même temps les limites dans l’alinéa 2. Le gouvernement, en effet, est en droit d’apporter des restrictions raisonnables à l’exercice de la liberté d’expression pour garantir la souveraineté et l’intégrité nationale, la sécurité de l’État, les relations avec les puissances étrangères, l’ordre public, la décence et la morale, empêcher l’incitation au crime, la diffamation et le mépris de la cour. Très vite après l'indépendance (1947), le cinéma est identifié comme devant faire l'objet d'une surveillance particulière car il marque les esprits. En 1952, le Cinematograph Act met en place un Bureau des censeurs chargé de vérifier que les films distribués en Inde respectent bien les restrictions à la liberté d’expression prévues par la Constitution.En 1983, le Bureau des censeurs est rebaptisé Central Board of Film Certification (CBFC) mais, conservant le pouvoir d’interdire ou de modifier un film, continue à fonder ses décisions sur la loi de 1952. Et en 1989, la Cour suprême elle-même réaffirme la nécessité de la censure car « la combinaison des actions, de la parole, des images et du son dans la semi pénombre d’une salle de cinéma [….] aura un impact fort sur l’esprit des spectateurs. [Et parce que le cinéma] a autant de potentiel pour le mal que pour le bien et possède à parts égales le pouvoir d’instiguer des comportements violents ou positifs.»

Le CBFC, dont le siège est à Bombay, possède neuf bureaux régionaux couvrant l’ensemble du territoire indien. 23 personnes sont impliquées dans le processus de certification. Nommées par le gouvernement, elles sont originaires de secteurs non liés au cinéma afin d’éviter les collusions et trafics d’influence. Dans un premier temps, un comité d’examen, composé pour moitié de femmes, décide des coupures à apporter et des certifications : (A) pour les films interdits aux moins de 18 ans, (U/A) pour les films pour lesquels l’exercice de la discrétion parentale est recommandé, (U) pour les films tous publics. Le comité reçoit ensuite le réalisateur pour lui expliquer sa décision. En cas de désaccord, un comité de révision composé cette fois de membres de l’industrie cinématographique revoit le film. Si le désaccord persiste, le réalisateur a la possibilité de faire appel à la Cour suprême. Certains sont des habitués de la procédure, comme le réalisateur Anand Patwardhan, auteur de 14 films documentaires engagés et qui a souvent dû se battre en justice pour obtenir l’autorisation de projeter ses films dans leur intégralité.

Un durcissement de la censure en 2011 ?

Une chose est sûre en tout cas, le CBFC ne chôme pas. En 2011, il a délivré 13 526 certifications. Ce nombre très élevé recouvre des supports très divers, depuis les publicités projetées dans les salles aux bandes annonces en passant par les longs et courts métrages… En 2011, le CBFC a coupé l’équivalent de 12 461 mètres de scènes, a refusé la certification à 13 long-métrages indiens sur 1 255 et à deux films étrangers sur 244.


On note en 2011 une augmentation du nombre de certifications « adultes » décernées aux films indiens. Cette évolution marque un durcissement de la position des membres du CBFC. Leela Samson par exemple, figure de la danse classique indienne, nommée au CBFC en 2011, estime que les films devraient être tels qu’« un grand-père et son petit fils pourraient les regarder ensemble ».

 CBFC)
Répartition des longs métrages indiens par type de certification (Source : CBFC)

La situation semble un peu différente pour les films étrangers. Alors que le nombre de films qui se voient décerner un certificat tout public est en diminution, on constate une augmentation très nette des films certifiés (U/A). Hollywood continue pourtant d’être handicapé par les certifications (A) : ainsi, lors de sa sortie en Inde, Twilight – Breaking Dawn Part 1 était interdit aux moins de 18 ans, alors que c’est auprès des adolescents (et surtout des adolescentes) que la série est particulièrement populaire. Quant aux fans de Stieg Larsson, ils devront renoncer à découvrir l’adaptation cinématographique de ses best-sellers : le réalisateur David Fincher a refusé de procéder aux coupures exigées par le CBFC au motif qu’elles rendraient le film incompréhensible. Millenium ne sortira donc pas dans les salles de la péninsule indienne.
 
 CBFC)
Répartition des longs métrages étrangers par type de certification (Source : CBFC)

To kiss or not to kiss ?

Ce qui fait la renommée de la censure indienne à l’étranger, c’est le fameux tabou du baiser. Il faut noter que ce tabou n’existait pas dans le cinéma colonial de l’entre-deux guerres. En 1933, dans Karma, les deux acteurs principaux s’embrassaient sur la bouche pendant près de quatre minutes. L’interdiction du baiser, parfois associée à la montée du nationalisme, ne fut instaurée qu’après l’Indépendance. Embrasser à l’écran était alors perçu comme un acte antipatriotique car symbolique de l’occidentalisation - et de la détérioration - des mœurs. Si l’interdiction de s’embrasser fut levée en 1969 par le comité Khosla, il fallut attendre 2001 pour retrouver le premier « vrai » baiser au cinéma, avec Satyam Shivam Sundaram.

Capture d'écran du film Satyam Shivam Sundaram
Capture d'écran du film Satyam Shivam Sundaram    

La scène du baiser est devenue en quelques années une figure obligée du cinéma de Bollywood, à laquelle les acteurs se livrent avec plus ou moins de réticence. Shah Rukh Khan, le plus grand acteur indien avec Amitabh Bachchan, refuse toujours catégoriquement d’embrasser sur la bouche ses partenaires, préférant la métaphore des deux pétales qui s’effleurent, ou même un baiser sur le nombril qui, tout comme le sari mouillé sous la chute d’eau, ne semble pas faire controverse. Le baiser, toujours sulfureux, est largement exploité lors de la promotion des nouveaux films, car le parfum de scandale qui l’accompagne éveille l’intérêt du public. Aux risques et périls du réalisateur, cependant, car si le baiser échappe aux ciseaux des censeurs, il peut susciter la vindicte publique. C’est ainsi qu’en 2006, un avocat de l’État du Madhya Pradesh poursuivit en justice l’actrice et ancienne Miss Univers Aishwarya Rai pour « abaissement de la dignité de la femme ». En cause, le baiser qu’elle échangeait avec l’acteur Hrithik Roshan dans la dernière séquence du blockbuster Dhoom 2.

L'actrice indienne Priyamani dans le film Drona
L'actrice indienne Priyamani dans le film Drona 

Alors que le baiser est de plus en plus toléré, voire recommandé pour un meilleur succès commercial, la nudité chez les actrices reste un strict tabou. Pas celle des acteurs cependant, qui sont encouragés à développer leurs muscles, et particulièrement les obliques et les abdominaux pour pouvoir multiplier les scènes torse nu. Là encore, la promotion des films fait largement appel au buzz créé par les scènes de semi-nudités masculines, avec parfois encore des mauvaises surprises de la part des censeurs, comme en 2007 lorsqu’ils coupèrent, dans le film Saawariya,  la scène de « la chute de la serviette », qui laissait brièvement entrevoir le postérieur du jeune premier Ranbir Kapoor. Un postérieur que les producteurs avaient placé au cœur de leur campagne marketing.

Très souvent, les réalisateurs indiens préféreront les ciseaux de la censure à une certification « adulte » qui remettrait en cause le nombre d’entrées ou les droits de diffusion à la télévision. En Inde, aller au cinéma est une affaire familiale, rendant la certification tout public indispensable à qui escompte un vrai succès au box-office. Il est d’ailleurs intéressant d’observer la répartition entre films « coupés » et « non coupés » selon qu’ils sont indiens ou étrangers. Selon les chiffres fournis par le CBFC, en 2011, 35 % des films indiens ont été « coupés » au cours du processus de certification alors que seuls 4 % des films étrangers l’ont été, ce qui laisserait penser que les réalisateurs et producteurs étrangers privilégient l’intégrité du film par rapport à la certification.

La censure demeure imprévisible

Mais les mœurs et la nudité ne sont pas les seuls éléments qui peuvent restreindre l’audience potentielle du film, voire remettre en cause sa distribution. La production cinématographique indienne doit également éviter de mettre à mal les relations avec les pays voisins et l’intégrité de l’État indien. En 2004, le CBFC refusait ainsi d’accorder une certification au documentaire de Michael Moore, Fahrenheit 911, estimant que sa diffusion en Inde aurait pu être dommageable aux relations avec l’administration Bush. En novembre 2011 encore, le CBFC demandait aux producteurs du film de Bollywood Rockstar de faire disparaitre un drapeau marqué du slogan « Free Tibet », afin de ne pas offenser le voisin chinois, une décision qui avait d’autant plus surpris la profession et les militants pro-Tibet que le  Dalai Lama a trouvé refuge sur le territoire indien.

La question du Cachemire est historiquement sensible, et ceux qui osent la traiter rencontrent fréquemment des problèmes de censure, comme le réalisateur Ashvin Kumar, dont le film Inshallah, Kashmir nominé aux Oscars et récompensé aux National Awards a été interdit par le CBFC

Soucieux de préserver l’ordre public, le Bureau de certification essaie souvent d’anticiper les réactions et indignations communautaires que pourraient susciter un dialogue ou une image dans un film.

Jusqu’à l’excès ? Oui selon les producteurs et une partie de l’audience, lorsqu’ils font supprimer des dialogues du film Dev – un film ayant pour thème les émeutes du Gujarat - les termes de Gujarat, justement, et d’Ayodhya[+]. Mais les réalisateurs et les producteurs déplorent essentiellement l’absence de règles claires qui permettraient d’anticiper les problèmes en phase d’editing, plutôt que de devoir procéder à des modifications et marchandage de dernière minute. Une phase qui peut se prolonger, comme peuvent en témoigner les producteurs de Coment tuer son Boss ? dont la sortie, initialement prévue le 8 juillet 2011, eut finalement lieu, avec une certification adulte, le 25 mai 2012, après 12 mois de négociations avec le CBFC. Entretemps, le film est paru en DVD et est disponible depuis octobre 2011 chez les loueurs, ce qui risque de pénaliser ses résultats au box-office.

La sortie en salle, toujours à la merci des communautarismes

 Les réactions communautaires sont totalement imprévisibles et peuvent impacter lourdement les revenus de ce qui promettait d’être un vrai succès au box-office. 
Il faut ajouter qu’obtenir la certification tant désirée n’est en rien la garantie d’une sortie en salle paisible. Les réactions communautaires sont totalement imprévisibles et peuvent impacter lourdement les revenus de ce qui promettait d’être un vrai succès au box-office. Et si la certification délivrée par le CBFC est valable pour l’ensemble du territoire indien, elle ne présage en rien des réactions des différents États (l’Inde est une puissance fédérale) qui peuvent toujours décider, d’interdire localement la diffusion d’un long métrage. Jodhaa Akbar, film à grand spectacle sorti en salle en 2008 et relatant l’histoire d’amour entre l’empereur moghol Akbar et la princesse hindou Jodhaa, fut interdit à sa sortie par quatre États indiens, suite aux plaintes de la communauté Rajput qui remettait en cause le traitement historique du film. Les producteurs firent appel auprès de la Cour suprême et obtinrent partiellement gain de cause, parvenant à faire lever l’interdiction dans l’Uttar Pradesh, l’État le plus peuplé d’Inde, alors que les versions piratées et le DVD étaient déjà largement disponibles.

Il n’est pas toujours aisé de prévoir si un film risque d’offenser une partie de la population : Shah Rukh Khan ne s’attendait probablement pas à blesser la communauté des coiffeurs avec son film Billy the Barber, sorti en salles en 2009. Estimant dégradant et réducteur l’usage du terme « barbier », auquel il aurait préféré voir substituer celui de Hairdresser, le syndicat de la profession s’était adressé à la star qui avait décidé, pour éviter tout mouvement de mécontentement, de faire recouvrir le mot Barber sur tous les visuels déjà affichés.

On pourra encore citer l’exemple de Da Vinci Code, interdit à la demande des autorités catholiques dans l’État de Goa. La liste est longue : pour connaître le succès au box-office en Inde, il ne suffit pas de plaire au public, il faut aussi ne pas lui déplaire. Et le P.D.G de UTV, dans une intervention récente, reconnaissait que s’il devenait plus facile aujourd’hui de traiter avec le CBFC, la montée des communautarismes constituait un risque de plus en plus important pour l’industrie.

Bonsoir, messieurs les censeurs ?

Le premier argument des détracteurs de la censure en Inde est qu’elle devient anachronique dans une société où tous (ou du moins les 100 millions d’utilisateurs d’Internet) peuvent accéder à tous les contenus, en toute liberté. La certification n’étant pas requise pour mettre un film en ligne, certains réalisateurs tirent avantage de cette « faille du système » pour faire connaître leur œuvre auprès du public indien, comme Kumar, le réalisateur d’Inshallah Football, qui a diffusé sur Internet une version de son documentaire interdit. Le gouvernement ne semble cependant pas considérer que les nouvelles possibilités de diffusion des œuvres cinématographiques offertes par Internet justifieraient un desserrement des contraintes pesant sur la liberté d’expression, bien au contraire puisqu’il multiplie ces derniers mois les efforts pour contrôler ce nouveau média. 

Capture d'écran du film Inshallah Football, censuré puis diffusé sur internet

Un deuxième argument est que la loi de 1952 sur le cinéma est désormais inadaptée. Le ministre de l’Information et de la Diffusion audiovisuelle a préparé en 2010 un projet de loi qui ferait évoluer sensiblement le dispositif, créant deux nouvelles catégories, (12 +) et (15 +), en plus des catégories existantes (A) et (U). Le CBFC conserverait cependant le droit de censurer certaines séquences. Posté sur le site du ministère au printemps 2010, le projet de loi devait être discuté lors de la session parlementaire de la mousson 2011 mais ne fut finalement pas présenté. Il ne satisfait d’ailleurs pas la profession, qui estime que les directives sur ce qui est montrable ou pas à l’écran manquent de clarté. Surtout, alors qu'il est aujourd'hui possible de visionner un film dans un cadre privé sans certification, le projet de loi prévoit que tout film, même visionné dans un contexte privé, devra faire l'objet d'une autorisation. Cette mesure inquiète car elle est perçue comme une volonté de renforcer le contrôle sur les documentaires au contenu souvent politique.

Alors qu’il est aujourd’hui possible de visionner un film dans un cadre privé sans certification, le projet de loi prévoit que tout film, même visionné dans un contexte privé, devra faire l’objet d’une autorisation. 
Alors que le gouvernement, le Bureau de certification des films, les groupes communautaires de toutes croyances font référence à la « sensibilité culturelle indienne » pour justifier la censure, l’étau ne semble pas prêt de se desserrer. La rentabilité du cinéma indien est déjà faible en raison de la modicité des tarifs d’entrée et de l’importance des taxes  45 % sur le prix du ticket par exemple dans le Maharashtra. Mais les producteurs et les réalisateurs ne sont jamais à l’abri d’une mauvaise surprise, comme Nitin Desai qui, le 9 mai dernier, dut déprogrammer la première de son film Ajintha une heure trente avant l’horaire prévu pour la projection, avec bien sûr, la perte sèche de la location de la salle du multiplexe qu’il avait réservé. Son film avait offensé la communauté Banjara, ce qui avait conduit le CBFC à en repousser la certification. Tant pis pour les invités, la moitié de B-Town[+], a-t-on dit.


--
Crédits photos :
- Photo Principale : affiche du film The Dirty Picture (2011)
- Capture d’écran du film Satyam Shivam Sundaram (1978) extraite du blog Dharma 
- Capture d’écran du film Drona (2009)
- Capture d’écran du film Inshallah, Football (2010)

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris