Al Jazeera : le journalisme au risque du politique

Al Jazeera : le journalisme au risque du politique

Professionnalisme, goût du scoop, libéralisation du discours médiatique : Al Jazeera a incontestablement révolutionné le journalisme arabe. Mais ses partis pris politiques fragilisent désormais sa crédibilité.

Temps de lecture : 16 min

Depuis sa création en 1996, Al Jazeera s’est progressivement imposée comme la matrice des médias d’information dans la région, ses méthodes et son style étant aujourd’hui considérés comme des standards par ses concurrentes.

Issue d’un contexte national et régional particulier, la chaîne qatarie n’a de cesse de repousser les limites du débat public dans la région, contraignant ainsi le reste de l’industrie panarabe à lui emboîter le pas vers la libéralisation du discours médiatique. Al Jazeera semble s’être investie de la mission ambiguë de devenir le catalyseur des réformes politiques dans le monde arabe.

Tout d’abord acclamée comme tel au lendemain des soulèvements populaires de 2011, la chaîne est aujourd’hui critiquée pour la politisation à peine dissimulée de sa ligne éditoriale, et accusée de n’être en réalité qu’un véhicule des ambitions géopolitiques du Qatar.

Cette relation ambivalente entre Al Jazeera et son public met en lumière les profondes contradictions qui structurent la chaîne qatarie – et l’industrie médiatique arabe en générale – écartelée entre promesses de démocratisation et protection stratégique d’intérêts politiques.

Naissance de la chaîne dans un contexte politique particulier

 

Al Jazeera est tout d’abord née dans un contexte politique particulier. Peu de temps après le coup d’État contre son père en 1995, le nouvel émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa Al-Thani,  annonce son ambition d’abolir la censure médiatique et supprime le ministère de l’Information, démarquant ainsi Doha de ses voisins pour qui le strict contrôle des médias reste un enjeu de sécurité nationale. Le 8 février 1996, un décret gouvernemental annonce le lancement d’une chaîne satellitaire d’information libre de toute censure, Al Jazeera. À cette époque, l’industrie médiatique du Moyen-Orient est confinée par le double carcan de la protection d’intérêts politiques et l’absence de liberté éditoriale. Al Jazeera fait donc une entrée fracassante sur les écrans de la région.
 
Mais elle n’en est pas moins un élément central de l’agenda politique que le nouvel émir souhaite mettre en place. Quelques mois avant le lancement de la chaîne, et mécontent du soutien de ses voisins golfiotes au Bahreïn dans le cadre d’une dispute territoriale, le nouvel émir du Qatar décide d’utiliser les médias nationaux pour marquer des points politiques en offrant une tribune d’expression aux mouvements d’opposition bahreinis. Même si cet événement ne met pas fin aux tensions, il témoigne cependant d’une volonté politique d’accroître l’influence du Qatar dans le Golfe en développant, au nom de la liberté d’expression, une capacité de nuisance sur la scène médiatique régionale.
 
Pour prendre ses distances avec la chaîne et comme gage d’indépendance éditoriale, le gouvernement qatari alloue à Al Jazeera 500 millions de riyals qataris (un peu plus de 100 millions d’euros) comme fonds de lancement, sous la forme d’un prêt et non d’une subvention directe.
 
L’équipe est composée de journalistes venant des quatre coins du monde arabe. En plus d’une marge de liberté sans précédent, ce pluralisme politique et idéologique au sein de la chaîne alimente un projet qui deviendra le fondement éditorial d’Al Jazeera, celui d’un renouveau du journalisme arabe.
 Le fondement éditorial d'Al Jazeera ? Renouveler le journalisme arabe. 
La figure centrale est celle du reporter militant qui, par le biais d’un professionnalisme basé sur la neutralité et la recherche de la vérité, s’engage pour la cause arabe et l’avancée des réformes politiques et sociales dans la région(1). C’est sur cette approche éditoriale qu’Al Jazeera s’appuiera pour justifier son soutien aux soulèvements arabes de 2011 et son rôle actif dans la propagation de l’élan révolutionnaire de Tunis au Caire en passant par Bengazi.
 
Très vite après sa création, Al Jazeera commence à couvrir des sujets politiques et sociaux jusqu’ici soigneusement évités par les autres médias de la région. Le professionnalisme de la chaîne et son goût pour les scoops lui permettent de s’imposer sur le marché de l’information comme une source crédible de premier ordre.
 
Les critiques sont immédiates, reprochant à Doha de s’octroyer la liberté d’aborder des sujets considérés tabous par ses voisins arabes, tout en s’abstenant de traiter de questions relatives au Qatar.
 
Mais au delà de ce constat qui ferait de l’émirat un sujet tabou pour Al Jazeera, c’est l’alignement clair entre l’ambition du nouvel émir et la ligne éditoriale de la chaîne qui fournit un élément clé pour comprendre le potentiel d’influence politique d’Al Jazeera pour le Qatar. En arrivant au pouvoir, l’émir élabore un programme de réformes au sein duquel il place la chaîne en pièce maîtresse. Il entreprend ainsi d’émanciper son pays de la tutelle de ses voisins, notamment du géant saoudien, et de s’imposer comme un acteur incontournable dans une région où médias d’information et pouvoir politique entretiennent des liens étroits.
 
Entre 1990 et 2000, l’évolution des techniques de transmission audiovisuelle a fait exploser le nombre de chaînes satellitaires arabes. Malgré cette prolifération, la lutte pour le droit fondamental à l’information demeure une réalité. Tandis que la création de journaux indépendants est légale dans une majorité des pays de la région, le monopole étatique reste la norme dans le domaine audiovisuel. Le lien crucial entre indépendance financière et liberté éditoriale fait cruellement défaut(2).
 
La révolution satellitaire contribue également à consolider l’ascendance des capitaux du Golfe sur le marché des médias d’information, notamment de l’Arabie Saoudite qui domine l’industrie depuis les années 1960. Ces rivalités entre principautés arabes renforcent ainsi l’influence des visions politiques et religieuses du Golfe sur le paysage médiatique régional.
 Véritables gouffres financiers, les chaînes d’information en continu sont avant tout les instruments de volontés politiques. 
Ce phénomène est d’autant plus marqué que l’augmentation et l’intensification des conflits dans le monde arabe à la même époque, encourage les acteurs politiques de tous bords à développer leurs propres médias d’information s’ils en ont les moyens. Véritables gouffres financiers, les chaînes d’information en continu sont avant tout les instruments de volontés politiques.
 
C’est dans ce contexte de collusion d’intérêts politiques et financiers que le Qatar décide de faire son entrée sur un marché pétrifié par la censure et la domination saoudienne. En plus d’être la première chaîne d’information en continu à diffuser des émissions non censurées et en direct, Al Jazeera se distingue de ses concurrentes en établissant ses quartiers généraux à Doha, et non dans des zones franches ou des capitales occidentales.
 
Il ne faut cependant pas s’y méprendre. Le feu vert du Qatar pour le lancement d’une chaîne qui aura un impact irréversible sur la libéralisation des médias au Moyen-Orient s’explique bien plus par le contexte régional des rivalités interarabes du Golfe, et l’agenda politique du nouvel émir, que par l’argument idéologique de liberté d’expression.

L'ère post-Al Jazeera

 

Rapidement, le style et les méthodes journalistiques de la chaîne deviennent des standards de référence sur le marché de l’information panarabe. Plus le nombre de chaînes satellitaires augmente, plus l’écart entre Al Jazeera et ses concurrentes se réduit. Car le succès de la chaîne n’a jamais reposé sur une innovation exclusive. Les ingrédients de sa réussite – la richesse des couvertures médiatiques et des opinions présentées, des standards professionnels internationaux, une orientation arabe, des débats houleux et sans tabous – ont permis à Al Jazeera de se saisir avant tout le monde d’une niche sur le marché médiatique arabe, à un tournant crucial de l’évolution de l’industrie.
 Le style et les méthodes journalistiques d'Al Jazeera deviennent rapidement des références.  
Mais l’ouverture de cet espace de liberté ne constitue pas un avantage compétitif sur le long terme, ni ne protège la chaîne qatarie de l’imitation voire de l’amélioration de ses produits par ses rivales(3). Cette situation a progressivement conduit à une standardisation du marché et à une normalisation du style, des formats, de la rhétorique et des codes visuels d’Al Jazeera. Il est cependant indéniable que la chaîne a fait de la liberté de parole une condition sine qua non pour toute concurrente qui souhaite se faire une place sur le marché.
 
Il y a donc un « avant » et un « après » Al Jazeera qui se caractérise à la fois par l’uniformisation de l’industrie mais également par une intensification et une diversification de la concurrence, face à un public de plus en plus exigeant et fragmenté. 
 
L’ère post-Al Jazeera s’ouvre définitivement en 2003 lorsque l’Arabie Saoudite lance sa chaîne d’information en continu, Al Arabiya, avec pour mission explicite de contrer la vision du monde défendue par Al Jazeera(4). La chaîne s’impose très vite comme un challenger sérieux. Basée à Dubaï Media City, zone franche médiatique, la chaîne qui fait partie du groupe saoudien MBC (Middle East Broadcasting Company) se veut la voix de la modération face à sa rivale qatarie qu’elle qualifie d’extrémiste et de sensationnaliste.
 
Il devient vite clair que la compétition entre Al Jazeera et Al Arabiya, et les choix éditoriaux qui les distinguent, transpose sur les écrans de la région la rivalité entre le Qatar et l’Arabie Saoudite. Les critiques sont nombreuses, reprochant aux équipes éditoriales de laisser ces antagonismes idéologiques prendre le pas sur le professionnalisme et la qualité de l’information.
 
Les soulèvements arabes de 2011 ont accru ces tensions. En cette période de transition révolutionnaire, il devient alors essentiel pour le Qatar comme pour l’Arabie Saoudite de participer au remodelage politique de la région. L’instrumentalisation de ces chaînes est apparue de moins en moins subtile. C’est dans ce contexte, en mai 2012, qu’une troisième concurrente, Sky News Arabia, fait son entrée sur le marché des chaînes panarabes d’information en continu. Projet conjoint entre la News Corp. de Rupert Murdoch et Abu Dhabi Media Investment Corporation, cette chaîne émirienne a pour ambition de se positionner entre ses rivales saoudienne et qatarie. Le correspondant de la chaîne au Caire explique que les Émirats arabes unis veulent aujourd’hui être la Suisse du Moyen-Orient. La chaîne souhaite pallier la perte de neutralité éditoriale des deux géantes Al Jazeera et Al Arabiya au lendemain des révoltes de 2011. L’entrée des Émirats sur le marché des chaînes d’information confirme que les rivalités entre grandes puissances du Golfe continuent de façonner le paysage médiatique de la région.
 
Malgré l’apparition de sa concurrente saoudienne en 2003, Al Jazeera maintient une place dominante sur le marché. La superposition entre régimes dictatoriaux et libéralisation progressive des médias transnationaux place la chaîne qatarie dans une position de scène de substitution régionale pour les sphères publiques nationales asphyxiées par les gouvernements autoritaires.
 
Si l’impact d’Al Jazeera sur la formation d’une opinion publique panarabe laisse peu de doute, le lien avec le déclenchement d’actions militantes sur le terrain est moins évident. Le système de prise de décisions politiques dans le monde arabe est préconfiguré de telle sorte que certains débats peuvent être tolérés, mais le réel pouvoir de changement reste entre les mains d’une petite élite. La mobilisation contestataire et l’apprentissage démocratique n’ont aucune corrélation évidente avec la fonction tribunicienne – au sens où elle relaie les frustrations des peuples arabes – d’Al Jazeera, si ce n’est le renforcement régional du soutien à la cause palestinienne et aux autres conflits moyen-orientaux. La chaîne qatarie a certes ravivé un intérêt pour la chose publique et mis en avant la pluralité d’opinions. Mais il n’est pas possible d’affirmer que, une fois l’écran éteint et sans le relais concret de supports locaux, Al Jazeera ait eu un quelconque impact politique réel.
 
 
Plateau d'Al Jazeera à Doha
 
Il est cependant incontestable que l’influence exercée par la chaîne sur les médias concurrents – régionaux comme nationaux – a conduit à une libéralisation du discours médiatique et à l’accentuation des pressions sur les régimes en place. En Égypte par exemple, depuis le début des années 2000, Al Jazeera n’a cessé de couvrir l’actualité du pays de façon très critique vis-à-vis du gouvernement Moubarak, mettant ainsi en porte-à-faux les médias égyptiens soumis à une forte censure. Suite à cela, soucieux de faire face à cette nouvelle concurrence, les hommes d’affaires du pays au contrôle des médias privés lancent sur leurs chaînes des talk shows en dialecte dits « d’opposition », et élaborés selon le modèle des célèbres programmes d’Al Jazeera Direction opposée et Plus d’une opinion. Le régime leur accorde un peu de marge de manœuvre pour aborder des questions sociales et des sujets d’intérêt public jusqu’ici rarement évoqués à l’écran. En repoussant les limites du débat, Al Jazeera a contraint les chaînes privées à lui emboîter le pas pour rester compétitives.
 
Hussein Abdel Ghani, directeur du bureau de la chaîne au Caire entre 2000 et 2011, explique qu’Al Jazeera a eu une influence assez importante sur la conscience populaire bien avant la révolution, qui est elle-même le résultat de l’accumulation d’événements politiques disparates. Durant la première moitié des années 2000, la chaîne couvre des manifestations politiques relativement isolées un peu partout dans le pays. Mais cela n’a pas vraiment d’impact sur la masse citoyenne. Selon lui, l’ambition de changer la situation sur le terrain était impossible à réaliser sans le relais des médias locaux(5).
 
C’est la prise d’ampleur des blogs et des médias sociaux au tournant de 2005 qui change la donne. La politisation croissante des nouveaux médias vient alors s’inscrire dans la continuité du discours mobilisateur et réformiste d’Al Jazeera. Un équilibre qui bénéficie aux deux parties se met en place. Tandis qu’Al Jazeera leur permet de gagner en visibilité, les activistes lui fournissent en retour un relais local sur le terrain pour capitaliser son influence politique. Cette articulation constitue un tournant majeur et atteindra son apogée lors de la révolution de 2011.

Le tournant des révolutions arabes

 

« Vive Al Jazeera ! » clamaient les manifestants sur la place Tahrir devant des écrans géants improvisés, une semaine avant la chute de Hosni Moubarak en février 2011. La couverture exceptionnelle en continu du soulèvement égyptien faite par Al Jazeera – au point de suspendre tous ses programmes –, et celle des autres évènements révolutionnaires au Moyen-Orient, place la chaîne qatarie sur le devant de la scène politique. En mettant en image l’espoir des peuples arabes, Al Jazeera semble alors avoir accompli sa mission auto-prophétique de devenir un jour le catalyseur de la démocratisation dans la région. Bien qu’aujourd’hui, avec le recul, la lecture des évènements soit un peu différente, il y a fort à parier que si les Égyptiens n’avaient pas assisté, depuis leur salon ou dans les cafés populaires, à la révolte tunisienne par écrans interposés, l’embrasement révolutionnaire du monde arabe n’aurait jamais pris une ampleur si spectaculaire.
 
 
Journal télévisé sur Al Jazeera Arabic  
 
L’engagement sans détour d’Al Jazeera en faveur de la chute des dictatures – et l’immense popularité qu’elle y gagne –, lui vaut les critiques amères de ses concurrentes qui lui reprochent de confondre journalisme et activisme. Lawrence Pintak cite Nabil Khatib, éditeur en chef d’Al Arabiya – dont la couverture des révoltes de 2011 s’est révélée beaucoup plus timide –, qui estime qu’il n’appartient pas aux médias de soutenir la révolution : « Ce n’est pas leur rôle d’agir tels des partis politiques, en essayant d’être des activistes plutôt que des pourvoyeurs d’informations.  […] Al Jazeera tente d’être un protagoniste du conflit. »
 
Par ailleurs, la chaîne qatarie a été la première à porter un intérêt à la mobilisation en ligne et à diffuser des informations et des vidéos partagées sur les réseaux sociaux par des manifestants, relayant ainsi avec ardeur leurs revendications et leurs actions sur le terrain.
 
C’est précisément ce nouvel écosystème médiatique qui a permis aux jeunesses arabes, protagonistes principales des révolutions, de faire entendre leur voix. Pour la première fois dans l’histoire des médias du Moyen-Orient, les jeunes, qui jusqu’ici n’avaient pas leur mot à dire en politique, ont été interrogés à la télévision pour donner leur opinion sur autre chose que des clips vidéo.
 S’il y a bien eu une révolution arabe, c’est dans l’accès de cette jeunesse au débat politique et à l’expression publique par le biais des médias de masse.  
Et s’il y a bien eu une révolution, c’est dans l’accès de cette jeunesse au débat politique et à l’expression publique par le biais des médias de masse. En se faisant leur porte voix, Al Jazeera a fait de ces « Shababs » – « jeunes » en arabe – les héros de leur propre révolution.
 
Cependant, la politisation de plus en plus explicite du traitement de l’actualité arabe par Al Jazeera s’accompagne d’une perte de crédibilité progressive. Très vite, la qualité et l’intensité des couvertures se révèlent inégales en fonction des pays, notamment dans le cas du Bahreïn et de la Syrie.
 
Dans le premier cas, la chaîne refuse de parler de révolution populaire, comme elle l’a fait jusqu’ici pour les autres pays arabes. Elle préfère employer le registre du conflit interconfessionnel entre chiites (honnis dans le Golfe pour des raisons dogmatiques et politiques) et sunnites (confession dont sont issues les familles régnantes de la région). Cette appellation beaucoup moins aguicheuse est portée par le prédicateur star de la chaîne Youssouf Al Qaradawi, un Égyptien proche des Frères Musulmans, et dont la très populaire émission La Sharia et la vie réunit plus de 60 millions de téléspectateurs. La politique éditoriale de la chaîne est d’étouffer un souffle contestataire qui se rapproche dangereusement. Le Qatar prend d’ailleurs part, en mars 2011, à l’intervention armée conjointe des membres du CCG (Conseil de coopération du Golfe) pour protéger la famille royale du Bahreïn et endiguer un soulèvement qui amènerait les révoltes arabes aux portes des monarchies du Golfe.
 
Dans le cas de la Syrie, c’est l’autre extrême qui est appliqué. Al Jazeera relaie, sans en questionner l’authenticité, des clips YouTube prétendument mis en ligne par les opposants au régime. Un certain nombre de ces vidéos se révèleront trafiquées, donnant ainsi l’impression qu’Al Jazeera a pris le parti du sensationnalisme et de l’engagement politique au détriment de la qualité et de la véracité de l’information.
 
L’équipe d’Al Jazeera au Caire raconte comment, dès le 25 janvier 2011, elle est happée par les évènements. Étant eux mêmes égyptiens, ces journalistes ne nient pas s’être laissés emporter par l’enthousiasme révolutionnaire et la fierté de prendre part à l’histoire de leur pays. Dépassés par les images qui parlent d’elles mêmes, les consignes éditoriales sont minimes et leur travail sur le terrain consiste à couvrir autant de manifestations que possible pour aider le peuple à connaître ses héros. L’équipe qui lutte activement pour la chute du régime ne donne aucune place aux supporters de Hosni Moubarak.
 
 Très vite, Doha, qui souhaite comme ses voisins du Golfe prendre part à la redéfinition politique et médiatique du pays, décide de capitaliser sur la popularité sans précédent d’Al Jazeera et s’infiltre dans les prises de décisions éditoriales. En imposant une tonalité pro-islamiste au traitement de l’actualité égyptienne postrévolutionnaire, la chaîne sacrifie peu à peu la neutralité qui avait jusqu’ici été un gage de professionnalisme pour ses journalistes. Al Jazeera a certes joué un rôle crucial dans les révoltes arabes mais elle en tire aujourd’hui plus de pertes que de bénéfices pour son image et son audimat.
 Al Jazeera a certes joué un rôle crucial dans les révoltes arabes mais elle en tire aujourd’hui plus de pertes que de bénéfices pour son image et son audimat. 
 
Depuis la chute du président Morsi en juillet 2013, plusieurs dizaines de correspondants sur l’ensemble du réseau (dont une vingtaine d’employés de la chaîne Al Jazeera Mubasher Misr) ont présenté leur démission. Dénonçant une politique éditoriale de désinformation et d’incitation à la violence, ils ont également affirmé avoir reçu des instructions quant à la diffusion de certaines informations au détriment d’autres, conférant une lecture biaisée de l’actualité. En août, une présentatrice d’Al Jazeera English a été retirée de l’antenne en plein milieu de son bulletin par un des producteurs exécutifs de la chaîne, au motif que les questions qu’elle venait de poser à son interlocuteur Frère Musulman donnaient une image négative de la confrérie.
 
Accusée de soutenir les Frères Musulmans, la popularité de la chaîne en Égypte n’a jamais été aussi basse. Aujourd’hui, les journalistes du réseau Al Jazeera, pourtant acclamés en héros de la révolution il y a peu, ne sont plus les bienvenus sur la place Tahrir où ils se font attaquer par les manifestants. Il en va de même pour les conférences de presse où les employés des autres médias refusent de commencer tant que les journalistes du réseau qatari n’ont pas quitté la salle.
 
Près d’une trentaine d’employés d’Al Jazeera ont été arrêtés dans la semaine qui a suivi la chute du président Morsi. Al Jazeera Mubasher Misr, accusée de travailler en Égypte sans autorisation légale, a été suspendue. Plusieurs membres du nouveau gouvernement dénoncent une campagne médiatique mensongère et qui mettrait en péril l’unité nationale et la sécurité du pays. La décision de fermer Al Jazeera Mubasher Misr intervient au lendemain de la diffusion par la chaîne d’un message vidéo du porte-parole des Frères Musulmans, Mohamed Badie, alors recherché par les autorités, et dans lequel il critique le gouvernement de transition.
 
En septembre 2011, Wadah Khanfar, dont la vision a porté Al Jazeera à son apogée lors des soulèvements arabes, est remplacé au poste de directeur général du réseau par Ahmed Bin Jassim al Thani, parent de l’émir. C’est la première fois qu’un membre de la famille régnante accède à cette fonction, indiquant la volonté du Qatar d’exercer à présent un contrôle direct sur sa chaîne satellitaire.
 
En annonçant sa démission, Khanfar explique qu’il a atteint les objectifs qu’il s’était fixés pour le réseau. Mais une annonce aussi soudaine après un tel succès pousse les sceptiques à se demander si ce n’est pas en réalité Doha qui, ayant atteint ses buts stratégiques, cherche à présent à consolider ses gains politiques. Grâce à la popularité de la chaîne et à son rôle actif dans les soulèvements arabes, l’émirat a su prendre part de façon plus ou moins explicite à la redéfinition de la carte politique du Moyen-Orient. Le Qatar jouit aujourd’hui d’une influence mondiale démesurée au regard de sa petite population (environ 2 millions d’habitants). Et si jusqu’ici sa taille dérisoire sur l’échiquier international exonérait le Qatar d’une attention particulière dans l’agenda éditorial de la chaîne, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ce n’était donc qu’une question de temps avant que l’audience fidèle à Khanfar ne demande que sa vision éditoriale critique ne soit appliquée aux monarchies du Golfe, Qatar inclus.
 
Le défi pour Doha aurait été d’orienter le politique éditoriale de la chaîne sans que les interférences du régime ne soient trop visibles. Pour un réseau qui a bâti sa crédibilité sur son indépendance politique, le glissement aurait dû être imperceptible. Mais la perte de neutralité trop évidente semble avoir compromis le nom d’Al Jazeera de façon irréversible aux yeux des audiences du monde arabe. 

Dates clés

 

La branche news :
- 1996 : la chaîne en arabe émet 6 heures par jour, jusqu’en 1997 où elle passe à 12 heures, avant d’offrir, en 1999, une couverture de l’actualité en continue.
- 2005 : Al Jazeera Mubasher (« en direct » en arabe) couvre en live et sans commentaire conférences politiques, débats d’ordre public et sessions parlementaires.
- 2006 : Al Jazeera English couvre l’actualité internationale en anglais depuis quatre pôles centraux – Doha, Kuala Lumpur, Londres et Washington – auxquels se ramifient plusieurs dizaines de bureaux dans le monde.
- 2011 : Al Jazeera Mubasher Misr (« Égypte en direct ») – doublon égyptien de la chaîne Mubasher – est lancée en mars 2011 soit quelques semaines seulement après la chute du président Moubarak. La chaîne, dont l’équipe est composée exclusivement de journalistes égyptiens, est dédiée à l’actualité locale du pays.
- 2011 : Al Jazeera Balkans commence à émettre en serbo-croate depuis Sarajevo pour les pays d’ex Yougoslavie.
- 2011 : le réseau, connu jusqu’ici sous le nom d’Al Jazeera Satellite Channel (AJSC), change son statut légal d’ « institution publique » pour celui d’ « institution privée à utilité publique », devenant ainsi Al Jazeera Media Network (AJMN), dans le but de faciliter l’expansion de l’empire médiatique qatari. 
- 2013 : Al Jazeera America (AJAM) arrive sur les réseaux câblés américains. Sa création provoque un tôlé au sein de l’équipe d’Al Jazeera English, jusqu’ici accessible gratuitement en ligne aux États Unis. Pour éviter toute concurrence avec la nouvelle chaîne payante Al Jazeera English, dont la qualité a pourtant été saluée par Hillary Clinton, celle-ci est rendue indisponible sur le continent américain.
- 2013 : Al Jazeera Turk devrait émettre d’ici la fin de l’année depuis Istanbul
- en projet : Al Jazeera Urdu pour la région pakistano-afghane, ainsi que le lancement de chaînes en français et en espagnole. Le projet Al Jazeera Kiswahili censée émettre depuis Nairobi pour la région d’Afrique de l’Est a quant à lui été abandonné.
 
La branche Al Jazeera Sports est lancée en 2003 et compte aujourd’hui plus d’une vingtaine de chaînes en plusieurs langues et dans plusieurs pays.
 
La branche Al Jazeera Children, créée en 2005, compte aujourd’hui quatre chaînes :
- « Baraem » qui s’adresse aux 3-6 ans,
- « JeemTV » pour les 7-12 ans,
- « Taalam » un portail éducatif à la demande
- « Siwar » qui a pour mission de favoriser l’expression artistique des enfants de 9 à 16.
 
La branche Al Jazeera Documentary est créée en 2007, elle produit et diffuse des documentaires en arabe autour de thématiques variées.
 

Références

 

Naomi SAKR, Satellite Realms. Transnational Television, Globalization and the Middle East, I.B. Tauris, New York, 2001
 
Claire Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, PUF, Paris, 2011

Mohamed ZAYANI et Sofiane SAHRAOUI, The Culture of Al Jazeera, Inside an Arab Media Giant, Mc Farland and Company, Jefferson, 2007
 
Marc LYNCH, Voices of the New-Arab Public. Iraq, Al Jazeera, and Middle East Politics Today, Columbia University Press, New York, 2006
 
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Crédits photos :
- Visuel principal (logo Al Jazeera Arabic) (Sam Granleese / Flickr)
- Hamad Ben Khalifa Al-Thani
- Plateau d'Al Jazeera (Paul Keller / Flickr)
- Journal Télévisé Al Jazeera Arabic (Osama Saeed / Flickr)
 
(1)

Claire Gabrielle TALON, Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, PUF, Paris, 2011. 

(2)

Naomi SAKR, Satellite Realms. Transnational Television, Globalization and the Middle East, I.B. Tauris, New York, 2001. 

(3)

Mohamed ZAYANI et Sofiane SAHRAOUI, The Culture of Al Jazeera, Inside an Arab Media Giant, Mc Farland and Company, Jefferson, 2007. 

(4)

Marc LYNCH, Voices of the New-Arab Public. Iraq, Al Jazeera, and Middle East Politics Today, Columbia University Press, New York, 2006. 

(5)

Entretien avec l’auteur, 8 mai 2012 (entretiens avec l’auteur effectués au Caire entre janvier 2012 et avril 2013). 

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