Concentration, diversification & numérique : la PQR cherche à se réinventer

Concentration, diversification & numérique : la PQR cherche à se réinventer

Ceci n’est pas un scoop : la presse quotidienne régionale (PQR) se vend moins. Son lectorat se renouvelant peu, les groupes de presse régionaux tentent, ces dernières années, de palier leur manque d’attractivité en ajustant leur modèle économique. 

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Mercredi 6 juin 2018, les journalistes de La Marseillaise soufflent enfin. Le tribunal de commerce de Marseille approuve la sortie d’une procédure de redressement judiciaire qui s’est étendue sur un peu plus d’un an et demi. Entre temps, le quotidien a perdu 160 salariés sur 210. La Marseillaise n’est pas un cas isolé. En 2016, Paris-Normandie, un autre quotidien régional, a été placé en redressement judiciaire. Depuis, le journal a été racheté par un entrepreneur et les ventes du journal ont bondi de 12,04 % entre 2016 et 2017, une exception dans le paysage de la PQR. 

Grossir pour ne pas disparaître

 

Le quotidien français le plus vendu en France, et de loin, est régional. Sur l’ensemble de l’année 2017, le journal Ouest-France s’écoulait chaque jour à près de 671 000 exemplaires en moyenne, tandis que Le Figaro, premier titre quotidien national, tournait autour de 307 000. Mais même si la presse quotidienne régionale vend plus que la presse nationale, elle souffre des mêmes maux. Les ventes en PQR dévissent année après année. 

 

Alors que l’année dernière, la presse quotidienne régionale diffusait 4,4 millions d’exemplaires, ce chiffre atteignait 5,7 millions en 2010 et 7 millions en 1990. Les recettes publicitaires sont aussi à la peine. D’après l’Institut de recherches et d'études publicitaires (IREP), la publicité rapportait 937 millions d’euros à la presse quotidienne régionale en 2010. Ce chiffre n’était plus que de 583 millions sept ans plus tard, pratiquement deux fois moins

Ces deux facteurs entrainent une diminution inexorable du chiffre d’affaires de la PQR, voire la disparition de certains journaux. Depuis 1992, le nombre de titres est passé de 62, à 52. On en dénombrait 153 à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale.
 

Pour tenter de remédier à cette crise, les concentrations se sont multipliées. En 2013, le groupe Rossel – qui possède La Voix du Nord – s'est offert le groupe Hersant (L’UnionL’Est-Eclair ...). Deux ans plus tard, le groupe La Dépêche du Midi a racheté le Midi Libre pour 15 millions d’euros. Le but affiché de ces concentrations : créer des synergies permettant de mettre en commun le travail des journalistes. Nord-Eclair, quotidien roubaisien, publie ainsi dans son édition des articles également publiés dans l’édition La Voix du Nord.

 

Ces rachats sont aussi un moyen d’acquérir de potentiels concurrents dans la zone géographique de diffusion pour être en situation de monopole. Les groupes de PQR contrôlent aujourd'hui, dans leur zone de diffusion, pratiquement tous les titres de presse, sauf en Bretagne, où le groupe Sipa Ouest-France et Télégramme sont en duopole. Cette situation permet des couplages publicitaires, techniques ainsi qu’en matière d’effectifs, et donc des économies d’échelle. 
  

Pour Pauline Amiel, enseignante à l’École de journalisme et de communication d'Aix-Marseille et auteure d’une thèse sur la presse locale, « le secteur de la PQR est de manière permanente en mouvement. Il se passe toujours des ouvertures, des fermetures, des rachats. Et ce mouvement va vers la constitution de grands groupes. »
 

Cette éviction de la concurrence peut aussi viser les titres de la presse hebdomadaire régionale (PHR), souvent indépendants, et qui tirent à quelques milliers, voire à quelques dizaine de milliers d’exemplaires. Le groupe Centre, qui possède La Montagne, s’est ainsi offert le groupe L’Eveil en 2013, soit plusieurs titres de PHR : L'Éveil de la Haute-Loire, La Ruche ou encore La Gazette de la Loire. Cette dernière a fusionné l’année suivante avec une partie de La Liberté de Montbrison et avec le Pays d’Entre Loire et Rhône, deux titres du groupe Centre, pour créer un nouveau titre de PHR : Le Pays Forez Cœur de Loire.
 

Si ces concentrations soulèvent des interrogations en matière de pluralisme, elles entraînent aussi des plans sociaux. L’acquisition du Midi Libre par le groupe La Dépêche s’est soldée par des fermetures d’agences ainsi que « 150 suppressions d'emplois dans chaque groupe environ », comme l’avait annoncé Jean-Michel Baylet, président de l’empire médiatique La Dépêche.


Les effectifs de La Voix du Nord ont aussi été revus à la baisse. 132 postes ont été supprimés en 2017, soit 19 % des effectifs. Le troisième quotidien régional de France est passé d’un peu moins de 240 000 exemplaires vendus en 2013 à 205 000 l’année dernière. En mai 2018, Le Monde a révélé qu’un plan de départs volontaires au sein du journal Le Progrès du groupe Ebra devrait concerner 77 postes.

 

Ouest-France semblait être l’unique grand groupe à échapper à cette fonte des effectifs. Mais en septembre dernier, 56 suppressions de postes « sans licenciement sec » ont été annoncées par le rédacteur en chef du groupe, François-Xavier Lefranc, à la suite de la fermeture de cinq rédactions dans les Pays de la Loire. Cette décision découle d’une volonté de mutualiser les services entre Ouest-France et différents journaux, qui appartiennent tous au groupe SIPA Ouest-France, mais qui se vendent mieux que le titre phare du groupe. 
 

Certains plans de départs sont justifiés par l’anticipation de difficultés à venir. C’est le cas au sein de La Voix du Nord qui, en 2017, a annoncé la suppression de 132 postes alors que Gabriel d'Harcourt, directeur général délégué, ne cachait pas sa satisfaction à propos des performances économiques du journal. « Le quotidien est dans le vert, avec 10 millions d'euros d'excédent brut d'exploitation pour un chiffre d'affaires de 130 millions d'euros. Mais nous devons agir en profondeur si nous ne voulons pas pedre de l'argent dans deux ans », avait déclaré l'ancien directeur du Courrier Picard dans les colonnes du Figaro

À la recherche d’une stratégie web

 

Les titres de PQR ont rapidement investi Internet. Dès 1995, les Dernières Nouvelles d’Alsace lancent leur site, suivi par Sud-Ouest l’année suivante. Mais pendant de nombreuses années « nous avions simplement la volonté d’exister sur le web », nous expliquait en 2014 Bruno Jauffret, ancien directeur du développement numérique de La Voix du Nord.
 

Cette prise de conscience tardive du potentiel numérique commence peu à peu à payer pour la presse régionale. Sur ouest-france.fr, le nombre de pages vues a progressé de 10,85 % entre juillet 2017 et juillet 2018, de 26,35 % pour Sud-Ouest et a bondi de 92,12 % sur le site de La Voix du Nord.

 

Ces chiffres encourageants sont à prendre avec précaution : la PQR française accuse un retard en matière de présence numérique qu’elle ne fait que combler. Malgré ces progressions, la fréquentation des sites internet des quotidiens régionaux est loin de celle de leurs confrères. Ainsi, la presse quotidienne nationale (PQN) qui vend près de trois fois moins d’exemplaires imprimés que la PQR cumule pratiquement deux fois plus de visiteurs sur l’ensemble de ses sites. Une situation résumée par Fabrice Bazard, chargé de la stratégie numérique de Ouest-France à l’occasion d’une conférence pour Digital Change : « On a démarré un peu après les autres (…) On a été beaucoup plus prudents que Le Figaro et d’autres acteurs nationaux. Ça serait suicidaire de ne pas courir vers le numérique, donc encore une fois, on essaie de rattraper ce retard. »

 

C’est dans ce but que tous les grands titres de PQR ont adopté le « web first ». Cette stratégie signifie que le papier passe désormais après le numérique, qui devient la priorité d’une rédaction. « Il y a tout une transformation, différente selon les groupes, et elle va vers Internet. », décrypte Bertrand Bussière, syndicaliste dans la branche presse quotidienne régionale au sein du Syndicat national des journalistes (SNJ) et journaliste à La Voix du Nord.
 

Avec le mouvement « web first », les dernières innovations en PQR sont numériques. Mais le numérique est-il l’avenir du local ? La Voix du Nord qui a lancé Vozer, un site dédié aux « millenials », veut y croire. Lancé au début de l’année 2017, Vozer comptabilise près de 30 000 likes sur Facebook, un chiffre important pour une plateforme qui ne s’adresse qu’aux 18-25 ans de la région Lilloise. Sur son site, La Voix du Nord a opté cette année pour une offre différenciée. Une partie est entièrement gratuite et une partie est Premium, c’est-à-dire 100% payante et réservée aux abonnés.

 

Ouest-France a adopté la même stratégie en créant L’Edition du Soir, une offre 100 % numérique publiée en ligne en fin de journée. L’actualité du jour y est évoquée ainsi que des débats de société ou des sujets plus légers voire insolites. Et la formule fonctionne : 140 000 lecteurs payants s'y sont abonnés. Résultat de cette stratégie de développement sur Internet, Ouest-France pointe à la 8ème place des sites d’actualité les plus visités de l’Hexagone et son audience numérique a pratiquement quadriplé de 2014 à 2018. Plus récemment, le groupe a aussi décidé de se lancer dans le podcast avec la plateforme Le mur des sons.

 

Comme la plupart de ses confrères, La Dépêche propose sur son site des articles en accès libre et d’autres accessibles aux abonnés, sauf si le lecteur accepte de regarder une publicité. Après plusieurs années à tester différents modèles, les grands groupes semblent avoir trouvé des stratégies numériques stables.

 

Même si cette présence sur Internet doit tenter de compenser la diminution du chiffre d’affaires des titres de PQR, elle n’y parvient pas encore. Comme l’expliquait Les Échos en 2016, la rentabilité en ligne est encore difficile à trouver pour la presse locale. « On n’a toujours pas trouvé de remède miracle sur le web », résume Pauline Amiel.

La PQR à l’heure de la start-up nation

 

Quel est le point commun entre la Route du Rhum, la Solitaire du Figaro et les Francopholies ? Ces trois évènements sont en partie ou en totalité détenus par le groupe de presse Télégramme. Le poids économique de ces « à côté » est loin d’être anecdotique. En 2012, Édouard Coudurier, PDG de Télégramme, assumait ce choix dans les colonnes de son journal. « 40 % des recettes du groupe proviennent de ces activités, ressources humaines-emploi, B to B, communication, événementiel. »


Six ans plus tard, la moitié du chiffre d’affaires du groupe de presse est dû à ces activités, grâce à des participations dans 44 sociétés différentes. Un nombre qui ne cesse d'augmenter et qui se concentre majoritairement autour du sport. C'est dans cette optique que le rachat de la société britannique de marketing et d'évènementiel sportif OC Sport a été acté en 2014. Et cette stratégie, revendiquée par le groupe Télégramme, va s'accentuer. À tel point que Édouard Coudurier a annoncé que dans les prochaines années, la presse ne représenterait qu'un tiers des activités.


Si le Télégramme a été le premier à prendre cette voie il y a plus de trente ans, cette pratique qui généralise. La Dépêche du Midi s’occupe depuis peu de la régie commerciale des célèbres courses Color me Rad, alors que La Provence organise le Salon de la Moto, du Scooter et du Quad et a créé sa branche évènementiel en 2013 tandis que le groupe Rossel (La Voix du Nord) possède un site d’annonces de voitures neuves, un site de location de maisons de vacances et la première plateforme de rencontres belge. 

Une nouvelle fois, il s'agit pour les groupes de presse de contrebalancer la baisse de la diffusion papier. « Depuis une dizaine d’années, ils diversifient leurs activités pour compenser les pertes économiques liées aux lectorats et aux petites annonces », explique Pauline Amiel. Au point que ces grands conglomérats ne se revendiquent plus comme des groupes de presse mais comme des groupes « multimédias ». « Dans de nombreux groupes de presse locale en France, le journal est utilisé comme une vitrine du groupe multimédia », poursuit la chercheuse. 


Pour redresser la situation économique de leurs titres de presse, les mastodontes de la PQR font de cette puissance de diffusion un atout car «  le journal ne rapporte plus beaucoup d’argent, ce n’est plus le cœur de l’économie de ces groupes. Pour qu’ils survivent, ils ont intérêt à diversifier leurs activités ». Une diversification aussi empruntée depuis des années par des titres de PQN comme le quotidien sportif L'Équipe, qui appartient Groupe Amaury, l'organisateur du Tour de France et du marathon de Paris. 


Cette diversification des actifs passe aussi par les accélérateurs de start-up. Un choix qui peut surprendre, mais  qui est bien réfléchi si l’on en croit Pauline Amiel : «  la plupart de ces groupes ont un important patrimoine immobilier puisqu’ils sont installés depuis longtemps dans ces territoires. Ces locaux ne sont pas toujours utilisés parce que les rédactions ont diminué et qu’il y a moins de personnels. En incubant des start-up, ils créent un réseau potentiel d’utilisation de leurs données et de mise en valeur de leurs activités à travers les applications des start-up qu’ils auront incubées. »

 

C’est le cas de Ouest-France, qui a créé OFF7 et propose sur son site internet d’associer les start-up « à la puissance d'un grand groupe Media leader et aux activités diversifiées ». Le vocabulaire est choisi pour attirer les entrepreneurs.  « Vous souhaitez accélérer votre Go to Market et façonner votre Product Market Fit ? Vous voulez challenger votre Business Model ? ». La fonction d’OFF7 est d’héberger pendant 12 mois des jeunes pousses pour leur permettre de développer leur projet grâce aux activités et aux contacts de Ouest-France, voire grâce à un financement pouvant aller jusqu’à 150 000 euros. Un mélange des genres entre journalisme et entreprenariat, que soutient Pierre Lavialle, le directeur du magazine Voile et voiliers, sur le site internet de l’accélérateur de start-up. « Notre connaissance de ce secteur, de ses enjeux stratégiques et des acteurs vous faciliteront vos démarches, vos prises de contact et votre perception des services à apporter. »

 

Cette tendance est suivie par d’autres groupes qui y voient une opportunité de se diversifier davantage. C’est le cas du groupe Télégramme qui a signé un partenariat avec l’entreprise 1Kubator, mais aussi du groupe Rossel-La Voix avec son incubateur La Fabriq. Nice-Matin n’est pas en reste et accueillera prochainement au sein de ses locaux le projet « Le Mas ».

Une confusion des genres ?

 

Les réductions d’effectifs, le mouvement de concentration et de diversification permettent de contenir économiquement la baisse de la diffusion. La presse régionale résiste mieux que ses confrères nationaux. Quand les recettes de la PQN ont baissé de 11% en 2016, celles de la PQR n’ont reculé que de 4,8 %. « La PQR a été mise à mal par la crise mais elle a mieux résisté que les journaux nationaux. Ce qui fait la force de la PQR, c’est son lien de proximité avec les lecteurs mais aussi l’encrage sur un territoire grâce à l’information de service », selon Pauline Amiel.
 

Si les stratégies de diversification des actifs permettent à la PQR de perdurer, elles sont aussi pointées du doigt, car elles peuvent créer un mélange des genres entre communication et journalisme. C’est ce que Médiacités, un site d’investigation locale, a rapporté dans une de ses enquêtes. « Les logos des partenaires des événements ne sont pas toujours affichés, quant aux mentions « communication » ou « publireportage », pourtant réclamées par les syndicats, elles sont inexistantes », décrypte le journal, à propos du Progrès.
 

Comment évoquer voire enquêter sur une entreprise détenue par le groupe de presse ? Si les journalistes d’un titre de PQR découvraient des malversations au sein d’une autre structure appartenant au même groupe que leur journal, seraient-ils libres de publier un article sur le sujet ? Le problème se pose aussi concernant les start-up incubées au sein des locaux des journaux.

Enfin, comme pour la presse nationale, le web first fait craindre que l'incitation à publier le plus vite possible se fasse au détriment de la vérification de l'information. « Cela pose toute une série de problématiques déontologiques. Le problème c'est d'avoir une pression continue pour publier sans avoir le temps de sourcer. C'est une course à la rapidité qui concerne l’ensemble de ce que vous fournissez », s'inquiète Bertrand Bussière. En 2017, une étude avait ainsi démontré l'importance du copié-collé dans les médias en ligne
 

Les grands groupes de presse quotidienne régionale tentent différentes stratégies pour faire face à la crise, au prix d'évolutions souvent douloureuses. Suffiront-elles à endiguer la perte du lectorat et à consolider l'activité journalistique ?

 
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Crédit : INA. Illustration Martin Vidberg

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