Facebook est-il dangereux pour la démocratie ?

Facebook est-il dangereux pour la démocratie ?

Facebook, un danger pour la démocratie ? Modèle économique hégémonique, pillage des données, manipulations et fake news, contenus haineux… Face au long déni de ses responsabilités de média et aux propos lénifiants de Mark Zuckerberg, la question de ses errements antidémocratiques doit être posée.

Temps de lecture : 1 min

 

Sous un habillage cool, tendance démocratie universelle participative, limite « fais tourner le joint mon frère », se cache en réalité, on commence enfin à en prendre collectivement conscience, le pire de ce que le capitalisme de l’économie de l’attention, du flicage de nos vies privées et de la marchandisation de nos données personnelles peut produire. Les prétentions inquisitrices et hégémoniques de Facebook seraient sans limites si les États ne s’étaient pas mis — tardivement — à estimer dangereux de le laisser ainsi prospérer.

 

 Facebook mérite des critiques fortes et argumentées pour ce qu’il fait ou ne fait pas 

Facebook mérite des critiques fortes et argumentées pour ce qu’il fait ou ne fait pas. Pour porter le fer contre les errements antidémocratiques de Facebook, il suffit de mettre au jour les contradictions de l’entreprise, en pointant les écarts abyssaux entre les propos lénifiants de son créateur et P-dg, Mark Zuckerberg, et la réalité quotidienne de son fonctionnement, qui ne se soucie de l’impact de son outil que contrainte et forcée. Car l’une des pires machines à cash que l’internet ait généré a souvent tardé à prendre ses responsabilités.

 

Pour le démontrer, il suffit de s’appuyer sur un document de référence. Il s’agit de la lettre ouverte publiée le 1er février 2012 pour attirer les investisseurs lors de l’IPO (Initial Public Offering), soit l’introduction en Bourse. En croisant la réalité des faits avec cette déclaration officielle, dont sont extraites toutes les citations à venir de Mark Zuckerberg, se dévoile un océan d’hypocrisie et de dysfonctionnements.

Facebook au pays des Bisounours

 

Une des grandes pétitions de principe de Mark Zuckerberg — selon sa vision irénique de l’humanité — est de croire qu’il suffit que les gens échangent plus facilement entre eux pour que le monde devienne meilleur, grâce à l’intercompréhension mutuelle : « Les relations sont la façon dont nous découvrons de nouvelles idées, comprenons notre monde et finissons par obtenir un bonheur à long terme. Chez Facebook, nous construisons des outils pour aider les gens à se connecter avec les personnes qu’ils souhaitent et partager ce qu’ils veulent, ce qui nous permet d’accroître la capacité des personnes à créer et à entretenir des relations ». Ou encore : « Les personnes partageant davantage — même avec leurs amis proches ou leurs familles — créent une culture plus ouverte et permettent de mieux comprendre la vie et les perspectives des autres. Nous pensons que cela crée un plus grand nombre de relations plus fortes entre les personnes et que cela aide les gens à être exposés à un plus grand nombre de points de vue différents ».


On peut hésiter sur l’interprétation : ce garçon est-il niais ? Croit-il lui-même à pareille fadaise angélique ? Ou, machiavélique, sert-il un discours pseudo-vertueux pour mieux attraper le gogo ? Il n’en reste pas moins que l’analyse (si l’on ose dire) ne tient pas la route. L’histoire de l’humanité et des technologies de communication n’a jamais démontré qu’il suffisait de pouvoir échanger avec un tiers pour ne se découvrir magiquement que des points communs et pour avoir envie de batifoler de concert. Au contraire, les mises en relation peuvent aussi entraîner des frottements, voire des chocs culturels.

 

Comme l’écrit le philosophe Jérôme Batout, Facebook propose un monde où « la dimension de la contradiction, de l’adversité, du conflit est tenue dans une orbite morte de refoulement, d’évitement et de déni »(1). L’illusion que nous sommes tous des « amis » dès lors qu’on appartient au même groupe Facebook, la présence du seul bouton « Like », comme si le « Dislike » ne pouvait exister, sont les marqueurs de cette vision du monde angélique qui fait que la firme a très mal anticipé tous les problèmes d’agressivité et de violence auxquels elle est confrontée. Et les usages ont montré, jusqu’à la nausée, combien la violence verbale, le harcèlement d’usagers, la mauvaise foi, l’instinct de dénigrement trouvaient à se nicher avec bonheur dans les anfractuosités du mur Facebook. Maux que la firme a mis bien du temps à admettre.

 

 Ce discours de déni de la méchanceté et du conflit est d’une rare indigence intellectuelle 

Ce discours de déni de la méchanceté et du conflit est d’une rare indigence intellectuelle, alors que s’il y a bien un héritage incontestable des travaux de Marx, c’est l’omniprésence du conflit dans le fonctionnement et l’avancée historique des sociétés. Et n’oublions pas que les débuts de Mark Zuckerberg sont jalonnés de conflits judiciaires avec ses anciens amis ou associés pour se garantir l’exclusivité de la plateforme et de la marque.

 

 La haine s'invite facilement dans les millions de messages quotidiens et Facebook n'échappe pas à l'ensauvagement du web 

Le chantier est colossal, car la haine s’invite facilement dans les millions de messages quotidiens et Facebook n’échappe pas à ce que nous appelons l’ensauvagement du web. Ainsi, un baromètre français de la haine sur les réseaux numériques a été publié le 4 mai 2018 par l'association Respect Zone, qui milite contre la cyberviolence. Il s’agit d’analyser un échantillon de 10 000 commentaires sélectionnés aléatoirement sur les pages Facebook de 24 grands médias français. De plus, l'étude recense sur douze mois tous les messages incluant des injures ciblant spécifiquement les journalistes, comme « merdias » et « journalopes » (que nous avons analysés ailleurs). Selon l’étude, « 45 000 messages de commentaires cyberviolents sont recensés par mois à l'encontre des journalistes et de leur média », ce qui représente 1 % de tous les commentaires postés sur les pages de ces 24 médias. Le sociologue espagnol César Rendueles a d’ailleurs montré dès 2013 que, loin d’aboutir à une société harmonieuse, les réseaux socionumériques favorisaient au contraire des tendances à la sociophobie.


 

Source : Netino.fr : Panorama de la haine en ligne, 4 mai 2018.


 

Facebook, l’accès à l’information et… l’étranglement de la presse

 

Facebook et Google se nourrissent en bonne part des contenus générés par d’autres acteurs, notamment les médias d’information, puisqu’un nombre majoritaire de citoyens s’informent désormais largement en ligne et aiment à en partager les contenus sur leurs comptes. Facebook a donc intérêt à favoriser les partages et commentaires sur les articles issus de la presse. Ce qu’il est en mesure de faire au gré de son bon vouloir algorithmique.

 

 L’actualité est un marqueur très pertinent des opinions de ses usagers. Cela sert donc à améliorer le profilage individuel de chaque internaute 

S’il offre, en effet, aux internautes des facilités pour échanger sur ce qui les concerne, il le fait surtout parce que l’actualité est un marqueur très pertinent des opinions et centres d’intérêt de ses usagers. Cela sert donc à améliorer le profilage individuel de chaque internaute. Facebook n’a donc cessé d’encourager les médias à entrer dans l’écosystème socionumérique de l’information qu’il forme avec les autres réseaux.

Mieux même, il a ouvert des dispositifs techniques dédiés - comme Instant Articles, en mai 2015, qui promet de « donner vie à vos articles grâce à une expérience de lecture fluide et immersive ; en moyenne, les Instant Articles sont partagés plus souvent (30 % de plus) que les articles du web mobile et touchent donc plus de personnes dans le fil d’actualité ». Ou comme le Journalism Project en 2017 afin de « promouvoir la culture de l’information », et « d’améliorer le secteur du journalisme », en mettant en place « des produits, des outils et des formations pour les journalistes et les salles de presse du monde entier ».

 

Dans son paramétrage des « fils d’actualité » de ses usagers, Facebook a donc dans un premier temps fait monter les contenus d’information. Et le résultat fut à la mesure de la puissance de frappe du colosse, puisque de nombreux sites d’information sont devenus « accros ». Facebook a encouragé les médias à produire des contenus vidéo, plus partagés, et a accompagné l’avènement d’un écosystème éditorial nouveau, fait de médias publiant exclusivement sur Facebook, souvent des vidéos, dont Brut, lancé fin novembre 2016 est l’archétype.

 

Ce cercle vertueux est devenu un redoutable piège pour les médias, à trois titres. Instant Articles garde les articles de presse sur le site de Facebook. Donc, les publications ne deviennent même plus un moyen d’amener les internautes vers le site du journal. En compensation, les médias devaient recevoir une part de la publicité générée par le trafic de leurs articles. Mais l’échange est devenu tellement inégal, les conditions promises de monétisation si défavorables, que selon une étude de la Columbia Journalism Review, 38 des 72 médias américains devenus partenaires avec Instant Articles ont abandonné moins d’un an après le lancement.
 

Source : « More than half of Facebook Instant Articles partners may have abandoned it », Columbia journalism review, 2 février 2018.

 

 C’est un immense marché de dupes qui s’est installé, où deux mastodontes mondiaux, Google et Facebook, captent la valeur publicitaire, au détriment des acteurs de la presse 

De façon plus générale, c’est un immense marché de dupes qui s’est installé, où deux mastodontes mondiaux, Google et Facebook captent la valeur publicitaire, au détriment des acteurs de la presse. Par leur talent, les compères ont réussi à installer un duopole mortifère pour les autres. Comme le dit un rapport récent d’où est extrait le schéma ci-dessous : « Google et Facebook captent la très grande majorité de la valeur du marché de la publicité sur le digital, et même plus de 90 % du marché mobile, qui présente la plus forte croissance. Cette situation paradoxale où deux acteurs accaparent une part des recettes publicitaires bien supérieure à leur audience, et où, pour la première fois, les recettes des autres médias sur le digital ont même baissé entre 2017 et 2016 alors que le marché était en croissance, est inédite dans l’histoire de la publicité ».
 

Source : étude « Médias et publicité en ligne : transfert de valeur et nouvelles pratiques », du cabinet de conseil Bearing Point pour le ministère de la Culture et le Conseil supérieur de l’audiovisuel, 25 juillet 2018.

 

Face aux accusations venant de toute part et aux exigences pressantes des autorités morales et politiques d’introduire une régulation des contenus d’information, Facebook s’est cabré et a largement refusé l’obstacle. Début 2018, il a décrété — sans aucune concertation avec ceux qui vivaient de son écosystème — revenir a` l’esprit originel et, donc, « d’encourager les interactions sociales significatives plutôt que la consommation passive », selon la langue de bois maison. Comme le disait Nathalie Pignard-Cheynel sur ce site, ce changement d’algorithme défavorisant les contenus d’information médiatique traduit une stratégie de fuite face au risque, « leur refus d’assumer d’être un diffuseur de contenu ». Les effets d’audience ont été désastreux. Gare à la descente pour tous ceux devenus dépendants de leur dealer d’audience qu’est Facebook ! Les récits de rédactions qui ont dû fermer, réduire leur équipe dédiée Facebook parce que leur audience a chuté, sont déjà légion, ici ou . Certains médias tentent de s’adapter en créant des groupes de discussion Facebook, dans une logique de détournement d’usage. La firme toute puissante s’est donc arrogé un droit de vie et de mort sur des sites qu’elle avait accompagnés dans leur création ou leur croissance.

 

 Gare à la descente pour tous ceux devenus dépendants de leur dealer d’audience qu’est Facebook ! 

Pareille attitude est liée à la délicate question des fake news. Il est apparu clairement grâce aux enquêtes parlementaires aux États-Unis ou en Grande-Bretagne que Facebook avait été instrumentalisé par des personnes malveillantes pour perturber le jeu électoral. Facebook est au mieux une passoire, au pire une turbine à manipulations, et il a mis des mois à s’en rendre compte, niant entretemps pour mieux se disculper. La perversité de la situation est que c’est son modèle même qui favorise les manipulations. Grâce à un ciblage marketing des usagers ultrafin, il est aisé de cibler les gens sur des critères ethniques ou religieux et, donc, facile pour une puissance étrangère comme la Russie d’acheter pour pas cher quelques publicités qui n’ont qu’un seul but : toucher une communauté donnée en la poussant à se radicaliser et à être vindicative contre une autre communauté. Facebook peut ainsi servir les noirs desseins d’une propagande de pyromane, visant à fracturer les sociétés démocratiques.

 

Facebook a été contraint de révéler les publicités achetées par l’officine russe de déstabilisation et elles montrent que certaines s’adressaient au lobby des armes et d’autres à ceux qui en prônent l’interdiction. Idem pour la communauté gay ou les bigots, les noirs ou les suprématistes blancs. Nul besoin, donc, de noyauter des organisations constituées avec des espions en immersion pendant des années. Vous pouvez maintenant toucher des dizaines de milliers de personnes en un clic et pour quelques dollars, illustration modernisée de la fameuse phrase de Lénine : « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons ».

 

 Facebook se montre réticent à lutter réellement contre les fake news car son modèle économique en dépend 

Plus accablant encore, l’exemple désormais célèbre de ces étudiants slovènes de la ville de Veles qui disent avoir gagné 10 000 euros par mois en publiant des fake news au sujet de Trump et de la campagne américaine de 2016, car ces mauvais contenus, crapoteux et fielleux, voire haineux, sont hélas mieux partagés et likés que les vraies informations, sourcées et nuancées. La faille de Facebook est ici un précipice ! Publiez des bullshits et Facebook vous enrichira ! On comprend que Facebook se montre si réticent à investir réellement des moyens dans la lutte contre les fake news. Son modèle économique en dépend.

Facebook agit contraint et forcé par les États

 

En dépit des précautions oratoires des conditions d’utilisation, il est de notoriété publique que Facebook, Twitter et d’autres plateformes ont été utilisées par les réseaux djihadistes irako-syriens pour recruter dans des pays tiers. En octobre 2014, un journaliste de Rue89 en livrait la terrifiante preuve, en expliquant comment en quelques jours il avait réussi à être approché par des recruteurs de Daech après s’être fait passer pour un jeune musulman paumé en quête de repère et d’action. Dans son récit détaillé — ô combien instructif —, il explique étape par étape comment Facebook l’a mis sur la voie du djihad en quelques jours. Ce qui l’amenait à conclure sur les failles du dispositif : « Facebook se retrouve dans une situation complexe et paradoxale : ce qui fait sa réussite — a` savoir le fait de créer et d’entretenir des communautés d’intérêts —, est aussi ce qui en fait le meilleur outil de la propagande djihadiste. Le réseau est pris au piège de son algorithme ». Et loin d’aider à l’ouverture aux autres, il peut enfermer dans des « bulles de filtre ». Quand les États ont été frappés par le terrorisme islamiste, ils ont fait pression sur Facebook et consorts pour obtenir que le grand marché du recrutement en ligne cesse sur ces plateformes. De même, alors que les tentatives de manipulation du scrutin s’accumulaient durant la présidentielle américaine de 2016, la société a d’abord été dans le déni avant d’être acculée à admettre sous la pression d’auditions au Congrès, notamment, que son système avait des failles et qu’il fallait serrer les boulons. Mais ces failles sont en réalité générées par le système Facebook.


Le big boss dessinait pourtant, dans sa lettre aux investisseurs en 2012, l’avenir radieux d’une démocratie plus fluide grâce à lui : « Nous croyons que la création d'outils pour aider les gens à partager peut amener un dialogue plus honnête et transparent avec le gouvernement qui pourrait mener à (…) une plus grande responsabilisation des fonctionnaires et de meilleures solutions à certains des plus grands problèmes de notre époque. Nous pensons que les gouvernements seront plus réceptifs aux problèmes et aux préoccupations soulevés directement par toutes leurs populations, plutôt que par des intermédiaires contrôlés par quelques élus ». Heureusement que les élus sont là (aux États-Unis, en Grande Bretagne, au Parlement européen, en France, en Allemagne) pour contrôler l’hydre si facile à manipuler ! Même constat lamentable pour le pillage de masse de données personnelles dans l’affaire Cambridge Analytica, dont les révélations en 2018 battent en brèche le discours sécuritaire confiant de Facebook.


Dans chaque cas, Facebook a un ou deux tours de retard et fait face à un dur principe de réalité sur lequel ses arrogantes certitudes viennent se briser, éparpillées façon puzzle. Et s’il ne le fait pas avant, c’est qu’il veut manifestement limiter l’impact économique sur son modèle qui génère ces effets pervers.

Les perversions du modèle économique de Facebook

 

 vous avez bien lu, Facebook ne cherche pas à gagner de l’argent mais veut d’abord rester fidèle à sa mission sociale, aux limites du bénévolat, en somme ! 

Le comble, que dis-je, le firmament, le zénith de l’hypocrisie zuckerbergienne est atteint lorsqu’il s’agit de nier, la main sur le cœur, que Facebook participe aux dérives, hélas, bien connues du capitalisme de la goinfrerie, où gagner des milliards de dollars semble ne jamais suffire aux actionnaires. « Facebook n'a pas été créée à l'origine pour être une entreprise. Nous nous sommes toujours souciés de notre mission sociale, des services que nous construisons et des personnes qui les utilisent. (…) Dit en termes simples : nous ne construisons pas de services pour gagner de l'argent ; nous gagnons de l'argent pour construire de meilleurs services », affirmait-il dans sa lettre. Oui, chers lecteurs, vous avez bien lu, Facebook ne cherche pas à gagner de l’argent mais veut d’abord rester fidèle à sa mission sociale, aux limites du bénévolat, en somme ! C’est donc affligée, n’en doutons pas, que l’équipe dirigeante voit chaque année ses revenus et surtout ses bénéfices croître, tutoyant en 2017 les 16 milliards de dollars.

 


Facebook's annual revenue and net income from 2007 to 2017 (in million U.S. dollars)
Source : Statista


En réalité, l’histoire des évolutions technologiques de Facebook (nouveaux services) et des acquisitions à coup de millions, voire de milliards de dollars, agissent « contre l’internet » comme le dit Nikos Smyrnaios et peuvent s’interpréter comme une sorte de rêve fou : celui de « dévorer l’internet », de l’absorber pour devenir le support de destination à la place du world wide web. Service après service, Facebook tisse sa toile, pour devenir « La toile », où l’on peut tout faire : payer des commandes en ligne, acheter ses billets de train ou de spectacle, regarder la télé, produire et diffuser ses vidéos ou photos, accéder à des articles d’information, etc.

 

 Service après service, Facebook tisse sa toile, pour devenir « La toile », où l’on peut tout faire  

Le génie des dirigeants de la firme est d’avoir imaginé un système hyperperformant de gestion de publicités ciblées, en fonction des riches données qualitatives amassées sur ses abonnés et leurs amis. Facebook pompe en masse les données de ses utilisateurs, y compris quand ils n’utilisent pas directement la plateforme. Il détient donc sur nos vies un ensemble incommensurable de données que même la pire des « Stasi » ne rêverait pas d’avoir. Ce modèle dépend de plusieurs dispositions que Facebook n’est prêt à modifier que contraint et forcé. Facebook sélectionne pour ses usagers ce qui arrive sur leur fil, grâce à son algorithme. Algorithme tenu non seulement secret, mais qui est même renouvelé régulièrement afin qu’aucune machine n’ait le temps de déduire par observation continue son fonctionnement. Et face aux appels démocratiques en faveur de la transparence des algorithmes, Facebook reste sourd. Car la société est, avec Google, la meilleure représentante de ce que Frank Pasquale nomme la « black box society », où des algorithmes secrets contrôlent l’économie et l’information, selon le sous-titre de son livre, ou de ce que Cathy O'Neil nomme astucieusement des « Weapons of Math Destruction » pour désigner ces « big data qui menacent la démocratie ».

 

 Face aux appels démocratiques en faveur de la transparence des algorithmes, Facebook reste sourd  

Au cours de l’audition devant le Congrès américain en avril 2018 où Mark Zuckerberg a choisi de faire acte de contrition publique en espérant amortir les critiques, il lui a été demandé si la solution ne serait pas de modifier en profondeur son modèle économique. L’embarras à répondre en dit long sur le fait que le P-dg repentant ne souhaite pas pousser trop loin la contrition et ne souhaite pas privilégier tant que cela la mission sociale sur la quête du profit !
 

 Source : PBS News Hour / YouTube
 

« Représentante Anna Eshoo : Souhaitez-vous modifier votre modèle économique afin de protéger les données personnelles des utilisateurs ?

Mark Zuckerberg : Madame, nous sommes en train, avons et continuerons d’adapter notre plateforme afin de réduire…

Représentante Anna Eshoo : Non, souhaitez-vous modifier votre modèle économique afin de protéger les données personnelles des utilisateurs ?

Mark Zuckerberg : Madame, je ne suis pas sûr de saisir le sens de cette phrase.

Représentant Frank Pallone : Répondez par oui ou par non si vous le pouvez. Prenez-vous l’engagement de changer tous les paramètres par défaut des utilisateurs afin de minimiser, autant que possible, la collecte et l’usage de leurs données personnelles ?

Mark Zuckerberg : Monsieur, c’est une question complexe à laquelle je ne peux pas répondre simplement par oui ou par non. »

 

 Utilisateurs de Facebook, souhaitez-vous continuer à faire prospérer sur votre dos cette machine à cash, oui ou non ? 

Alors, inversons le questionnement : jusqu’à quel point les gouvernements peuvent-ils accepter tous les effets de déstabilisation de nos équilibres démocratiques fondamentaux (vie privée, élection, presse) par la technologie Facebook ? Utilisateurs de Facebook, souhaitez-vous continuer à faire prospérer sur votre dos cette machine à cash, oui ou non ? Au vu des divers scandales qui ont éclaté récemment, les Américains commencent à répondre à cette question, surtout les plus jeunes, comme l’étude du PEW Research Center l’illustre. On y apprend que 44 % des 18-29 ans ont supprimé récemment l’appli Facebook de leur téléphone, un pas important vers une désintoxication.
 

 

D’anciens cadres de Facebook expriment désormais publiquement leurs remords d’avoir contribué à son succès comme l’explique Le Monde du 17 décembre 2017. Chamath Palihapitiya, ex vice-président chargé de la croissance de l’audience y va au bazooka : « Je peux contrôler ce que font mes enfants, et ils ne sont pas autorisés à utiliser cette merde ! » ou encore : « Je crois que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social ». Où l’on voit que l’acte de contrition est plus sincère que celui de Mark Zuckerberg au Congrès.

 

Alors, face à l’accumulation de critiques et de réactions officielles et venant des usagers, l’année 2018 sera-t-elle celle de la fin des réseaux sociaux tels que nous les connaissions ?


 

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Crédit :
Ina. Illustration  Martin Vidberg

 

(1)

Jérôme BATOUT, « Le monde selon Facebook », Le débat, n°163, 2011.

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