Inde : qui veut gagner des millions de téléspectateurs ?

Inde : qui veut gagner des millions de téléspectateurs ?

En Inde, l’industrie de la télévision compte sur le numérique pour achever de conquérir un territoire qu’elle n’avait pu que partiellement occuper en 40 ans de technologie analogique.
Temps de lecture : 6 min

Les Mumbaikars(1) sont nombreux à se souvenir de l’année où la première antenne de télévision a été érigée à Bombay, en bordure de mer. C’était en 1972, 13 ans après le premier essai de transmission d’un programme de télévision par voie hertzienne à Delhi en 1959. Durant ces treize années, la télévision, victime de la méfiance du pouvoir à son égard, en était restée à un stade d’abord expérimental, puis confidentiel. Dans un premier temps limitée à deux heures de programmation par semaine, uniquement des émissions aux vertus éducatives destinées aux écoliers et aux fermiers de la région de Delhi, la diffusion devint quotidienne en 1965 mais restait toujours réservée aux seuls habitants de la capitale et de sa région limitrophe. Alors que le 20 juillet 1969, le monde occidental s’agglutinait devant le petit écran pour suivre les premiers pas de Neil Armstrong sur la lune, les Indiens en furent réduits aux gros titres des journaux du lendemain, ou pour les plus chanceux, les mieux équipés ou les plus déterminés, aux commentaires en direct de Voice of America  à la radio.
 Alors que le 20 juillet 1969, le monde occidental s’agglutinait devant le petit écran pour suivre les premiers pas de Neil Armstrong sur la lune, les Indiens ont dû se contenter des journaux du lendemain, ou pour les plus chanceux aux commentaires en direct à la radio. 
En 1973, Amritsar, capitale spirituelle de la communauté Sikh ainsi que Srinagar, capitale du Cachemire, étaient à leur tour dotées d’antennes de télévision. En 1975, les habitants de Calcutta, Madras et Lucknow rejoignaient le club restreint de la population desservie par les stations de télévision. En 1976, ils étaient désormais 45 millions à pouvoir recevoir les programmes de Doordarchan, la seule et unique chaîne publique du pays… sous réserve d’avoir accès à un poste de télévision, un équipement très rare à l’époque puisque seuls 675 000 exemplaires avaient été vendus depuis les débuts de la télévision en Inde. Il faut dire que les programmes n’encourageaient pas les acheteurs à se précipiter : de rares films et séries – les enfants de Bombay des années 1970 se souviennent avoir regardé religieusement le dessin animé Spiderman en noir et blanc(2), mais surtout des programmes éducatifs et folkloriques qui ne passionnaient pas sur les petits écrans noir et blanc de téléviseurs tous  made in India.

Trois éléments changeront la donne et marqueront le début de la véritable histoire d’amour des Indiens avec leur télévision. Le premier, c’est la décision du gouvernement d’autoriser l’importation de 50 000 postes de télévisions couleurs en 1982, à l’occasion des Jeux Asiatiques qui se déroulaient à Delhi. Les téléspectateurs les plus nantis s’équiperont en s’acquittant de lourdes taxes, tandis qu’apparaissent au marché noir les premiers magnétoscopes à cassettes. Ceux-ci s’accompagnent de l’apparition des films piratés, et l’équipement d’un foyer provoque généralement l’effervescence du voisinage alors que tous se rassemblent dans le salon – voire derrière les fenêtres – pour pouvoir profiter du dernier film Bollywood en couleurs.  



Le deuxième élément est le démarrage des séries, et tout particulièrement les séries mythologiques Ramayan et Mahabharat. L’engouement est tel chez les téléspectateurs que l’heure de diffusion de Mahabharat le dimanche matin est bientôt connue comme « l’heure des voleurs » alors que l’attention de tous les membres du foyer est concentrée sur le petit écran. La nouvelle passion des Indiens pour les séries télévisées ne se démentira pas et elles continueront de drainer les téléspectateurs et d’encourager les acheteurs à s’équiper.

Le troisième élément qui permettra enfin à la télévision de véritablement décoller en Inde est la privatisation partielle et l’ouverture à l’international rendue possible en 1991 par un ambitieux programme de réformes économiques et sociales. Depuis 1955, l’investissement étranger dans les médias était interdit en Inde et la gestion du parc de diffusion de la télévision était confiée aux seuls acteurs publics. Peu de temps après l’ouverture de l’économie, Sashi Kumar, un ancien de Doordarshan, lance Asianet, une chaîne d’actualité en langue malayalam et la première chaîne de télévision privée de toute le pays. Les chaînes étrangères telles que CNN ou Star TV ne tardent pas à suivre et en 1996, 50 chaînes sont désormais diffusées dans toute l’Inde contre deux seulement en 1991. 
 

Aujourd’hui, 823 chaînes coexistent sur le territoire indien – dont 184 chaînes payantes – et la moitié des foyers possède désormais au moins un poste de télévision.
 La moitié des foyers possède désormais au moins un poste de télévision. Le chiffre paraît modeste, il cache un marché gigantesque ! 
Ce taux d’équipement peut paraître modeste mais il cache en réalité un marché à la fois gigantesque et aux perspectives de croissance forte. D’après les chiffres du recensement 2011, 134 millions de foyers indiens possèdent un téléviseur. 103 millions ont accès à la télé par câble ou par satellite et 20 millions sont abonnés à la réception directe par satellite. Ces chiffres, qui laissent miroiter de très nombreux foyers encore à équiper, recouvrent de fortes disparités entre zones rurales et zones urbaines. Dans ces dernières, le taux d’équipement atteint 85 % et plus de 70 % des foyers reçoivent la télévision par câble ou par satellite. Plus d’un voyageur se posant pour la première fois sur la piste d’atterrissage de Bombay, celle qui traverse le bidonville dépeint dans Slum Dog Millionnaire, s’étonnera de voir les toits des habitations de fortune hérissés de paraboles chaque jour plus nombreuses. S’aventurant dans les ruelles de Dharavi(3), il apercevra les téléviseurs trônant à l’intérieur de pièces uniques par ailleurs démunies de tout autre meuble qu’un lit étroit servant de banquette.  
 
 Les professionnels du secteur prévoient pour les 5 prochaines années une croissance annuelle de 8 à 10 % du marché des téléviseurs, 15 % pour la télévision par câble/satellite et 30 % pour la réception directe par satellite. Ce dernier marché attise particulièrement les convoitises et les acteurs se multiplient rapidement. Tata Sky, le premier opérateur lancé en 2006 doit désormais compter avec 6 autres concurrents, tous indiens. Ce développement de la réception directe par satellite ne constitue pas qu’une opportunité économique. Il entraîne également de profondes métamorphoses sociales. Dans un pays marqué par le système des castes, les inégalités persistantes entre zones rurales et urbaines, les difficultés d’accès et même de contrôle du territoire(4), la réception directe par satellite constitue un niveleur social : qu’il habite la mégalopole high-tech de Bangalore ou une région reculée de l’Himachal Pradesh, le téléspectateur se situe à même distance du signal satellite. Même les soldats stationnés aux postes-frontières enneigés et isolés qui séparent l’Inde de la Chine et du Pakistan peuvent en bénéficier. C’est une toute nouvelle frontière, celle de zones n’ayant jamais été reliées au câble et qui devaient se contenter depuis près de 50 ans de la chaîne de télévision publique Doordarshan que les opérateurs tentent de conquérir. Reflet de l’arrivée de cette nouvelle offre diversifiée, les ventes d’Home Cinéma explosent chez les foyers aisés des régions rurales du Punjab ou du Rajasthan...
 
Le ministère de l’Information et de la Diffusion s’est lancé un grand défi : celui de passer à la télévision numérique sur l’ensemble du territoire indien au 31 mars 2015. La transition depuis l’analogique doit se dérouler en 4 phases. La première phase concernait New Delhi, Bombay, Calcutta et Chennai et devait théoriquement s’achever au 31 octobre 2012. Dans les faits, la numérisation s’est heurtée à de nombreux écueils, et notamment celui de pouvoir se procurer des décodeurs à un rythme suffisant. Les villes de Calcutta et de Chennai, confrontées au tollé de téléspectateurs furieux, ont ainsi dû redémarrer à plusieurs reprises les émetteurs de signaux analogiques. En dépit des affirmations du gouvernement,
 Seule Bombay aurait véritablement atteint 100 % de numérique. 
seule Bombay aurait véritablement atteint 100 % de numérique – même s’il persisterait quelques poches d’émetteurs de signaux analogiques pirates. Le gouvernement a également affirmé avoir achevé avec succès la deuxième phase, celle du passage au tout-numérique de 38 villes de plus de un million d’habitants et il se déclare confiant quant au maintien des délais pour les 3ème et 4ème phases. Les acteurs du secteur sont plus sceptiques ou du moins conscients des difficultés même s’ils appellent cette numérisation de tous leurs vœux.

Le système actuel, agrégeant Opérateurs multisystèmes (MSO) et Opérateurs locaux de câble (LCO), pose en effet de gros problèmes de transparence et l’argent semble disparaître du système, créant un manque à gagner à la fois pour les MSO et le gouvernement – qui ne perçoit pas les taxes. Les opérateurs locaux sont soupçonnés de ne déclarer qu’une fraction de leurs abonnés à leurs fournisseurs d’accès et nombre d’entre eux n’ont même pas d’existence légale, un système de sous-traitants prenant en charge les « derniers mètres » jusqu’au téléspectateur. Le gouvernement voit donc d’un très bon œil le développement de la réception directe par satellite puisqu’elle offre non seulement plus de transparence, pour le prélèvement des taxes notamment, mais aussi parce qu’elle lui permet de mieux tenir ses objectifs de numérisation du réseau. Le gouvernement estime d’ailleurs qu’en 2015, la réception directe par satellite devrait représenter 30 % du réseau numérisé et il a assoupli les règles d’investissements directs étrangers dans le secteur des opérateurs de télévision. Autrefois limité à 49 %, ils sont désormais possibles à hauteur de 74 %. Une opportunité dont devraient profiter les acteurs étrangers alors qu’on estime que l’Inde pourrait devenir le deuxième marché le plus lucratif de la région Asie-Pacifique en termes de télévision payante d’ici à 2019.

--
Crédits photo :
Karhik Pasupathy / Flickr
Jason Diceman / Flickr
Abrinsky / Flickr
clara & james / Flickr

(1)

Nom donné aux habitants de Bombay. 

(2)

Ce qui pourrait d’ailleurs expliquer le tapage médiatique inhabituel pour un blockbuster hollywoodien qui a entouré la sortie en salle le 1er mai 2014 du dernier Spiderman. 

(3)

Les visites guidées existent. 

(4)

De vastes portions du territoire indien échappent dans les faits au contrôle du gouvernement central et sont aux mains de guérilleros maoïstes, un fait souvent ignoré en Europe. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris