Israël : l’audiovisuel public renaîtra-t-il de ses cendres ?

Israël : l’audiovisuel public renaîtra-t-il de ses cendres ?

L’audiovisuel public israélien va-t-il disparaître ? Après avoir occupé une place centrale à la fin des années 1960, son avenir est aujourd’hui grandement menacé.

Temps de lecture : 10 min

2016 sera-t-elle l'année de la fin du service public de radiodiffusion et de télévision en Israël ? Cette question est loin d'être rhétorique. Après des années de luttes syndicales, de grèves dures et de combats pour sa survie économique, le service public est entré en phase de liquidation. Une nouvelle structure devrait naître en avril 2016 des cendres de l'actuel Office, après licenciement de ses 1.500 employés.

Les Israéliens de l'époque pionnière d'Israël, de la renaissance de l'État, en 1948, jusqu'à la Guerre des Six Jours en 1967, ont vécu au rythme de Kol Israel (La Voix d'Israël), la seule radio émettant sur le territoire national. À la maison, dans les transports publics, toutes les activités, toutes les conversations s'arrêtaient lorsque retentissaient les six «tops» annonçant le bulletin d'information. «Ici Kol Israel, émettant de Jérusalem. Il est … et voici les informations présentées par … », disait le speaker ou la speakerine. Voix calme et posée en toutes circonstances, diction parfaite, prononciation à égale distance d'un Orient trop guttural pour des oreilles Ashkénazes et d'un accent trop Europe centrale pour le goût des Sépharades, le style neutre et dépouillé des dépêches correspondait à l'image qu'avaient d'eux-mêmes les citoyens du nouvel État. Le soir, en ville, il était possible de suivre les émissions en marchant dans la rue car la nation entière écoutait la radio les fenêtres ouvertes…

Une naissance compliquée

C'est le 30 mars 1936 que débute l'histoire du service public de radiodiffusion, avec l'inauguration du Palestine Broadcasting Service (PBS) par l'autorité mandataire britannique. Petit clone de la BBC qui assure la formation des employés locaux, le service émet en trois langues : arabe, hébreu et anglais, dans cet ordre décroissant en terme d'heures de diffusion, pour servir une population estimée à 860 000 Arabes et 250 000 Juifs dans les limites de la Palestine mandataire de l'époque (déjà amputée en 1921 de la Transjordanie, donnée par la Couronne britannique à l'émir Abdallah). L'émetteur unique se trouve à Ramallah (actuelle Cisjordanie), les studios à Jérusalem. À partir de 1939, les programmes sont diffusés depuis un magnifique bâtiment de l'époque ottomane, rue Mélisande (actuelle rue Heleni HaMalka).

Quelques semaines après le début des émissions, la tension croissante sur le terrain entre Arabes, Juifs et occupants britanniques se reflète dans les âpres discussions autour du nom à donner à la station dans chacune des langues. Les dirigeants Arabes s'insurgent contre l'appellation «Kol Eretz Israel »  (La Voix de la Terre d'Israël") des émissions en hébreu et finissent par accepter celle de «Kol Yeroushalaym» (La Voix de Jérusalem).

Sur le modèle de la BBC, le PBS fonctionne dès lors en tant que radio d'État du mandat britannique sur la Palestine, une radio sans concurrence, à but non lucratif, financée par les autorités et des ressources additionnelles provenant de la redevance annuelle sur la possession des postes de radio.

Comme l'écrit Andrea Stanton dans son livre This is Jerusalem Calling: State Radio in Mandate Palestine, (1), « Les années 1930 furent l'âge d'or des radios de service public à travers toute l'Europe et les puissances coloniales, du Maroc aux Émirats du Golfe, lorsque les États européens qui gouvernaient ces régions réclamèrent des fréquences au nom de leurs colonies et territoires mandataires. La radio était le premier mass-média du début et du milieu du XXe siècle, et populations et gouvernements croyaient en son pouvoir. Des radios d'État, tel que le PBS, engendraient un mélange d'anxiété et d'excitation chez les officiels comme chez les citoyens qui s'enthousiasmaient des possibilités et s'alarmaient de l'influence de la radiodiffusion ».

Le 14 mai 1948, l'indépendance d'Israël est proclamée, les autorités du nouvel État prennent la relève de Kol Yeroushalaym qui devient Kol Israel. Radio d'État, elle fonctionne sous l'autorité du ministère de l'Intérieur, puis de l'Office des Postes et Télégraphe, puis du Bureau du Premier ministre.

En 1965, le parlement israélien, la Knesset, adopte une loi créant l'Office de Radiodiffusion (Israel Broadcasting Authority, IBA), sur le modèle de la BBC. Officiellement indépendant du pouvoir, l'Office est tout de même chapeauté par le ministère de la Culture et de l'Éducation. Le directoire de l'IBA comprend sept personnes, nommées pour trois ans par divers ministères et par la présidence de l'État. Le directoire s'adjoint des commissions ad-hoc.

Il faut attendre 1968 pour que le gouvernement israélien finisse par accepter la création d'une chaîne de télévision pour le grand public.

Une chaîne de télévision éducative existait depuis 1966, sous forme de projet conjoint du ministère de l'Éducation et du fonds Rothschild. Elle diffusait des cours de sciences naturelles, de mathématiques et d'anglais. Au départ, 60 postes de télévision furent installés dans 32 écoles de Tel Aviv et des environs pour que les enseignants évaluent l'intérêt de la chose…

Sans jamais le dire ouvertement, les dirigeants politiques, suivant en cela David Ben Gourion, tenaient en piètre estime le divertissement télévisé et craignaient que le petit écran stimule chez les jeunes un esprit matérialiste et le désir d'une consommation effrénée…  En 1951, Ben Gourion avait nommé une commission d'enquête qui avait recommandé la création d'une chaîne de télévision. Il en enterra les conclusions.

Les années 1950 furent celles de l'austérité économique, soutenue par une morale quasi spartiate pour laquelle même la possession d'un réfrigérateur était considérée comme un luxe qu'il fallait lourdement imposer. La télévision, pensait-on à l'époque, allait immanquablement provoquer un déficit en devises pour l'acquisition de dizaines, voire de centaines de milliers de téléviseurs ainsi qu'une incitation à une consommation débridée…

Indifférents à ces considérations, à partir des années 1960, les Arabes israéliens regardaient les émissions des pays arabes limitrophes. Pendant les mois et les semaines qui ont précédé la guerre des Six Jours, en juin 1967, les chaînes arabes diffusaient les discours enflammés du président égyptien Gamal Abdel Nasser et du dirigeant de l'OLP Ahmed Choukeiri qui promettaient de jeter les Juifs à la mer.

Le seul moyen de contrer cette propagande anti-israélienne aurait été d'avoir une chaîne de télévision israélienne émettant en arabe… 

 À la veille de la guerre des Six Jours, les dirigeants israéliens firent le constat amer qu'ils n'avaient aucun moyen de contrer la propagande télévisée arabe 

L'idée fit rapidement son chemin, d'autant qu'un éminent sociologue des médias, le Professeur Elihu Katz, avait par le plus grand des hasards envoyé un mémorandum au ministre chargé de la communication du gouvernement. Katz lui expliquait que le cabinet du Premier ministre Levi Eshkol souffrait d'un énorme déficit de popularité auprès des populations en Israël et de visibilité dans les pays environnants parce que le gouvernement ne disposait pas du média de masse essentiel de l'époque : la télévision. Sur les 30.000 récepteurs situés en Israël, la quasi-totalité se trouvaient dans les localités arabes et étaient branchés sur les chaînes hostiles à Israël.

À la veille du déclenchement de la guerre des Six Jours, les dirigeants israéliens qui croyaient avoir pensé à tout, firent le constat amer qu'ils n'avaient aucun moyen de contrer la propagande télévisée arabe. Utiliser la Télévision Scolaire était impensable. Tous les arguments moraux, éthiques, politiques et économiques anti-télévision furent balayés et Elihu Katz fut propulsé à la tête d'une équipe qui devait monter en quelques semaines une chaîne de télévision israélienne diffusant en arabe et en hébreu… La guerre prit tout le monde de court.

Télévision : du succès foudroyant au désamour

La première émission de la Télévision Générale (dénommée ainsi pour la différencier de la Télévision Scolaire) fut diffusée le 2 mai 1968 pour retransmettre en direct le défilé militaire du jour de l'Indépendance. Quelques mois plus tard, la chaîne émettait quotidiennement en arabe en première partie de soirée, puis en hébreu.

Le succès fut immédiat. Les programmes en arabe étaient suivis bien au-delà des frontières de l'État, car ils traitaient de questions médicales, de l'éducation des enfants et du bien-être familial, des sujets peu couverts par les chaînes arabes à l'époque. L'émission hebdomadaire pour enfants "Sami OuaSoussou" (Sami et Soussou), mettant en scène un comédien et une marionnette, connut un tel succès qu'il fallut la sous-titrer en hébreu car tous les jeunes enfants, Arabes et Juifs, la regardaient.

 Il était impoli de téléphoner à quelqu'un lors de la diffusion du journal en hébreu 

Les journaux télévisés rencontrèrent des audiences qui font rêver aujourd'hui. Le journal en arabe était suivi dans les pays voisins par des téléspectateurs qui voulaient savoir ce qui se passait chez eux, au-delà de l'information officielle et institutionnelle que leur proposaient leurs chaînes nationales. En Israël, il était déconseillé – car impoli – de téléphoner à quelqu'un lors de la diffusion du journal en hébreu…

Les problèmes budgétaires firent rapidement surface. Pour un pays qui ne comptait à l'époque que 2,5 millions d'habitants et dont l'économie sortait à peine d'une très longue période d'austérité, la production de programmes originaux fut d'emblée un sujet épineux. Le budget pour une émission d'une demi-heure pouvait monter jusqu'à l'équivalent actuel de 90 000 € alors que l'achat d'un programme étranger – américain, donc – coutait cinquante fois moins…

Mais le but fixé à la télévision n'était pas de faire du remplissage d'antenne. Le rôle social dévolu au média était de promouvoir une renaissance culturelle, d'aider à l'intégration des immigrants et de construire la nation, tout en ouvrant une fenêtre sur le monde extérieur car Israël était entouré de voisins hostiles.

Elihu Katz, sociologue, spécialiste des mass médias, aux manettes de la télévision nationale, cherchait une sorte de quadrature du cercle : comment fournir des programmes d'information d'une fiabilité indiscutable, promouvoir une culture israélienne de qualité, avec le budget d'une petite télévision locale, tout en préservant les téléspectateurs d'une pâle copie des télés américaines et d'une spectacularisation de la vie politique…

Les responsables du service public de radio et de télévision étaient à l'image de la société israélienne, une société majoritairement de gauche. Il en était de même pour les rédactions, à de rares exceptions près. Mais alors que la scène politique vire brutalement à droite avec l'arrivée au pouvoir de Menahem Begin en 1977, la radio et la télévision restent à gauche. Ce sera le début d'une longue lutte qui poussera le pouvoir à tenter, peu à peu, de démanteler le service public.
 

 L'année 1987 fut marquée par de très longues grèves du service public. L'amour du public pour sa radio et sa télévision s'était plus qu'érodé. Preuve en fut l'indifférence des Israéliens lorsque les journalistes du service public se mirent en grève pendant deux mois pour réclamer l'alignement de leurs salaires sur ceux de leurs confrères de la presse écrite. Le gouvernement, sous la direction du premier ministre de droite Yitzhak Shamir, approuva un décret ordonnant la fermeture de la radio et de la télévision pour une période de trois mois avec, à la clef, des licenciements massifs. La mesure ne fut pas appliquée mais devant l'apathie des citoyens, les dirigeants politiques comprirent qu'elle restait du domaine du possible.

 Ce fut la fin des idéaux des fondateurs de la télévision de service public 

1994, fut l'année du tournant historique pour le service public de radio et de télévision en Israël qui vit la fin du monopole. La création en toute fin d'année 1993 d'Aroutz 2 (Canal 2), chaîne commerciale, la légalisation et l'arrivée massive des câblo-opérateurs, offrirent soudain plus de quarante chaînes à un public abasourdi par la diversité des programmes et la multiplicité des langues. Ce fut la fin des idéaux des fondateurs de la télévision de service public.

Un secteur privé dominant

Les chaînes privées de radio et de télévision fonctionnent sous le contrôle d'un second Office, régi par une loi votée en 1990. Cette Seconde Autorité pour la télévision et la radio , composée d'un conseil de quinze membres, est censée agir « au nom de l'intérêt du public ». Les quinze membres de la commission sont nommés pour quatre ans par le gouvernement, sur proposition du ministre chargé de la communication. Le président de la commission est directement nommé en conseil des ministres… Depuis lors, les deux Autorités sont en perpétuelle concurrence et de l'avis des observateurs – et des téléspectateurs – la créativité n'est plus du côté des chaînes publiques.
 

La floraison des écoles de cinéma a fait éclore toute une génération de jeunes réalisateurs qui trouvent à s'exprimer dans des séries télévisées diffusées par les chaînes commerciales. Les contraintes budgétaires – l'extrême étroitesse du marché – forcent les scénaristes à un surcroit d'inventivité. Le coût de production d'une série telle que  Be Tipoul  (2005), écrite par Hagai Levi, Nir Bergman et Ori Sivan, ne dépassait pas celui du pilote d'une série américaine moyenne. (Be Tipoul a été achetée par HBO aux États-Unis, qui l'a adaptée sous le titre In Treatment. TV5 a diffusé la version canadienne sous le titre Sous Traitement).

 

 Le service public n'arrive pas à faire le poids  

Clairement, le service public n'arrive pas à faire le poids face au dynamisme des nouveaux venus, à la concurrence acharnée qu'ils se livrent pour attirer un public limité : en 2015, la population israélienne se monte à 8,1 millions d'habitants (75 % de juifs, 17,5 % de musulmans, 2 % de chrétiens, 1,6 % de Druzes et 3,9 % « autres »…). Il y a donc un budget plafond qu'il est impossible de dépasser sous peine de banqueroute et plusieurs chaînes ont ainsi sombré depuis.

Plus généralement, les habitudes de consommation des mass-médias ont profondément changé. Radio et télévision n'arrivent pas à renouveler leur public. L'étude Net-Med menée pour l'UNESCO, en 2015, montre la désaffection des jeunes vis-à-vis des médias de leurs parents. Pour 61 % des jeunes Israéliens, c'est l'Internet qui constitue la source principale d'information. Vient ensuite Aroutz 2, la chaîne commerciale, pour 18 %. Les radios arrivent en quatrième position avec 3 %, derrière les réseaux sociaux qui obtiennent 7 % des suffrages et finalement, la presse papier avec 2 %...

Les scores obtenus par le service public sont minuscules : seuls 2 % des jeunes suivent les informations sur la télévision publique, et 2 % sur la radio publique…

Probablement encouragés par cette fonte inexorable de l'audience du service public de l'audiovisuel, les autorités ont ressorti la menace de fermeture de l'IBA.

Depuis 2007, plusieurs plans de départ on été proposés aux employés – journalistes et techniciens – des chaînes publiques. Retraites anticipées à taux plein et primes diverses ont rapidement asséché les caisses.

Les protestations de l'opposition de gauche n'y ont rien fait, d'autant que les critiques les plus assassines contre l'IBA provenaient d'instituts de recherche renommés, tel que le Israel Democracy Institute, un organisme de réflexion indépendant politiquement mais aux idées plutôt progressistes. Tehilla Schwartz Altshuler, une chercheuse de l'IDI qui a pris part à l'élaboration de la nouvelle loi sur le service public de l'audiovisuel, a estimé qu'au cours de dernières années, en dépit de ses idéaux élevés, l'IBA avait payé des salaires somptuaires et toléré une politisation excessive de son fonctionnement. «L'État a déversé chaque année l'équivalent de 220 millions d'euros pour l'IBA. La production d'information de haute qualité devrait couter environ 70 millions d'euros. Où est passé la différence ? Cet argent aurait dû servir à produire des documentaires de type BBC. En fait, il n'est pas là. Il est passé dans la corruption, dans les salaires exagérés, dans les syndicats des employés »…

Le 29 Juillet 2014, la Knesset, le parlement israélien, a adopté la loi sur la radiodiffusion publique, entérinant la fermeture de l'Autorité. Après le licenciement de tous les employés, une nouvelle structure doit voir le jour, reprenant seulement la moitié des 1500 salariés. Après plusieurs reports, la date de la liquidation de l'Office a été fixée au 31 mars 2016, la nouvelle structure devant voir le jour le lendemain, 1er  avril 2016. Pour l'opposition, le but du gouvernement est de disposer à partir de cette date d'un organisme qui fera sa propagande et assurera sa survie politique.

L'actuel service public comprend 9 stations de radio, dont une en arabe et une en persan, et deux chaînes de télévision dont une en arabe. Le futur organisme devrait chapeauter la chaîne en hébreu, la chaîne en arabe et la télévision scolaire, ainsi qu'une station de radio.


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Crédits photos : 1 Minute of Israeli TV. Roger Braunstein/Flickr

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