Grèce : des élections capitales pour l'audiovisuel public

Grèce : des élections capitales pour l'audiovisuel public

Dimanche, la Grèce vote. L’issue du scrutin est cruciale pour l’avenir du pays, mais aussi pour NERIT et ERT Open qui représentent deux aspects opposés de l’audiovisuel public grec.  
Temps de lecture : 9 min

La Grèce se prépare à de nouvelles élections. Le sort de l’audiovisuel public est au cœur de l’affrontement politique qui divise le pays.
 Un an et demi après la fermeture fracassante de la radio-télévision nationale grecque (ERT), la situation du secteur audiovisuel public reste confuse. Le gouvernement a lancé le nouveau groupe Nerit alors que les employés licenciés continuent leur combat pour la réouverture de des chaînes supprimées en produisant jour après jour des émissions qu'ils diffusent sur internet.
 
Les élections législatives anticipées du 25 janvier prochain sont cruciales pour l'avenir de la Grèce, et aussi pour celui de ses médias publics. Le parti de la gauche radicale Syriza promet de réparer les injustices des politiques d'austérité, dont le licenciement des employés d'ERT. En cas de victoire, la politique que suivra Syriza reste toutefois bien imprévisible.

Un démantèlement vivement critiqué

11 juin 2013, 23h11, black-out sur les chaînes du groupe audiovisuel public grec ERT, fondé en 1966. Peu avant, le porte-parole du gouvernement a annoncé, dans une allocution filmée, la fin des retransmissions de l'entreprise publique de radio-télévision et sa fermeture pure et simple.
 
Les 2 656 salariés des trois chaînes télé et des nombreuses radios nationales et locales sont licenciés sur le champ. Le coup de force provoque un large mouvement de soutien en Grèce. Des milliers de citoyens se rendent spontanément devant les locaux du Palais de la Radio et les syndicats décrètent une journée de grève générale. Au niveau international, les réseaux sociaux s'enflamment et des journalistes viennent du monde entier pour couvrir cet événement inédit dans une démocratie.
 
 Couper l'antenne et mettre un écran noir, c'est une agression contre le débat démocratique 
Sous le choc, de nombreux employés décident alors d'occuper les bâtiments et de continuer à réaliser leurs programmes sous le nom d'ERT Open. La diffusion continue en streaming sur de nombreux sites internet, sur des radios et chaînes de télévision solidaires et par satellite, grâce au soutien de l'UER (Union européenne de radio-télévision) dont le président, Jean-Paul Philippot, réagit vivement : « Couper l'antenne et mettre un écran noir, c'est la pire des censures, c'est une agression contre le débat démocratique qui n'est pas acceptable ».
 
Cette décision prive aussi d'accès à l'information de nombreux citoyens grecs vivant dans des villages reculés ou sur les îles. Elle affecte particulièrement le monde de la culture car ERT hébergeait deux orchestres, soutenait la production de fictions et de documentaires, et sponsorisait des spectacles et des expositions.
 
La réaction des autorités au mouvement de contestation est ferme. La police intervient rapidement pour prendre le contrôle des centres de transmission sur les hauteurs de Thessalonique et d'Athènes. La télévision 902 TV, appartenant alors au Parti communiste de Grèce (KKE), voit son signal coupé dès qu'elle tente de retransmettre les programmes d'ERT. Le gouvernement exerce aussi des pressions au niveau européen pour que les retransmissions satellitaires cessent.
 
Un bras de fer politique et judiciaire s’engage alors. La coalition pro-austérité, en place depuis juin 2012, formée principalement par les conservateurs de Nouvelle Démocratie (ND) et les sociaux-démocrates du PASOK, menace d'imploser. La décision prise sans concertation par le premier ministre Antonis Samaras (ND) et quelques ministres issus de son parti, suivant une procédure d'urgence, passe mal auprès des socialistes. Ces derniers décident toutefois de rester au gouvernement, alors que le petit parti de la gauche démocratique Dimar annonce son départ. La majorité parlementaire vacille mais ne rompt pas.
 
Durant l'été, le mouvement populaire demandant la réouverture d'ERT se prolonge, alors que les recours intentés devant le conseil d'État n’aboutissent pas. Le 7 novembre, les forces de l'ordre font irruption au petit matin dans l'immense et austère palais de la radio situé au Nord d'Athènes pour expulser manu militari les protestataires.

Un audiovisuel public affaibli

ERT Open déménage alors dans un immeuble quelconque faisant face à l'ancien bâtiment principal d'ERT. « Cela fait mal de regarder par la fenêtre », confie l'ancien présentateur radio Andreas Papastamatiou. Le 11 juin 2013, il pense d'abord à une « farce » mais il se souvient des signes avant-coureurs de la crise : « La gestion n'était pas très bonne, mais c'est l'État qui a entretenu cette situation. Durant les dernières années, les conditions de travail se sont détériorées, causant de multiples grèves ».
 
Depuis 2011, comme de nombreux agents des autres organismes étatiques, les employés d'ERT ont dû accepter des baisses de salaire. « J'ai travaillé avec des contrats précaires pendant seize ans pour des salaires inférieurs à ce que j'aurais pu gagner dans le privé », répond Andreas Papastamateou à ceux qui accusent les employés d'ERT d'avoir été des privilégiés. Il pointe par contre du doigt les postes de « consultants », des emplois fictifs aux salaires mirobolants pour les proches du pouvoir. Comme ailleurs dans le service public, les recrutements étaient souvent liés à un système de clientélisme politique bien huilé, que ce soit en faveur du Pasok ou de Nouvelle Démocratie. De nombreux anciens salariés reconnaissent ces pratiques et dénoncent les manquements concernant la gestion du groupe.
 
Odin Linardatou est engagée en 1988 comme journaliste au service international. Tout en dénonçant le caractère anti-démocratique de la décision du gouvernement, elle met en cause le rôle de Pospert, la fédération syndicale des employés non-journalistes : « Le syndicat a joué un rôle négatif car les grèves avaient des motivations politiques. Il est rentré dans un conflit d'une intensité anormale avec le gouvernement, qui a mal réagi. » Elle cite notamment la grève du 19 février 2013 lors de la visite officielle du président François Hollande en Grèce.
 
Les audiences cumulées des trois chaînes du groupe public stagnaient autour de 13 %, bien derrière celles des concurrentes du secteur privé, Mega, ANT1 et Alpha. Mais, contrairement à ces dernières, ERT proposait une programmation variée et le journal de la deuxième chaîne restait une référence.
 
ERT était aussi décrié pour un certain manque de qualité dans sa programmation et une indépendance relative face aux dirigeants en place. Les interventions politiques dans le contenu éditorial n'étaient pas rares. En octobre 2012, deux présentateurs ont été suspendus après avoir critiqué un ministre. Le black-out a aussi permis de faire taire certaines voix discordantes.

Austérité et népotisme

Pour légitimer sa décision, le premier ministre Antonis Samaras accuse alors ERT d'être un « foyer de privilèges, d'opacité et de gaspillage ». Le député de Patras, Thanasis Davlouros (ND), reprend aussi les critiques adressées à ERT pour justifier la politique de la table-rase : « Nous n'avions pas de télévision indépendante. Nous ne pouvions pas continuer dans cette voie, le média était financé par tous les citoyens mais servait les intérêts d'un parti ». Il vise surtout le Pasok. Les anciens salariés pointent l'ironie d'une telle dénonciation, bien tardive, par un parti accusé d'entretenir la corruption et le clientélisme endémique du pays.
 
La fermeture devait permettre au gouvernement Samaras de réaliser un coup politique et économique. Même si le groupe affichait un budget excédentaire pour 2011 et 2012 et était financé par une redevance obligatoire prélevée directement sur les factures d'électricité, la purge a permis de réaliser une partie des objectifs de suppression de postes de fonctionnaires fixés par la troïka (UE, BCE, FMI), pour que celle-ci accorde le versement d'une nouvelle tranche d'aide financière. Nommé vice-ministre en charge de monter le nouveau groupe, l'ancien journaliste Pantelis Kapsis le reconnait par la suite : « Nous devions prouver à nos bailleurs de fonds, avant la fin du mois de juin, que nous avions licencié 2 000 fonctionnaires, et le choix c’était de tailler dans les effectifs du personnel enseignant ou hospitalier ou chez les salariés d’ERT »(1).
 
Les employés licenciés accusent aussi le gouvernement d'avoir, non pas voulu régler les problèmes de dépenses publiques, mais avant tout favoriser les chaînes privées et leurs intérêts, durant une période cruciale de transition du secteur audiovisuel vers le numérique. Le gouvernement avait choisi l'entreprise Digea en tant qu'opérateur unique du réseau numérique terrestre. Digea est un consortium regroupant les six principaux médias télévisuels privés dont les dirigeants sont des oligarques proches du pouvoir. La fermeture d'ERT en juin 2013 a coïncidé avec la procédure de consultation pour l'attribution des fréquences numériques durant laquelle les chaînes privées ont pu avoir la haute main sur les négociations.

Nerit, successeur officiel d'ERT

Après le démantèlement, la stratégie du pouvoir est floue. Tous les biens appartenant à ERT sont transférés au ministère des Finances. Une chaîne transitoire est lancée à la hâte durant l'été 2013 sous le nom de DT, avec une programmation minimaliste. Le nouveau groupe audiovisuel public du nom de Nerit voit finalement le jour en mai 2014, conformément à une loi du 26 juillet 2013.
 
« Nous essayons d'obtenir la meilleure qualité possible avec des coûts faibles et des procédures transparentes », explique par e-mail Panagiotis Tsolias, responsable des relations presse du nouveau groupe, « pendant les six premiers mois, Nerit a o fait fonctionner deux chaînes de télévision, quatre radios et un site internet ». Au niveau du personnel, le contraste est saisissant. D'après Panagiotis Tsolias, 300 employés, des journalistes, techniciens, artistes, et du personnel administratif, ont été recrutés pour l'instant. En raison des élections, les embauches ont été suspendues jusqu'à la formation d'un nouveau gouvernement.
 
 le gouvernement actuel ne veut pas améliorer l'audiovisuel public 
La production de nombreux programmes a été externalisée. Que ce soit au niveau de la diversité et de la qualité des contenus, de l'audimat et même de la liberté d'expression, le nouveau groupe est en net recul par rapport à son prédécesseur. « C'est bien pire qu'avant, lance Odin Linardatou, qui a travaillé pour Nerit avant de rejoindre un média privé, le gouvernement actuel ne veut pas améliorer l'audiovisuel public ».
 
Au mois de septembre dernier, deux dirigeants de la nouvelle chaîne ont démissionné, invoquant des interférences du pouvoir exécutif. Quelques jours plus tard, contrairement aux pratiques habituelles du service public, Nerit crée la polémique en refusant de retransmettre le discours du principal leader de l'opposition lors de la Foire internationale de Thessalonique.

ERT Open s'inscrit dans la durée

Andreas Papastamatiou ERT OpenDepuis l'intervention policière de novembre 2013, ERT Open poursuit ses activités grâce au soutien logistique du syndicat Pospert. À Athènes, un petit studio produit des émissions de radios diffusées sur le web et par certains émetteurs tenus par des sympathisants du mouvement. Dans la deuxième ville du pays, à Thessalonique, plusieurs dizaines d'anciens salariés œuvrent bénévolement dans les studios de la troisième chaîne nationale de télévision ET3. Ils produisent quotidiennement un journal télévisé alternatif.
 
La rédaction fonctionne en autogestion. Les décisions sont désormais prises collectivement : organisation du travail, choix des contenus et des formats ont été repensés. « Cela fait 17 mois que nous luttons, avant la fermeture j'étais responsable d'une émission sportive, témoigne le présentateur Stelios Nikitopoulos, et ils ont lâché une bombe atomique. Maintenant, nous mettons plus l'accent sur le social et nous combattons la propagande des grands médias. C'est une forme d'activisme car le gouvernement nous considère dans l'illégalité ».
 
Des personnes extérieures, des « solidaires » comme on les appelle ici, sont présents aux côtés d'ERT Open. Leur aide est nécessaire puisque la plupart des travailleurs licenciés d'ERT ne viennent plus. En Grèce, les indemnités pour le chômage sont de 360 euros mensuels pendant un an et puis plus rien : « C'est la résignation, avoue Christina Siganidou, journaliste à ET3, chacun est occupé à survivre. Mais il est plus sain de faire quelque chose d'utile sans être payé que de déprimer ». Une association baptisée « Les Amis d'ET3 » vient de se monter pour rassembler des dons.

Syriza l'espoir des anciens salariés

Panagiotis Kalfagiannis, le président de Pospert, a 37 ans de maison. Il est très remonté contre le gouvernement et les politiques d'austérité. « Nous ne reculerons pas avant d'avoir obtenu satisfaction », clame-t-il de sa voix éraillée. Avec ses anciens collègues, il rêve de retourner de l'autre côté de l'avenue et s'accroche à un dernier espoir : « Syriza a annoncé la réouverture et la réintégration de tous les employés en cas de victoire aux prochaines élections. C'est notre seule solution en ce moment ». 
 
« Syriza s'est montré solidaire dès le premier jour », affirme de son côté Dimitris Stubos, directeur du journal de gauche L'Aube et responsable des questions liées aux médias pour Syriza. Ce parti est né en 2004 d'une coalition de différents mouvements d'extrême-gauche. Après de bons résultats aux élections législatives de 2012 et européennes de 2014, Syriza est devenu le fer de lance de la lutte anti-austérité, emmené par le jeune et charismatique Alexis Tsipras. 
 
Le parti a décidé de boycotter le nouveau groupe : « Les représentants de Syriza ne vont jamais parler sur Nerit, même durant les périodes électorales. Ce choix a un coût politique et a créé des tensions en interne, mais c’est une question de crédibilité », assure Dimitris Stubos.
 
Alors que le pays ne sort toujours pas de la crise, que le chômage et la pauvreté atteignent des niveaux record, de nombreux citoyens grecs se tournent vers Syriza. Depuis plusieurs mois, la gauche radicale est en tête des sondages, créditée de 30 à 35 % des intentions de vote. Ces chiffres suscitent l'inquiétude des milieux économiques et de Bruxelles. Alexis Tsipras déclare vouloir renégocier avec l'Europe le remboursement de la dette, mener une politique de relance économique et de lutte contre les conséquences sociales de l'austérité.
 
Concernant l'audiovisuel public, Syriza n'a pas encore de propositions précises selon Dimitris Stubos : « Syriza veut étudier la meilleure façon de faire fonctionner le service public. Il faut effacer l'injustice mais le reste est à voir. Nous devons discuter de la participation des citoyens, de la redevance obligatoire ».

Un futur incertain

« Nous ne leur donnerons pas carte blanche », soutient le président de Pospert. Ces derniers mois, les anciens salariés d'ERT se sont réunis en assemblée générale pour élaborer des propositions concrètes et influer sur une éventuelle nouvelle transformation de l'audiovisuel public grec.
 
« Il règne actuellement à ERT Open un climat certain d'euphorie », souligne Sylvie Ballut, une journaliste franco-grecque qui a travaillé pendant trente ans à la radio, « la situation va enfin s'éclaircir en ce qui concerne l'audiovisuel public, c'est aussi l'occasion unique d'un changement de politique pour sortir de l'impasse de l'austérité ». Contrairement à d'autres membre d'ERT Open, elle ne se montre pourtant guère optimiste : « Syriza est vraiment tout seul, même le Parti communiste de Grèce (KKE) est contre lui, à tel point que la chaîne gouvernementale Nerit retransmet toutes les allocutions de son secrétaire général ». Or, il sera difficile au parti de la gauche radicale d'obtenir la majorité absolue au parlement. Dans le cas contraire, il devra passer des alliances avec d'autres partis, et faire des compromis.
 
Si la réouverture d'ERT est soutenue par une majorité parlementaire, de nombreuses interrogations restent en suspens : Quelle sera la marge de manœuvre de la Grèce face à ses créanciers pour effectuer et financer des réformes ? Quelles missions remplira le futur service public audiovisuel ? Avec quels moyens ? Comment garantir une indépendance réelle ? Un période de réorganisation chaotique est à prévoir.
 
« Il est aussi probable que le nouvel ERT devienne la chaîne de Syriza », note Sylvie Ballut. Syriza devra faire face à l'hostilité des chaînes privées et pourrait être tenté, comme les gouvernements précédents, de contrôler l'audiovisuel public pour asseoir son pouvoir.
 
En cas de victoire de Nouvelle Démocratie et de ses alliés, Nerit et le modèle d'un groupe de petite taille, au rôle social et culturel réduit, sortiront renforcés de l'épreuve. Quant à l'opérateur historique ERT, il appartiendra définitivement au passé.

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Crédits photos :
Nicolas Brodard
Photo 1. – 06/11/2014, Journal TV d’ET3, Stelios Nikitopoulos interviewe Panagiotis Kalfagiannis, président de PROSPERT.
Photo 2. – 04/11/2014, Andreas Papastamatiou lors de son émission de chronique politique, dans le studio principal de la chaîne radio ERT Open à Athènes.
(1)

Alexandre JOUX, Télévision publique : l'expérience grecque , La revue européenne des médias, 2013.

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