Concentration, innovation, pluralisme : les défis de la PQR

Concentration, innovation, pluralisme : les défis de la PQR

  La baisse du lectorat et des recettes publicitaires relance le débat sur la concentration dans la presse quotidienne régionale. Entretien avec Jean-Marie Charon, sociologue des médias (CNRS/EHESS).

Temps de lecture : 6 min

Considérée comme un handicap pour la démocratie, la concentration permet, pour Jacques Hardoin, directeur général du groupe La Voix du Nord, « de maintenir de la presse de proximité et de qualité ». Que pensez-vous de cette affirmation ?

Jean-Marie Charon : Lors des États généraux de la presse en 2009, un rapport produit par une élue UMP défendait cette thèse-là. Je lui avais objecté que l’un des quotidiens régionaux qui se portait le mieux était Le Télégramme. Jusqu’à l’année dernière, leur diffusion a progressé. Aujourd’hui, elle stagne.
 
Ceci dit, il faut prendre en compte les éléments de contexte. C’est un quotidien indépendant, fortement concurrencé - ce qui l’a probablement stimulé - présent sur un territoire avec une sociologie particulière, l’Ouest de la France. Le Télégramme a également su engager très tôt, il y a 25-30 ans, une stratégie de diversification.
 Il n’y a pas de réponse mécanique qui irait en faveur de la concentration. 
Le quotidien organise des événements, propose des publications complémentaires, des magazines, des livres… Les revenus ont directement profité à la rédaction en permettant de ne pas baisser les effectifs. Leur système de relations sociales qui fonctionne bien a été maintenu et ils ont accordé de l’importance à l’évolution des compétences. Il n’y a pas de réponse mécanique qui irait en faveur de la concentration. Mais il ne faut pas oublier que les mutations extrêmement lourdes impliquent des investissements importants. Les regroupements peuvent les faciliter.
 
Que le groupe EBRA (Est Bourgogne Rhône-Alpes, propriété du Crédit Mutuel diffusant 1,1 million d’exemplaires par jour avec 13 journaux) s’inspire de Hersant me préoccupe. Ce dernier a démontré le caractère factice d’une modernisation par la concentration. Il avait bien compris l’intérêt des effets de synergie sur le plan technique et publicitaire, mais en faisant complètement l’impasse sur l’éditorial. C’était frappant de voir que le groupe le plus implanté en presse quotidienne régionale (Le Progrès, Le Dauphiné libéré, Paris-Normandie…) ne maîtrisait aucune innovation éditoriale.
                      
Aujourd’hui, les grands groupes doivent porter une vision. Dans la période actuelle, ils pourraient investir dans des outils lourds, tels que des Labs qui étudient le développement éditorial sur le web ou l’imprimé. Ce devrait être leur point fort par rapport aux titres indépendants. Rossel semble avoir une plus grande sensibilité aux questions d’innovation, notamment sur les interrelations possibles entre les marchés belges et français. Mais ils sont encore loin d’avoir trouvé la solution.
 
La diversification est donc une solution viable ?
 
Jean-Marie Charon : Attention, les activités de diversification ne doivent pas devenir le cœur de métier. Il ne faut pas inverser les priorités. Mais c’est important de tirer un maximum de revenus du capital de marque lié au titre, en proposant des événements, des services. C’est incontournable. Les groupes nord-américains, tel que Gannett, ont étudié la diversification beaucoup plus tôt que les médias français. De la même manière, les groupes de presse technique et professionnelle tirent aujourd’hui une grande partie de revenus d’activité hors-média.
 
Les seuils de concentration devraient-ils être fixés au niveau local plutôt qu’au niveau national ?
 
Jean-Marie Charon : La première démarche, assez ancienne, consiste à se demander s’il est bon pour la démocratie que des supports d’information appartiennent aux mêmes propriétaires. La réponse est plutôt non. Avec Ouest France, nous avions étudié les conséquences des phénomènes de monopole et de concurrence. Les niveaux de consommation de presse sont meilleurs dans les zones couvertes par plusieurs titres. À Marseille, quand Hachette Filipacchi Médias reprend les titres de Gaston Defferre, Le Méridional et Le Provençal pour les fusionner, la diffusion baisse de 30 % d’un coup. La Provence, plus moderne, ne récupère que 70 % du lectorat. Avec le bureau d’études de Ouest France et Antoine de Tarlé, nous avons vérifié que toutes les fusions de titres locaux donnent les mêmes résultats. Actuellement, EBRA est en train de multiplier les fusions d’éditions entre des titres historiquement concurrents comme Le Républicain Lorrain et L’Est Républicain, Les Dernière Nouvelles d’Alsace et L’Alsace. Je crains qu’il y ait un recul significatif de la diffusion, amplifiée par l’existence de polarités historiques entre Nancy et Metz, Mulhouse et Strasbourg.
 
La diversité permet de maintenir des niveaux plus forts de pratique des médias, mais cela génère des coûts supplémentaires. Il y a un arbitrage à faire. La presse régionale serait aujourd’hui plus riche si elle n’avait pas investi dans la télévision locale. Elle y a perdu énormément d’argent. Je me souviens avoir discuté à l’époque avec le patron de La Montagne, Jean-Pierre Caillard.
 La presse régionale serait aujourd’hui plus riche si elle n’avait pas investi dans la télévision locale. 
Il attendait avec impatience l’autorisation pour les quotidiens régionaux de pouvoir exploiter des télévisions locales. Il était convaincu que sa télévision allait très bien fonctionner à Clermont-Ferrand. Pourtant, elle a coûté extrêmement cher. Les télévisions que Ouest France avait racheté aux anciens titres de Hersant ont toutes été cédées depuis. Je trouve que Le Télégramme investit dans la télévision à contretemps. Le titre pense s’en sortir en articulant la télévision et la vidéo sur le web. Les expériences étrangères démontrent pourtant que les approches sont tout de même différentes. Au regard de ces éléments, dans l’idéal, les seuils devraient être fixés au niveau local.
 
Pour Patrick Eveno, « Le pluralisme de l’information n’est plus assuré par les régionaux depuis bien longtemps, aujourd’hui, c’est une fonction assurée par d’autres médias. » Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?
 
Jean-Marie Charon : La question s’est posée en 1984 avec la loi « anti-Hersant ». Dans un contexte de faible diversité journalistique au niveau local, certains journalistes avaient connu des périodes difficiles avec Georges Frêche, ancien maire de Montpellier. En conférence de presse, il était compliqué d’avoir une attitude incisive à l’égard de ce poids lourd local. À Rouen, Jean Allard, l’adjoint de Jean Lecanuet, était également le patron du Paris-Normandie ! Aujourd’hui, grâce à la libéralisation des ondes radios et à la stratégie de développement local de Radio France, la situation a changé.
 
La diversité qu’évoque Patrick Eveno est bien réelle pour le public. Mais cela veut dire qu’un certain nombre de Français ne consulte plus la presse régionale. Aujourd’hui, le public jeune ne considère plus le quotidien régional comme son média. Il va spontanément allumer la radio ou consulter des sites web.
 Le public jeune ne considère plus le quotidien régional comme son média. Il va spontanément allumer la radio ou consulter des sites web. 
Les quotidiens régionaux devraient mettre en place des dispositifs qui restituent une forme de pluralisme, ou autrement dit de diversité. Ils doivent pouvoir respecter des attentes différentes venant de public d’âges, de sociologies et d’habitats différents. La presse ne peut pas rester consensuelle, car les sujets s’y prêtent de moins en moins.
 
La concentration rend l’entrée des nouveaux acteurs sur le marché difficile. N’est-ce pas la plus grande menace pour l’avenir de la presse quotidienne régionale ?
 
Jean-Marie Charon : Si on compare la presse régionale à d’autres secteurs de la presse, on ne voit aucune création sur l’imprimé. C’est différent sur le numérique. De nouveaux acteurs se font épauler par des nouveaux intervenants. À Marseille, Xavier Niel a investi dans Marsactu. Cela peut rebattre les cartes ! On voit également certains groupe créer de nouvelles entités. C’est le cas de Publi Hebdo qui a lancé 76actu, un pure-player normand.
 
À l’origine, Ouest France souhaitait maintenir une diversité des titres qu’il possède. À Angers, Le Courrier de l’Ouest reste dominant par rapport à l’édition locale de Ouest France, qui a su identifier ce qui mérite d’être mis en commun et a su respecter l’identité éditoriale de chaque titre.
J’ai l’impression que EBRA, à l’instar de Hersant, confond pluralisme et diversité. Le groupe prétend respecter le pluralisme en proposant une diversité des éditoriaux. Le lectorat d’un quotidien régional ne se positionne pas par rapport à l’article que l’on nomme éditorial, mais par rapport à l’identité du titre.
 
L’État devrait-il réguler le marché de la presse quotidienne régionale, notamment en créant un « CSA de la presse » ?
 
Jean-Marie Charon : Une plus grande vigilance sur les questions de concentration aurait été de mise. Mais il suffit d’un texte qui précise les conditions d’un pluralisme de la presse régionale et d’instaurer des mesures d’application. Plus qu’un « CSA de la presse », la presse régionale française souffre de l’absence d’un « office fédéral anti-cartels » comme cela existe en Allemagne.
 
Nous sommes dans une période de basses eaux quant à l’investissement politique sur ces questions d’organisation de la presse. Qu’elles n’aient pas été abordées lors des dernières échéances politiques me frappe.
 Que les questions d'organisations de la presse n'aient pas été abordées lors des dernières échéances politiques me frappe.  
Face à un secteur très fragile, l’État se trouve extrêmement démuni dans ses capacités à imposer de nouvelles règles, se voyant à chaque fois opposé à un chantage à l’emploi. En 2012, Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, annonçait une réforme des aides à la presse avec une contre partie sur le plan déontologique. Les groupes ont réagi en arguant que « ce n’est pas le moment d’alourdir nos contraintes ». Le discours général de la presse quotidienne régionale s’articule autour d’un argument : on doit donner aux rares investisseurs d’un secteur qui a perdu toute attractivité économique les libertés nécessaires. L’exemple de Sud Ouest, qui ne trouve pas d’investisseur pour recapitaliser le titre, pèse énormément.
 
Pourquoi les groupes de presse n’augmentent-ils pas le prix des journaux ?
 
Jean-Marie Charon : On doit toujours mettre en perspective le prix avec le contenu éditorial et avec la capacité à apporter le journal dans de bonnes conditions aux abonnés. Les politiques de hausse des prix ont un impact sur la diffusion. À l’échelle des pays industrialisés, la baisse des ressources publicitaires oblige à augmenter les prix, au moment où l’offre imprimée et numérique gratuite est très importante. Dans les grandes villes de région, la diffusion de la presse locale est d’autant plus affectée.
De manière empirique, on sait que les politiques de prix bas permettent une meilleure tenue de la diffusion. À une époque, en Grande-Bretagne, The Mirror et The Sun menaient une véritable bataille de prix. Cela paraît loin !
 
Dans ce cas, ne faut-il pas, comme en Allemagne, faire disparaître la presse gratuite ?
 
Jean-Marie Charon : Il est trop tard. Toute une partie du public accède à l’information via des supports gratuits. Si les quotidiens gratuits disparaissaient demain, le public s’informerait sur le web. La presse gratuite se prépare aussi à sa migration sur le mobile. En 2015, 20 Minutes décidera pour combien de temps le titre sera encore imprimé.

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Crédits photo :
Louis Monier

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