La presse en 2018 vue par Gaël Hürlimann

La presse en 2018 vue par Gaël Hürlimann

Gaël Hürlimann est rédacteur en chef des contenus numériques du quotidien suisse Le Temps. Diversification des plateformes de publications et des narrations, partenariats, utilisation de la vidéo et du live, modèles économiques : que peut-on attendre en 2018 ?

Temps de lecture : 19 min

 

Quelles seront, selon vous, les grandes tendances de la presse en 2018 ? 

 

Gaël Hürlimann : Au Temps, nous sommes deux rédacteurs en chef, un pour le print [l’édition papier, NDLR], Stéphane Benoit-Godet, et moi-même pour le numérique. Mais il n'y a pas deux rédactions distinctes. Je mène les mêmes journalistes que lui, il les tire vers le papier et moi vers le digital. Selon moi, la tendance qui va de soi, avec le print, c'est avant tout une question que l'on se pose un peu tard : pourquoi continue-t-on d’imprimer un journal avec une succession de rubriques qui mènent chacune leur programme - trois pages de nouvelles internationales, trois pages de nouvelles nationales, six pages d'économie - sans valeur ajoutée pour un lecteur d’avoir cela dans un même ensemble ? Si l'on regarde l'avantage du print par rapport au numérique de manière globale, c'est qu’il peut refléter la vision cohérente et globale d'une édition. Ce que l'on n’arrive pas du tout à faire en matière digitale, où vous avez des news à la pièce qui se succèdent. Donc il faut penser à notre journal d'une façon beaucoup plus « mag », si vous voulez, où vous avez une cohérence du tout. Pour nous, c'est l’un des enjeux de l'année qui vient, de se dire que l'on va donner plus de poids dans la décision et la fabrication du journal au chef d'édition. Il devra réfléchir à comment faire en sorte qu’il y ait une cohérence de lecture entre la première et la dernière page, plutôt qu'une succession de rubriques qui ont chacun leur petit ilot d'indépendance. 

 

Cette réflexion et ce souhait s'inscrivent dans quelque chose de plus global que vous avez pu observer ? 

 

Gaël Hürlimann : Nous ne sommes pas meneurs sur cette idée-là. C'est quelque chose que l'on a un peu théorisé chez nous, mais nous nous sommes aussi inspirés de ce qu'il y a ailleurs. On voit au New York Times, au Washington Post, un renforcement de la valeur ajoutée de l'édition papier. Notamment parce que les journalistes sont moins focalisés sur la qualité de leur écrit puisqu'ils contribuent à des formats de narration du multimédia qui sont intraduisibles en version numérique. Nous sentons que c'est une tendance qui est assez globale, oui. Le NewYork Times le disait il y a déjà un an ou deux : si on veut renforcer la valeur de notre édition digitale, paradoxalement, on doit renforcer le poids dans les décisions de nos éditionneurs [éditeurs, NDLR] print pour que les journalistes n’aient pas à suivre tout le process dans son intégralité sur le papier. Ils confient leur texte à quelqu'un qui a tout loisir de le réécrire, de le retitrer, de choisir une autre photo que celle qu’ils auraient sélectionné etc. L’idée est que les journalistes mettent plus de temps dans la création de contenus digitaux.

 

Pour vous, la disparition du papier au profit du tout-numérique, n'est pas pour tout de suite ? 

 

 Nous réflechissons à une édition papier du week-end beaucoup plus forte et beaucoup plus « magazine » 

Gaël Hürlimann : Je la date à trois ans. Elle ne dépendra ni de notre volonté, ni du goût de nos lecteurs, mais de la barrière industrielle. Le Temps devra changer d'imprimerie à la fin 2018 parce que celle avec laquelle nous travaillons va fermer. Notre futur imprimeur nous fait des prix très corrects parce qu'il est en sous-capacité, donc nous nous disons qu'il pourrait aussi bien fermer. Tout ce qui touche à la distribution, la poste, devient de plus en plus compliqué. Il y a de nombreux endroits en Suisse où l'on n'arrive pas à livrer tôt le matin. Donc oui, nous voyons la fin de l'édition papier en tant que telle mais nous voyons aussi la fin de l'édition papier en termes de news - c’est à dire une édition papier qui est pensée pour vous amener des nouvelles très tôt le matin chez vous. Amener les nouvelles n'a plus de sens. Nous sommes donc en train de réfléchir à une édition papier du week-end beaucoup plus forte et beaucoup plus « magazine », qui ait une véritable valeur ajoutée pour le lecteur, avec des belles photos, un travail de mise en page et d’édition importants.
 

Vous avez évoqué l'aspect industriel de la chose mais qu'en est-il des modèles économiques ?

 

Gaël Hürlimann : C’est la deuxième grande tendance que l'on observe, et elle nous convient parfaitement étant donné notre positionnement : la fin de la croyance que la pub digitale va venir combler les pertes de revenus de la presse papier. Jeff Jarvis a cité cette phrase dans un ses articles : On a d'un côté une maison qui brûle, celle du print, où nous habitons toujours, de l'autre côté il y a une maison qui est toujours en construction et qui est pas prête, c'est celle du numérique. Dans laquelle faut-il investir ? Nous n’avons pas encore le modèle extrêmement bien ficelé qui rapportera de l'argent mais nous n’avons pas encore pris acte du fait qu'il faut arrêter d'investir nos ressources, nos efforts et notre temps dans le renforcement du modèle qui est en train de s'écrouler. Le Temps va fêter ses vingt ans l'année prochaine, et on peut observer une chute assez claire des recettes print et de son lectorat depuis vingt ans. Il y a très peu d'années où la courbe s'est infléchie, où il y a eu des petites variations. Pour moi c'est une évidence, il faut arrêter de penser que le print va nous ramener de l'argent à long terme et que la pub va nous sauver. Nous arrivons en 2018 avec beaucoup plus de médias qui parient sur un modèle payant, donc le paywall, pour le numérique (voir cette étude de Reuters). Beaucoup d’entre eux accordent encore de l'importance à être les leaders en termes de pages vues. Ça fait longtemps déjà que nous essayons de trouver d'autres indicateurs de performance. Mais nous finissons toujours, lors de salons où l'on rencontre des collègues, par comparer ces chiffres. Et ça ne rime à rien. Il y a des recettes toutes faites pour faire des vues, mais ça n’amène pas forcément des revenus et encore moins des abonnés. J'ai l'impression que nous nous trouvons maintenant dans une période de maturité où chaque média, en fonction de sa cible, de son positionnement, du segment de marché qu'il veut occuper, va choisir comment il juge la performance.
 

 En 2018 il y aura beaucoup plus de variétés dans les modèles économiques des médias en ligne 

Si vous êtes Les Échos, vous n'avez pas le même nombre de lecteurs que 20 minutes. En ce qui concerne le digital, pourtant, tout le monde se compare avec le classement Médiamétrie du nombre de pages vues par mois. Ça vient de l'époque où tous les médias en ligne avaient le même modèle économique : la pub en ligne. Pas de paywall, pas de médias payants. Mais on est à la fin de cette époque. En 2018 il y aura beaucoup plus de variétés dans les modèles économiques des médias en ligne, beaucoup plus de gens qui parieront sur une offre payante et qui du coup devront s'intéresser à autre chose qu'à l'audience de masse avec l'idée que c'est la pub qui va apporter de l'argent. L’offre sera moins standardisée.

Différentes modes ont poussé les médias à laisser de côté leurs objectifs et leurs envies pour aller tous dans la même direction, comme celle de faire immédiatement des contenus qui marchaient sur Facebook, Twitter. Plutôt que de se demander quelle est la tendance en vogue sur le réseau social qui compte, je préfère me poser la question de ce que j’ai envie de dire à mes lecteurs. Qu'est-ce qui va renforcer ma communauté, en faire une communauté forte ? Ça, plutôt que d'activer des gens qui aiment notre page sur ces différentes plateformes mais qui au final n’ont pas d’attachement à ma marque. Lorsque nous sommes arrivés au digital, Jean Abbateci et moi, la présence sociale du Temps n'existait presque pas, c'était un peu laissé à l'abandon. Nous sommes partis assez tard et on a été se construire une communauté Facebook qui était très ciblée. Nous n’avons pas cherché à atteindre un maximum de gens, mais plutôt à mettre en place quelque chose de cohérent avec la marque Le Temps, quelque chose de haut de gamme, avec des gens qui ont plutôt un intérêt pour les papiers réflexifs, d’opinions, pour les débats. Avec deux ans et demi de recul, on peut voir que nous avons une communauté qui est extrêmement réactive, extrêmement smart. Il n’y a pas besoin de modérer les commentaires, pas besoin de faire appel à des boîtes de modération, parce que la discussion est entre des gens qui sont intéressés et qui ont un certain niveau de lecture qui est celui que l'on recherche.

 

Comment pensez-vous que la relation des médias avec les réseaux sociaux va évoluer dans le futur proche ? 

 

 Facebook a besoin des médias 

Gaël Hürlimann : J'espère ne pas me tromper mais je ne suis pas à 100 % sûr de moi : j'ai l'impression que l'on est à un point de bascule. Facebook est sous le feu des critiques depuis un an de façon presque continue. Ils ont approché la plupart des médias et des groupes de presse, dont Ringier qui est propriétaire du Temps. Nous ne les sentons pas sincères pour l’instant. Ils viennent, essaient de dire « on a une initiative pour les médias pour la qualité du contenu » sans que cela ne soit très concret. Puis on sent que le bras de fer se durcit. Je pense que l'année prochaine, Facebook va vraiment devoir faire des efforts pour que des contenus de qualité soient valorisés par ses algorithmes. Et quand je dis contenu de qualité, je veux dire qu'ils ont besoin des médias. Pas du tout par bonté d'âme ou par grandeur d'esprit, c'est parce que les annonceurs qui paient assez cher pour être présents sur Facebook n’ont pas envie de se trouver dans un environnement qui leur est défavorable. Si vous êtes entourés de fake news, de posts de petits chatons et de gifs animés, ça ne vous convient pas forcément quand vous avez dépensé un million en publicité sur la plateforme. Donc ils ont besoin de nous et ils commencent à s'en rendre compte.

 

Ce sentiment que Facebook a besoin des médias et doit donc faire des efforts sincères va grandir en 2018. C’est déjà un peu le cas mais ce qui nous est offert est complètement ridicule, que ce soit la part des revenus publicitaires ou les outils mis à notre disposition. Dans le même temps, Google a de son côté construit depuis un peu plus longtemps des choses bien plus propres. Le groupe octroie des bourses, à travers des comités composés de personnes qui sont reconnues dans la profession. Facebook n'en est pas du tout là. Nous espérons des propositions assez concrètes. Par exemple, que nos publications soient considérées par Facebook et pour ses utilisateurs comme des posts crédibles, car Le Temps est un éditeur reconnu qui répond à un certain nombre de critères de qualité où déontologiques qui font foi dans la profession.

 

Vous pourriez tout à fait avoir une initiative dans laquelle un certain nombre d’éditeurs de contenus de qualité sont surpondérés dans le flux parce qu’ils sont considérés comme une source d'information crédible, avec une publicité associée qui est plus qualitative. Ça voudrait dire que l'annonceur paierait peut-être un peu plus ou que l'émetteur de ce message-là – nous serait en partie rétribué.

 

 Les pure players à la Konbini sont dominés parce qu'ils n'ont jamais envisagé de plan B 

C'est le programme que Facebook est en train de mettre en place pour ses vidéos. Pour l’instant, si vous postez une vidéo sur Facebook  et que vous n’êtes pas dans les quelques éditeurs concernés par les programmes  de monétisation, vous ne recevez pas un centime. Les éditeurs ont aussi été appâtés par des statistiques totalement erronées de Facebook qui exagère le nombre de visionnages de la pub. Disons que vous faites un million de vues, sans voir plus loin, mais qu’il s’agit juste de vues de 8 secondes en moyenne : vous vous faites avoir. Vous avez un nombre d’émetteurs de contenus sur Facebook, notamment les pure players à la Konbini, qui sont embobinés, dominés parce qu'ils n'ont jamais envisagé le plan B : et si on se fâche avec Facebook ? Pour que cette négociation soit saine, il faut que l'on soit prêt à se fâcher avec Facebook et donc que l'on ait un plan B. Donc il faut avoir un site, il faut avoir un player vidéo et donc des stratégies de diffusion de contenus, qui peuvent passer par d'autres canaux que le réseau social.
 

Vous pensez que les médias sont trop dépendants de Facebook ? Est-ce que la clé en 2018 serait que les médias apprennent à ne plus dépendre à ce point de Facebook ? 

 

Gaël Hürlimann : Pour moi c'est la clé. Mais ça ne va pas se faire si les médias ne sont pas capables de montrer un visage assez déterminé et de dire « oui on peut se passer de vous ». Pour moi on est en plein dans une relation de « frenemy ». Nous sommes amis avec Facebook tant que la relation est équilibrée, mais il faut avoir le couteau dans le dos pour donner un bon coup au moment où on n'est plus prêts à collaborer et qu'on sent qu'ils sont en train de dépasser les bornes, qu'ils abusent de nous. Et j'ai l'impression que ce moment arrivera en 2018.  Nous sortons de trois-quatre années où nous étions tellement obsédés par l’idée « d’aller chercher notre audience », que nous n’avons pas vu que nous ne nous adressions pas à quelqu'un qui aimait nos marques, s'intéressait à nos sujets, qui était prêt à venir sur nos sites et aller plus loin que de mettre un like ou poser un commentaire sur Facebook. On est en train de dépasser ça, de nouveau, et ça rejoint l'idée du modèle économique. Nous voyons très clairement au Temps que l'audience Facebook est moins captive, moins prête à s'abonner. Elle va lire moins d'articles par mois qu'une audience qui vient en direct sur le site. Il faut en prendre acte, il faut avoir une stratégie différenciée, et se demander comment on peut gagner sa vie avec cette audience-là, pourquoi on continue à diffuser des contenus sur cette plateforme si ça ne ramène rien d'autre que des vues qui restent sur Facebook et qui ne ramènent pas un centime.

 

Que pensez-vous des partenariats qui se forgent entre certains médias et des plateformes, comme Snapchat avec Discover ou Twitter avec Buzzfeed ? Croyez-vous qu'ils soient nécessaires pour capter certaines audiences, notamment les plus jeunes ? 

 

 Notre responsabilité d'éditeur plus classique c'est de garder un pied dans d'autres modèles économiques sans refuser systématiquement ce qui nous est proposé 

Gaël Hürlimann : Bien sûr. Je pense qu'il faut être complètement agnostique et ne pas avoir de tabous. Il faut qu'il y ait un modèle, que ça ramène de l'argent et des lecteurs. La seule question qu'il faut se poser, c'est le long terme. C'est à dire : est-ce que Facebook, Snapchat, Google, Twitter, quand ils vous attirent avec un programme d'accès comme Discovery, lorsqu’ils vous paient, comme c'est le cas avec Le Monde, une rédaction Snapchat, est-ce que c'est du long terme ? Ou alors, est-ce qu'une fois que vous serez bien captifs et que vous ne pourrez plus vous passer d'eux, ils vont dégrader vos conditions, ce qui fait que vous n’aurez plus d'autre choix que de continuer à travailler avec eux. C'est pour ça que je pense que les pure players ont du souci à se faire. Ils sont beaucoup trop captifs. En gros si Facebook change ses conditions, ils n'ont pas d'autre choix que d'accepter le changement. Notre responsabilité d'éditeur plus classique c'est de garder un pied dans d'autres modèles économiques, mais de ne pas refuser systématiquement ce qui nous est proposé. Je ne refuse pas quelque chose qui est viable. La question que l'on s'est posé pour Snapchat, c’est de savoir ce que ça peut amener à un média comme le nôtre qui s’intéresse à des CSP+ et dont le lectorat moyen est relativement âgé. Veut-on à tout prix des lecteurs de 15 ans ? Est-ce que ça fait partie de notre stratégie ? Il y a à ce moment-là une peur panique de la part de beaucoup de patrons de presse qui se disent qu’ils doivent les attirer. Même avant l'arrivée des réseaux sociaux, ça n’a jamais été la vocation, j'imagine, du Monde ou en tout cas du Temps, d'aller chercher un lectorat aussi jeune. J'ai l'impression qu'il y a un mouvement de panique.

 

Je ne vois pas le modèle à long terme de Snapchat pour Le Temps par exemple. Si tout d'un coup la société nous approchait et proposait de nous payer quatre personnes, je serais obligé de faire ce que nous n’aimons pas faire : des CDD. Parce que dès que Snapchat débranchera la prise je n’y verrai plus mon intérêt, je ne vois pas la construction de quelque chose de pérenne, d'une communauté sérieuse avec ce genre de stratégie.

 

Autre chose : il  y a eu ce mini scandale sur les médias français qui ont accepté de l'argent de Facebook pour faire du live. Je ne vois absolument pas de problème. Quel est le souci à chercher des modèles économiques, quels qu'ils soient, pour aller trouver des lecteurs et garder notre indépendance éditoriale ainsi que le respect de tous nos codes déontologiques ? C’est déjà arrivé par le passé avec d’autres sociétés. Moi je ne vois pas de soucis. Il y en aurait un si nous n’avions pas de plan B et si nous ne pouvions pas faire de vidéo en direct hors Facebook par exemple, et que nous estimions que c'est important dans notre stratégie. 

 

Pouvez-vous revenir sur votre projet Zombie, la bourse de Google que vous avez reçue et plus largement sur l'importance de l'innovation numérique pour des titres de presse comme Le Temps ?

 

Gaël Hürlimann : Zombie est très important pour nous parce que nous essayons de nous positionner comme un média de qualité, donc nous produisons beaucoup de contenus qui ont une durée de vie longue. C’est un projet qui a pour vocation de scanner, de ressusciter nos archives et de nous donner une piste sur quand et comment les publier. C'est une chose à laquelle vous ne réfléchissez pas quand vous avez le mode fonctionnement d'un quotidien : vous produisez du contenu qui est publié, le lendemain vous produisez un autre contenu qui est publié, et ainsi de suite. Et vous ne revenez jamais sur vos contenus qui ont pris beaucoup de temps à être écrits, à être mis en place. Mais au Temps nous nous sommes dit que ces contenus avaient une durée de vie beaucoup plus longue, et qu’il ne fallait pas se contenter de les publier une fois. Nous avons alors commencé à constituer manuellement des listes de contenus de type evergreen, impérissables, et à nous demander quels étaient les bons contenus pérennes du Temps que l'on peut ressortir plusieurs fois.

 

 Le développement a commencé en janvier 2017 et nous pensons à rendre public le code source en février prochain 

Et puis nous avons observé quelques tendances sur des articles qui ont une audience qui agit différemment que les articles de type news. Par exemple, lorsque l’on voit que l'audience se répartit sur plusieurs jours, plutôt que de faire un pic au moment de la publication. Ce peut être aussi des articles qui sont plus partagés, sont plus commentés, des articles qui ont plus de liens entrants, avec plus de sites tiers qui font référence à ces articles. Nous avons soumis ce projet à Google et nous avons reçu une bourse afin de le développer. Le développement a commencé en janvier 2017 et nous pensons à rendre public le code source en février prochain. L'outil marche déjà, nous le testons tous les jours.

 

Il y a un autre aspect du projet, que nous sommes en train de finaliser : sa capacité à scanner quelles sont les tendances du jour, afin de savoir ce que l'utilisateur que nous avons établi comme cible du Temps voudrait lire aujourd'hui. Pour nous, cela illustre l'importance d’innover, parce que l'on voit que le premier aspect de Zombie ne change que le fonctionnement de l'édition web. Un chef d'édition numérique va jeter un œil à Zombie et voir ce qu’il y a en stock. Mais ça pourrait complètement changer le fonctionnement d'un média. À partir du moment où vous décidez de créer un contenu, que vous décidez d'en faire un evergreen, et que ce n'est pas juste un accident de parcours, vous vous dites que vous allez investir plus de temps, plus d'efforts, de moyens pour faire l'article définitif sur tel ou tel sujet. Je dis article, mais ça peut être une vidéo explicative. À ce moment-là, vous allez de nouveau mesurer vos performances et voir si vous êtes contents de ce que vous avez produit, et ce d’une façon très différente que si vous vous étiez parti d’un article de plus sur la thématique.  Vous n’allez pas essayer de faire un maximum de pages vues ou de faire un maximum de minutes passées dès le premier jour de parution, vous allez avoir une stratégie de diffusion qui est différenciée, vous allez avoir un mode de fonctionnement qui est adapté à ce type de contenu. Dans notre segment de marché, pour parler de manière business, ce genre de contenu va être plus en plus important.


 

Le 4 mars prochain se tiendra en Suisse une votation qui portera notamment sur le maintien ou non de la redevance qui finance l’audiovisuel public. Si jamais la redevance venait à être supprimée, qu’est-ce que cela signifiera pour les médias suisses en général et la presse en particulier, notamment Le Temps ? 

 

 Il faut que l'on ait ce débat sur les contenus : qu'est-ce qu'un contenu de type service public ? 

Gaël Hürlimann : Je suis un ancien de la RTS, j'ai travaillé pour la télévision suisse pendant 6 ans donc j'ai un regard un peu biaisé. Je pense qu'il y a une question qui n'a jamais vraiment été abordée et la décision du 4 mars pourrait totalement changer la donne : c'est la définition du périmètre du service public. La RTS a toujours défini son mandat comme étant lié aux canaux de distribution, à la production de contenus télévisuels et radio. Pour moi, si cette initiative passait, que le service public suisse était supprimé, ce serait la preuve et la démonstration que cette définition n'est plus valide en 2018. Il faut que l'on ait ce débat sur les contenus : qu'est-ce qu'un contenu de type service public ? Là, nous voyons très clairement que Le Temps a une vocation de service public mais ne reçoit pas d'argent parce que ce n'est pas une radio ou une télé. Le risque avec ce vote, c'est que l'on coupe l'idée de service public plutôt que de le redéfinir. Il y aurait un immense champ de discussion à ouvrir sur : « quelle est la part de contenus qu'on fait qui n'ont aucune vocation commerciale, qui pour le bien public en Suisse doivent être accessible à tous, sans abonnement, sans paiement ? ».

Je vous donne un exemple : on édite une édition du samedi assez riche avec notamment un cahier week-end dans lequel une grande partie est dédiée à la littérature. Est-ce que ça fait partie d'un contenu de type service public ? Nous produisons aussi des booktubes, avec nos critiques littéraires qui font des vidéos destinées à YouTube et Facebook : est-ce que le fait d'essayer de s'adresser à un public plus jeune et de les amener à la littérature pourrait rentrer dans une définition de type service public, même si ce n'est pas de la télé ou de la radio ? C'est un peu tard, je serais personnellement très déçu et inquiet si cette initiative qui vise à abolir la redevance devait passer. Mais nous ne pourrons pas éviter cette discussion-là.

Vous venez d'évoquer les booktubes que vous faites. Est-ce que pour vous, en 2018, la vidéo sera un axe de développement important pour les sites de presse ?


Gaël Hürlimann : Oui absolument. Pour moi la vidéo est un défi qui est vraiment important, parce que c'est un des médias qui circule le mieux et qui nous permet d'attirer une audience plus jeune. Encore faut-il trouver notre modèle. 2016 et 2017 ont été les années de l'avènement des contenus type AJ+. Tout le monde a fait les mêmes formats vidéo avec des textes qui viennent sur l'image parce que les gens n'activent pas le son. Mais nous commençons à en sortir un peu. Un peu comme en texte où vous avez eu cette mode des « listicles », ces articles conçus sous forme de listes. J'ai l'impression que l'on sort de cette dictature du format. Nous sommes en train de passer beaucoup de temps à essayer de définir l'offre vidéo qui sied à notre ligne éditoriale. Il y a une partie de vidéos de type news qui se base sur des images tournées par d'autres. Mais il y a une partie de la production qui correspond davantage au positionnement d'un média comme Le Temps. Le Temps est de moins en moins un journal, c'est un média au sens où ce qui le définit ce n'est pas de paraître tous les jours, c'est justement sa marque, donc il faut se demander quelle identité il a et comment on transporte cette identité-là en vidéo. Il y a quelque chose qui marche très bien chez nous, ce sont les vidéos qui, avec des infographies, vous expliquent, par exemple, la question kurde, ou pourquoi le prix du pétrole va baisser ou non, ce qu’est le fraking… Elles sont pile poil dans l'identité et la ligne éditoriale que nous nous sommes fixé : décryptage, profondeur, etc. Donc on a trouvé à la fois un mode de narration qui nous correspond et qui a du succès sur les réseaux sociaux mais aussi sur notre site ainsi que sur YouTube.

 

 Nous sommes en train de construire la vidéo comme un outil de plus à l'arsenal de nos journalistes 

Une de mes grandes craintes, c'est lorsque des médias de presse écrite se disent qu’il n’y a plus d’avenir pour le texte et qu’il faut faire un pivot vers la vidéo. Nous avons, nous, une vision totalement agnostique : nos journalistes doivent savoir comment raconter une histoire dans le monde digital avec le meilleur outil possible. Et selon l'histoire que vous allez raconter, la vidéo pourra ne rien vous amener du tout. Si vous faites une vidéo sur les derniers résultats d'UBS ou du Crédit suisse, vous allez montrer les mêmes plans sans intérêt du journal télévisé avec les devantures des bâtiments, les logos, etc. ou alors une interview vide et contrôlée du directeur ou du porte-parole qui ne vous dira rien de plus que le communiqué de presse. Et puis il y aura beaucoup de jargon, vous ne pourrez pas avoir cette profondeur que vous allez atteindre en texte. Nous sommes en train de construire la vidéo comme un outil de plus à l'arsenal de nos journalistes et pas comme un pivot complet en se disant que tout doit se raconter sur ce mode-là parce que les jeunes ne consomment que de la vidéo (ce qui est complètement faux).
 

Vous intéressez-vous aussi au live ? Croyez-vous que cela pourra prendre plus d'importance dans le futur ? 

 

Gaël Hürlimann : Absolument. Pour nous le live est un très bon format. Mais nous avons mis quelques règles en place. Qu'est-ce qui fait qu'un internaute ou qu'un fan du Temps sur Facebook va assister à tel événement en direct ? Un évènement sportif se regarde en direct plus que ça ne se suit en tchat ou en mode écrit, c’est évident. La deuxième chose, c'est notre grille de lecture, à savoir l'interaction. Vous allez suivre un live si vous pouvez interagir avec la personne qui est face caméra ou avec une action qui est en train de se produire. Nous produisons du live lorsque l’on se dit que c'est un thème sur lequel des questions peuvent venir du public venir. Mais c’est compliqué à déterminer. Vous pouvez très bien vous dire qu’un live sur un sujet en particulier peut être intéressant. Vous allez alors vous demander si vous auriez envie de demander quelque chose. Et s’il n’y a rien qui vous vient, parce que c'est un degré d'abstraction trop élevé, que ça ne vous touche pas immédiatement, que vous préférez écouter quelqu'un plutôt que d'interagir avec lui, le live n’est pas la solution. Donc nous produisons des live dès que l'on se dit qu’il peut y avoir des questions du public et que c'est un sujet concernant, que l’on a un orateur qui va nous amener de la profondeur.

 

 Nous avons libéré le journal de l'output écrit 

Cet éclatement des modes de narration conduit à se dire que l'on a une rédaction d'à peu près 80 personnes, qui doit être à l’aise dans plusieurs modes de narration plutôt que dans un mode uniquement texte. Nous réfléchissons aussi au podcast. Je n'aurais pas l'outrecuidance de dire que c'est une tendance 2018, nous sommes en retard, mais nous allons essayer de produire notre premier podcast en 2018 en espérant qu'il y ait un modèle économique pour ça. J'ai l'impression que le monde francophone a un peu de retard sur le monde anglophone. Les podcasts sont principalement produits par les radios. Il faut inventer une narration différente d’une heure d'émission de radio que les gens peuvent écouter à la demande.

 

On organise également de plus en plus de choses qui sont nouvelles, des soirées de discussion dans notre newsroom, des spectacles de journalisme vivant comme l'a fait Le Monde dans le cadre de son festival, nous faisons venir des groupes qui viennent jouer de la musique devant un public invité dans notre salle de rédaction et en Facebook live, nous proposons des ateliers philosophiques pour les enfants. Ce sont de vraies réussites. Nous avons libéré le journal de l'output écrit, c'est à dire que nous ne nous mettons plus derrière notre clavier de façon systématique dès que l’on doit faire quelque chose. Notre vision est beaucoup plus large.

 

Pour revenir au podcast, comment vous expliquez le retard des médias francophones sur ce terrain ? 

 

Gaël Hürlimann : J'ai une explication pour la Suisse, peut-être est-elle valable pour l’Europe entière : nous avons moins de gens qui passent deux heures dans leur voiture chaque jour. Pour moi, l'écoute d'une émission de radio au long cours nécessite un moment d’attention ininterrompu relativement long, et même quand vous prenez le bus, le métro ou le tram ce n’est pas exactement ça. Je pense que le podcast  a un immense potentiel. L'autre aspect qui est plus pragmatique et moins sociologique, plutôt lié aux médias, c'est la question du modèle économique, à savoir comment financer un podcast. Il y a très peu de retours sur la consommation d'un podcast : on connaît le nombre de téléchargement mais on de la peine à dire s'il a été vraiment écouté, et combien de minutes, comme on l'aurait pour une vidéo.

 

2018 sera-t-elle selon vous une bonne année pour la presse ? 

 

 À mon sens, 2018 sera une année de clarté 

Gaël Hürlimann : Oui je le pense. 2017 est l'année de la bascule au niveau global print et web : c'est la première fois où les revenus des lecteurs sont supérieurs au revenu des annonceurs. C'est un signal très fort. En interne on ne l'a pas tellement vu passer, ça s’est fait naturellement alors que c'est un moment charnière. Et je pense que 2018 va voir une augmentation assez nette du nombre d'abonnés à nos sites web, ce qui serait une excellente nouvelle pour le renforcement d'une identité claire et l'abandon de cette recherche de l'audience à tout prix. À mon sens, 2018 sera une année de clarté, de recherche d'identité claire avec, nous l’espérons, un plus grand nombre de gens qui comprennent qu'ils paient pour du contenu. On voit déjà ça aux États-Unis. Nous essayons de ne pas avoir besoin de toucher le fond avec des gens qui disparaissent ou l'élection d'un Trump chez nous pour qu'il y ait un réveil des lecteurs, et moi j'y crois assez fort.
 

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