Clarín au pied du mur, mais pas encore à terre

Clarín au pied du mur, mais pas encore à terre

En jugeant constitutionnelles les mesures anti-concentration de la loi sur les médias de 2009, la Cour suprême argentine a déclaré le groupe Clarín grand perdant du bras de fer interminable qui l'opposait au gouvernement.
Temps de lecture : 5 min

Mardi 29 octobre 2013, la Cour suprême de Justice argentine a enfin tranché. Et détruit par la même occasion l'argument de résistance qu'avançait depuis quatre ans le groupe Clarín pour éviter de se plier aux exigences de la nouvelle loi sur les médias, votée avec une large majorité(1) en octobre 2009. En déclarant la loi 26.522, dite Ley de servicios de comunicación audiovisual(2), constitutionnelle en tous points, la Cour suprême donne, sinon une issue directe, du moins des espoirs d'avancement, au conflit figé qui oppose depuis bien (trop) longtemps le numéro un des médias en Argentine, le groupe Clarín, au gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner.

En déclarant la Nueva ley de medios(3) constitutionnelle, c'est en réalité quatre articles bien précis – les articles 41, 45, 48 et 161 du texte de loi, qui définissent des mesures anti-concentration dans le champ audiovisuel – qu'a jugés la plus haute instance juridique argentine. Si l'article 161, celui-là même qui « invite » les groupes de médias à entrer en adéquation avec la loi, a représenté le point à faire annuler en priorité pour le groupe Clarín, détenteur à lui seul de 70 % du paysage médiatique argentin selon l'Afsca (l'Autorité fédérale des services de communication audiovisuelle, créée par l'article 10 de la Ley de medios pour réguler le secteur audiovisuel), c'est l'article 45 qui attaque directement ses intérêts. Posé comme un paragraphe de défense du pluralisme des médias, ce paragraphe revoit en effet à la baisse le nombre limite de licences que peut détenir un seul et même groupe, soit 10 licences maximum (contre 24 auparavant) dans le champ global de la radio et de la télévision ouverte, et 24 licences maximum pour les canaux de télévision proposés par abonnement. Des chiffres que dépasse de loin le groupe propriétaire du quotidien le plus diffusé du pays – le journal du même nom, Clarín – en conservant à cette heure plus du double de la limite permise en matière de radio et de télévision ouverte, et près de dix fois le nombre de licences autorisées dans le champ de la télévision par abonnement.



L'article 45 de la loi sur les médias pose également une limite de couverture de la population, une seule entité ne pouvant déployer ses services (dans quelque branche audiovisuelle que ce soit) sur plus de 35 % du total des habitants sur le territoire national ou des abonnés aux services en question. Une barrière une nouvelle fois ignorée par Clarín, qui représentait, début 2013, selon les chiffres de l'Afsca, 41 % du marché de la radio, 38 % du marché de la télévision ouverte et 59 % de la télévision par câble.

Vingt groupes médiatiques ont joué le jeu de Clarín dans la non-application de la nouvelle loi, mais aucun n'a suivi le numéro un pour monter au créneau de façon active, encore moins pour crier à l'inconstitutionnalité. Deux grands thèmes ont structuré le discours du géant des médias argentins : l'atteinte à la liberté d'expression, le gouvernement étant directement accusé d'avoir préparé une loi tout spécialement destinée à démanteler la principale voix d'opposition au pouvoir en place(4), et l'atteinte au droit de propriété, bafoué par les articles 45 et 161 notamment, qui organisent une « confiscation » des biens. Dans le journal pro-gouvernement Página/12, l'accusation de non-respect des principes démocratiques était directement renvoyée au réfractaire Clarín, quelques heures après l'annonce de la décision de la Cour suprême : Horacio Verbitsky, chroniqueur phare du journal, a évoqué « une bataille démocratique gagnée, car jamais auparavant l'on n'avait vu pareille résistance de la part d'un pouvoir économique privé face à une loi approuvée de manière on ne peut plus démocratique ».

Il est vrai que, jusqu'à présent, la loi et le droit n'ont pas fait le poids. La validité du nouveau texte sur les médias est devenue le centre d'un feuilleton sans fin où l'addition de décisions de justice sans effet ou contradictoires a ponctué un jeu d'attaques virulentes et souvent peu dignes sur la place publique. Preuve de la perte de tout sens de la mesure : lors de la visite de la présidente argentine en Angola, sur un continent absolument déconnecté d'un conflit pour le moins national, des cartons entiers de chaussettes estampillées « Clarín miente » ont été distribués aux enfants, dans la rue. Ces produits déjà en circulation sur le territoire argentin étaient dérivés du quotidien reprenant les traits du Clarín officiel pour dénoncer, sous le slogan « Clarín ment », le traitement biaisé de l'information d'un journal présenté comme partial (comprendre « anti-K » ou anti-kirchnériste) et malhonnête.

Après quatre ans de zig-zags juridiques pour arriver à la plus haute instance de droit national, l'heure de la pleine application – et, par là-même, de la fin d'un conflit stagnant – a-t-elle enfin sonné pour la loi de 2009 ? La grande majorité des médias, et en particularité la presse internationale, annonce la victoire claire, nette et définitive du gouvernement sur Clarín. Une victoire qui tombe à point nommé pour Cristina Kirchner, d'autant plus qu'elle permet d'occulter l'échec relatif subi deux jours auparavant, lors des élections législatives : si la présidente a maintenu sa majorité au Congrès, elle a dû prendre note du succès de l'opposition dans les cinq plus grands districts du pays, un succès qui compromet ses chances de postuler à un troisième mandat présidentiel. La décision de la Cour suprême de Justice, qui consacre la priorité d'un texte démocratique sur des intérêts privés, aura par ailleurs coïncidé, à quelques jours près, avec l'anniversaire des 30 ans du retour de la démocratie en Argentine, de quoi enfoncer Clarín sur son siège de perdant.


Mais il est bien mal venu d'évoquer la victoire absolue du pouvoir en place. C'est d'abord sans compter sur la capacité d'acharnement des têtes dirigeantes de Clarín : le groupe a exprimé sans délai son respect pour la décision de la Cour suprême... et son souhait de faire appel auprès des tribunaux internationaux, en invoquant le « respect de la liberté d'expression » et le « soutien au journalisme critique ». La cause n'est peut-être pas perdue, car si la loi avait été saluée pour son avancée démocratique par Frank La Rue,  rapporteur spécial pour la liberté d'expression de l'Organisation des Nations unies (ONU), d'autres entités, comme la SIP (Société Interaméricaine de la Presse), avaient mis en doute les véritables intentions et répercussions du texte. Par ailleurs, et c'est un point qui n'a pas échappé à la presse nationale, notamment à des publications comme le quotidien La Nación, sans égards envers le kirchnérisme, le gouvernement a lui aussi fait l'objet d'un rappel à l'ordre de la part de la Cour de justice, qui a invité à la définition de « politiques transparentes en matière d'attribution des subventions et de répartition de la publicité officielle » dans les médias, un point sur lequel le pouvoir en place doit encore faire des progrès. La décision de justice souligne encore le besoin de renforcer l'indépendance de l'Afsca, dont l'action a pu jusqu'ici servir de façon heureuse, semble-t-il, la cause du gouvernement.

Enfin, reste à déterminer deux conditions pratiques qui pourraient fatiguer encore un peu les défenseurs de la loi de 2009. Après que Martin Sabbatella, tête dirigeante de l'Afsca, a notifié au groupe l'urgence de se défaire de plusieurs licences pour respecter la loi(5), sous peine de voir enclencher une procédure de cession forcée, tout le monde attendait de savoir sous quel délai Clarín accepterait de bouger le petit doigt et de déplacer ses actifs. La décision de la Cour suprême ayant par ailleurs consacré le respect du droit de propriété et le droit à indemnisation pour les actifs cédés, on pouvait voir se profiler, à l'horizon, un nouveau bras de fer Clarín / Kirchner sur les conditions financières d'un grand troc à contre-cœur. Mais le scénario semble prendre une autre tournure. Clarín n'aura pas attendu une semaine : le 4 novembre 2013, le grand groupe annonçait qu'il divisait ses actifs en six sociétés distinctes, respectant chacune les limites de la loi 26.522. Ce tour de passe-passe ne devrait pas enchanter un gouvernement qui semble ne pas avoir encore vraiment gagné la guerre.



--
Crédits photos :
- Tag « Clarín miente » à Buenos Aires (Galio / Flickr)
- Graphique Licences radio/TV - (Tous droits réservés - Kévin Picciau)
- Logo « Clarín miente » illustrant la fausse version du quotidien Clarín diffusée par les pro-gouvernement
- Photo depuis journal papier (Tous droits réservés - Kévin Picciau)
- Congrès de la Nation argentine, vue depuis la Place du Congrès (Tous droits réservés -Kévin Picciau)
-Chronologie réalisée avec TimelineJS


(1)

44 voix contre 24 au Congrès. 

(2)

Loi sur les services de communication audiovisuelle. 

(3)

Nouvelle loi sur les médias. 

(4)

Cristina Kirchner, la présidente de la République d'Argentine, et Clarín sont en guerre soutenue depuis la crise agricole de 2008, pendant laquelle le quotidien a défendu les agriculteurs et critiqué violemment la politique kirchnériste, à l'origine d'une taxe de 25 % sur l'exportation du soja, l'une des principales ressources du pays. 

(5)

L'article 161 donnait un délai d'un an à compter de la promulgation de la loi. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris