Le Times of India, une affaire de journalisme

Le Times of India, une affaire de journalisme

Le Times of India, premier journal anglophone au monde, continue d’être très profitable grâce ou peut-être au prix d’une stratégie marketing qui bouscule les pratiques journalistiques.
Temps de lecture : 7 min

Le quotidien anglophone le plus lu au monde ne se trouve ni en Grande-Bretagne, ni aux États-Unis, mais en Inde. Diffusé à plus de 3,5 millions d’exemplaires et avec un lectorat estimé à 7,6 millions de personnes), le quotidien domine très largement la presse de langue anglaise du sous-continent. Il est également, toutes langues confondues, considéré comme le plus prestigieux. L’histoire du Times of India, vieille de 235 ans, est étroitement liée à celle de la nation indienne et il en partage les atouts et les faiblesses. Mais il a su maintenir sa suprématie par le biais de la diversification et d’un marketing agressif que certains lui reprochent parfois, car il brouille souvent les frontières entre journalisme, information, et publicité.

L’essor d’une gazette coloniale ou la conquête de l’élite indienne

C’est le 3 novembre 1838 que fut publiée la première édition du Bombay Times, ancêtre direct du Times of India. Fondé par les colons, à destination des colons, le journal  –  dont la fréquence était bihebdomadaire  –  relayait à l’époque les nouvelles du royaume et celles, locales, de Bombay. Douze ans plus tard, en 1850, le journal devenait quotidien, entamant un processus de transformation qui donnerait naissance en 1861 au premier numéro de Times of India, un journal au caractère national et dont les intérêts se détachaient progressivement de ceux du Royaume-Uni pour adopter ceux des colons britanniques. D’après l’historien Edwin Hirschmann, auteur de Robert Knight, Reforming Editor in Victorian India, c’est grâce aux prises de position de son premier rédacteur en chef, Robert Knight, que le Times of India put acquérir une identité indienne plutôt qu’impérialiste, et que les premiers investisseurs indiens devinrent actionnaires d’un journal qui sans être pro-indépendantiste revendiquait une certaine liberté de ton vis-à-vis du gouvernement anglais, tout particulièrement lorsque ce dernier prenait des décisions contraires aux intérêts commerciaux de sa colonie. C’est d’ailleurs ce qui caractérise l’histoire du journal, de l’empire à l’indépendance, d’un rédacteur en chef à l’autre – toujours discrets, et dont la postérité semble s’arrêter aux couloirs du Times et aux portraits qui ornent les murs dans une certaine indifférence –, aux dires des journalistes qui y travaillent. Le Times of India évite bien souvent les positions tranchées, les attaches partisanes. Tout au plus marque-t-il parfois un certain scepticisme, comme à l’époque du socialisme de Nehru. Sans identification forte, si ce n’est d’être le favori de l’élite anglophone du pays, il traverse les décennies, et c’est surtout sa gestion novatrice, son approche marketing qui lui permet de continuer à grandir, tout particulièrement durant les années 1990 et 2000, puisque c’est en 1996 qu’il passe la barre d’1 million d’exemplaires et en 2000, quatre ans seulement après, celles des deux millions.

Les frères ennemis

Le Times of India, cependant, a un rival, presque aussi vénérable que lui : The Hindu.  Fondé en 1878, devenu quotidien en 1889, il a longtemps coexisté pacifiquement avec le Times of India, en se partageant le territoire indien. Au Times of India, la domination du Nord et de la capitale économique, Bombay. Au Hindu, le Kerala et le Tamil Nadu, où il reste le journal anglophone le plus distribué.

Mais dès 1991, alors que le Hindu, à l’image du Sud plus traditionnel et conservateur, incarnait la stabilité et – pour beaucoup de détracteurs du Times of India – les bonnes pratiques journalistiques, le Times of India profitait de la libéralisation de l’économie pour se lancer dans un développement agressif, parfois qualifié de désordonné voire d’hyperactif. Le Times of India partit sans complexes à l’assaut des recettes publicitaires, du journalisme people mais surtout il entreprit de grignoter les terres de son rival. En 2008, le lancement d’une édition locale à Chennai(1), le bastion traditionnel du Hindu, déclenche la bataille des géants – les deux journaux totalisent à eux deux plus de 5 millions d’exemplaires diffusés quotidiennement – et donne lieu à un amusant échange de quolibets... via des spots publicitaires. Le Times of India trouve son concurrent soporifique et le démontre avec un spot publicitaire où les habitants de Chennai utilisent leur copie de The Hindu en guise d’oreiller.
 
 
Le Hindu rétorque en mettant en scène de jeunes indiens de la « Shining India » : leurs habits modernes et les gadgets électroniques qu’ils possèdent ne les empêchent pas d’afficher une totale ignorance des questions d’actualité les plus simples … si ce n’est le sexe du bébé d’Ashwaira Rai, ex-Miss Univers et épouse d’une grande star de Bollywood. Le nom du journal que lisent ces jeunes gens si mal informés est certes bipé mais le slogan ne laisse planer aucun doute dans les esprits : « Stay ahead of times ».
 
Aujourd’hui, le Hindu proclame(2) qu’il est le journal anglophone dont la circulation progresse le plus rapidement, à défaut d’être la plus élevée. Il s’affiche aussi comme le porte-flambeau d’un journalisme indépendant de qualité. Mais la bataille de Chennai est loin d’être gagnée. Cinq ans seulement son lancement, l’édition locale du Times talonne celle de The Hindu et sa diffusion n’est que de 30 % inférieure à celle de son rival.

Prix faibles et annonceurs : les deux mamelles du Times of India

Les prix faibles et la publicité sont les deux piliers de la stratégie marketing du Times of India et se renforcent mutuellement dans un cercle vertueux car si les recettes publicitaires rendent possible une tarification à la limite du dumping, ce sont les lecteurs qu’attirent cette dernière qui permet de séduire les annonceurs. C’est en 1994 que le Times of India embrasse pleinement cette stratégie. Alors encore fortement identifié à la métropole de Bombay, il décide d’entamer une guerre des prix pour conquérir le marché de Delhi, réputé comme le plus important du pays et où, avec 70,000 exemplaires vendus seulement, il occupe une position de challenger face au Hindustan Times (300 000 exemplaires).
 

Le Times diminue d’un tiers le prix de vente de son journal, qui passe ainsi de 2,30 à 1,5 roupies. Cette décision déclenche immédiatement une grève des revendeurs, rémunérés au pourcentage du prix de vente, mais le Times of India ne recule pas et ses concurrents de la presse anglophone doivent lui emboîter le pas pour survivre. En 1999, le Hindustan Times, qui avait depuis perdu sa position de leader, diminue à son tour son prix de vente à 1 roupie l’exemplaire. L’ensemble de la profession participe contre son gré, à une guerre des prix qui accroît sa dépendance aux revenus publicitaires : dans le début des années 2000, le ratio recettes publicitaires/revenus de la distribution s’élève à 95/5 pour les journaux anglophones, et en 2003, un comité du Parlement indien s’inquiète officiellement de l’omniprésence des publicités dans les journaux et recommande la mise en place d’un ratio entre nombres d’encarts publicitaires et nombres d’articles, une proposition qui ne sera pas suivie d’effet.
 

Le Times of India, comme l’ensemble de la presse indienne, a aujourd’hui entamé un réajustement de ses prix à la hausse, pour tenir compte notamment de l’augmentation des encres d’imprimeries (essentiellement importées) et de la forte dévaluation de la roupie. La rumeur voudrait que cette décision provienne de la colère de Vineet Jain, membre de la famille propriétaire du Times of India et actuel directeur du groupe de presse auquel appartient le quotidien, lorsqu’il a découvert que son employée de maison revendait au poids les vieux exemplaires du Times of India à un chiffonnier (raddi, cette pratique est courante dans tous les foyers indiens), et qu’elle en retirait une somme supérieure au prix de vente du journal. Pour l’instant, cette hausse des prix – très limitée puisqu’elle consiste à revenir au niveau du début des années 1990 alors qu’il y a eu une inflation de 400 % entre temps  – n’a pas affecté la circulation, toujours en progression, ni fait fuir les annonceurs : le Times of India se taille la part du lion du marché publicitaire, ses tarifs sont les plus élevés du marché et son édition de Bombay la plus rentable du pays.

« People », « lyfestyle », nouvelles locales, une diversification tous azimuts

Le Times of India, en dépit de sa longue histoire, n’a jamais été un journal figé sur ses pratiques éditoriales ni crispé sur le passé. Il a toujours recherché l’innovation et sa conception du journalisme – ou plutôt de l’information, comme aime à le dire le Directeur général de Bennett Coleman and Co, le groupe de presse auquel appartient le quotidien –, est avant tout celle d’un journalisme qui se vend. Et dès le milieu des années 1990, décennie qui voit l’explosion de sa diffusion, le Times amorce un virage vers l’actualité des célébrités, l’art de vivre, la mode … par le biais de nombreux suppléments offerts avec le journal. En 2005, il lance également le tabloïd Mumbai Mirror, distribué gratuitement avec l’édition locale du Times à Bombay. Il le décline ensuite pour les villes de Bangalore, Pune et Ahmedabad.
 

Cette évolution renforce l’attrait du journal pour les annonceurs qui trouvent encore plus de synergies entre leurs produits et le contenu des articles mais elle est fortement critiquée par la concurrence qui lui reproche d’accorder plus d’importance aux faux-pas des mannequins pendant les défilés qu’à ceux des ministres du gouvernement. Le Times of India renforce également sa présence sur l’ensemble du territoire indien en offrant des éditions locales dans quinze villes de premier et deuxième rangs. Dans un communiqué de presse, le Times of India déclare d’ailleurs vouloir « apporter au lecteur un choix infini de sources d’information, au travers des nouvelles locales, nationales, et de la publicité ». Car c’est peut-être la spécificité la plus surprenante du quotidien : sa volonté affichée d’assumer la place occupée par la publicité dans le quotidien, en affirmant que la publicité est une source d’information au même titre que les autres.

Polémiques autour de l’indépendance éditoriale

Le Times of India partage les faiblesses de ses confrères et celles de la nation indienne dans son ensemble. Dans un pays où la corruption fait partie du quotidien, les scandales éclaboussent parfois l’histoire du journal, et il arrive qu’un journaliste soit arrêté pour avoir accepté, voire sollicité des espèces en échange de son silence. On sait aussi que la couverture favorable de la campagne d’un homme politique – particulièrement en local – s’achète. Un autre aspect est la perméabilité des barrières entre les différents départements. Le temps d’un papier, un cadre du marketing peut devenir journaliste pour couvrir un événement prestigieux, comme le dénonce Sucheta Dalal, une journaliste connue pour sa férocité à exposer les scandales et qui a aujourd’hui quitté le quotidien. Mais l’élément le plus controversé est l’existence de Medianet, une agence fondée en 2003 chargée de négocier des accords entre les entreprises extérieures et les différents journaux du groupe Bennett, Coleman and Co, dont le Times of India. Le PDG du groupe justifie la création de cette agence par un souci de transparence, il s’agissait justement d’éviter les collusions entre les départements de relations publiques des journaux et les entreprises qui souhaitaient obtenir une couverture de leurs produits, performances, événements … En théorie, ces accords devraient se traduire par des articles clairement identifiés et qui seraient uniquement réservées aux suppléments. Dans les faits, il est parfois difficile de faire la différence. Le phénomène a pris une telle ampleur qu’en 2011, la ministre de l’Information de l’époque Ambika Soni s’en inquiétait, affirmant qu’il mettait en danger la démocratie et la crédibilité des médias. Dans une longue interview accordée au journal Outlook India, Ravi Dhariwal, le magnat de la presse qui contrôle le Times of India, se défend des controverses, tout en réaffirmant résolument qu’un journal est un produit : « Je crois que les principes sont les mêmes, que vous vendiez un journal, Nokia, ou Armani… Notre journal est un produit de consommation pour l’homme du peuple ». Il défend également les accords entre les annonceurs et les journaux du groupe qu’il dirige. Il est en effet possible d’acheter de l’espace publicitaire dans les pages du Times of India en payant non en espèces mais en actions. Par ce biais, le groupe Bennett, Coleman and Co a pu acquérir des actions dans plus de cinq cent entreprises différentes. Pour Ravi Dhariwal, il n’y a pas collusions d’intérêts : « De la même manière qu’un annonceur qui paierait cash ne pourrait s’attendre à influencer la politique éditoriale, aucun client avec qui nous avons conclu ces accords de cession d’actions ne peut s’y attendre. » On ne peut en tout cas pas mettre en doute le sens des affaires de M. Dhariwal, ni la façon dont le Times of India a su naviguer avec succès et profitabilité au cours des décennies.

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Crédits photos :
Illustration principale : Hargitay / Flickr
Lecteur du Hindustan Times (Meanest Indian / Flickr)
Vendeur de journaux (Caroll Mitchell / Flickr)
Damien [Phototrend.fr] / Flickr


(1)

Anciennement Madras. 

(2)

Les derniers résultats de l’Indian readership survey sont vivement contestés par une partie des journaux. 

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