L’âge d’or des médias : une exception historique ?

L’âge d’or des médias : une exception historique ?

Les médias sont en crise nous dit-on. Et si, au regard de l’histoire de l’information et des coûts nécessaires à sa production, l’âge d’or des médias n’était en fait qu’une exception ? Entretien avec Heidi Tworek, professeur assistante en histoire internationale à l’Université de British Columbia au Canada.

Temps de lecture : 9 min

Pourriez-vous revenir sur votre carrière universitaire ?

Heidi Tworek : J’ai obtenu mon Doctorat d’histoire à l’Université d’Harvard avant de devenir professeur assistante en histoire internationale à l’Université de British Columbia au Canada. Mon travail de recherche porte sur l’histoire internationale de l’information et des médias.

 
Vous êtes la co-auteure avec John Maxwell Hamilton d’un article académique intitulé « The natural history of the news: An epigenetic study ». Vous y évoquez le manque de perspective historique dont souffrent les analyses sur la crise que traversent actuellement les médias. Selon vous, pourquoi une analyse historique du phénomène fait défaut ?
Heidi Tworek : Les journalistes analysant la crise qui touche les médias depuis 20 ou 30 ans ne se réfèrent que très peu à l’histoire des médias depuis quatre siècles. Leur période de référence s’étend de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. En conséquence, la crise actuelle est généralement perçue comme une situation nouvelle, et comme une crise existentielle pour les médias.
 
Or, si l’on replace la crise actuelle dans une perspective de plusieurs siècles, on observe que la période prise comme référence par les journalistes, de 1940 à 1980, représente, en fait, une exception dans l’histoire des médias. Bien sûr, il y a déjà eu des études faites sur les médias au XIXe siècle, avant que la presse ne devienne le principal mode de délivrance de l’information. Notre objectif était de replacer ces études sur un temps plus long, de quatre siècles, et non à l’échelle d’une vie humaine.
 
 
Pourquoi affirmez-vous que cette période, de 1940 à 1980, était une exception historique ?
Heidi Tworek : La période de 1940 à 1980 fut incontestablement un âge d’or pour les patrons de  presse, car il était très rentable de posséder un journal, bien plus que de nombreuses autres activités économiques. Certains journaux de cette époque continuent d’exister et de faire du profit, mais sans commune mesure avec ce qu’ils ont connu entre 1940 et 1980. Il faut cependant nuancer cette notion d’âge d’or, car certaines catégories de personnes, telles que les femmes ou les noirs américains, avaient très peu de chances de pouvoir devenir journalistes, et peu d’informations leur étaient finalement destinées. Donc cet âge d’or ne concernait, finalement, qu’un petit groupe de personnes.
 Cet âge d’or de la presse ne concernait finalement qu’un petit groupe de personnes
Cela étant dit, cette période fut exceptionnelle pour plusieurs raisons. Tout d’abord, malgré l’existence de la radio et de la télévision, la presse écrite était le média dominant aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Pour avoir accès à l’information, les gens achetaient des journaux.
 
Ensuite, la presse se trouvait dans une position singulière, lui permettant d’engranger des recettes de provenance diverse. Cette situation avantageuse a atteint son apogée entre 1940 et 1980. Ces ressources provenaient tout d’abord des annonceurs qui cherchaient à toucher une vaste audience, et des lecteurs qui se finançaient entre eux. Un lecteur qui désirait s’informer sur le sport achetait le journal et ne lisait que les articles relatifs au sport, tout en supportant financièrement l’intégralité du journal. Les recettes en provenance de ce type de lecteurs finançaient des formats journalistiques plus coûteux, comme l’enquête ou l’information locale.
 
Durant cette période, les lecteurs n’ont jamais eu à payer pour le prix réel de l’information, car ce coût était pris en charge par d’autres sources de revenus. En d’autres termes, à une autre époque, de nombreux médias rentables auraient fait faillite. Au début du XVIIIe siècle par exemple, la plupart des journaux avaient une espérance de vie très courte. Ils disparaissaient après avoir été créés quelques années plus tôt, car ils n’avaient pas assez de ressources pour être rentables, les lecteurs n’étant pas prêts à payer pour l’intégralité du coût de l’information.On peut, par ailleurs, en déduire que durant cette période, les personnes avaient d’autres accès à l’information que la presse, qu’ils estimaient tout aussi légitime, comme la rumeur, par exemple.
 
 
Pouvez-vous décrire le processus par lequel la presse s’est imposée comme la principale source d’information ?
Heidi Tworek : Je pense que l’on peut identifier quelques moments charnières dans ce long processus. La première est l’urbanisation, qui a facilité la collecte de l’information et la distribution de la presse. L’essor de la presse est concomitant avec celui de l’urbanisation, en Europe de l’Ouest comme en Amérique du Nord. Puis les journaux ont commencé à se réinventer pour satisfaire les besoins des classes populaires urbaines. Les journaux ont revu leur prix à la baisse tout au long du XIXe siècle, et plus particulièrement au cours du XXe siècle. Ils sont finalement devenus un marché au même titre que l’essence ou les grands magasins. Des industriels vont voir en la presse un business lucratif pouvant toucher un nombre toujours plus large de consommateurs. L’ensemble de ces facteurs a concouru à rendre les journaux bon marché et largement accessibles.
 
Cette configuration a connu une profonde mutation à partir des années 1980 avec l’arrivée des chaînes d’info en continu aux États-Unis, telle que CNN. L’arrivée d’Internet a ensuite définitivement bousculé le marché publicitaire, tout en offrant des possibilités d’accès à l’information telles qu’un lecteur intéressé par le sport n’avait plus besoin de financer l’intégralité d’un journal pour s’informer sur le sport. Aujourd’hui, les personnes abonnées à un titre généraliste continuent de sélectionner certains articles sans lire l’intégralité du journal. Cependant, le nombre de personnes prêtes à payer pour la presse diminue, et avec lui les ressources disponibles pour faire du journalisme coûteux, alors que celui-ci reste indispensable dans une société démocratique.
 
 
Pouvez-vous préciser le rôle joué par Internet, au regard de cette perspective historique ?
Heidi Tworek : Le premier effet d’Internet que l’on peut identifier est celui d’avoir « éclaté les médias ». Aujourd’hui, si je suis cinéphile, je ne me rends plus sur les pages « cinéma » d’un média généraliste, je consulte un média spécialisé. En conséquence, les médias ont perdu les lecteurs qui ne s’intéressaient qu’à quelques pages de leur journal.
 Les médias ont perdu les lecteurs qui ne s’intéressaient qu’à quelques pages de leur journal  
Un autre effet d’Internet fut l’effondrement du marché publicitaire. Tout d’abord, la presse a perdu les ressources qu’elle tenait des petites annonces, qui se sont retrouvées sur des sites tels que Craigslist. De plus, les annonceurs ont vu en Internet un lieu où ils pourraient développer la publicité ciblée. Si un annonceur diffuse une publicité sur un journal, il sait qu’il peut, potentiellement, atteindre 200 000 à 300 000 personnes, mais sans savoir précisément si les lecteurs entrent en contact avec sa publicité, ni si elle touche le public ciblé. À l’inverse, Internet a permis un ciblage plus poussé des lecteurs, ce qui a déplacé les revenus publicitaires sur Internet, et a représenté une perte importante de ressources pour la presse.
 
L’éclatement des médias et la perte des revenus publicitaires de la presse engendrés par Internet, ont donc eu pour conséquence de faire fuir à la fois les lecteurs et les annonceurs.
 
 
Pensez-vous que les lecteurs ont leur part de responsabilité dans la situation actuelle ?
Heidi Tworek : Je ne pense pas qu’il faille blâmer les lecteurs, car les lecteurs n’ont jamais supporté le coût réel de l’information. Espérer que les lecteurs financent la presse en 2018, c’est attendre d’eux un comportement qu’ils n’ont jamais eu en 400 ans. Un large public prêt à payer le coût réel de l’information, est très improbable, dès lors que ce vaste public n’a jamais existé par le passé.
 Espérer que les lecteurs financent la presse en 2018, c’est attendre d’eux un comportement qu’ils n’ont jamais eu en 400 ans 
Il n’est pas plus juste de faire porter la faute aux médias, car on assiste, en fait, à la réunion de plusieurs facteurs imprévisibles. Les médias n’auraient pas pu anticiper quels bouleversements allait engendrer Internet. Lorsque le fax est arrivé sur le marché dans les années 1980, de nombreux médias y ont vu un nouveau mode de distribution, qui délivrerait la presse directement au domicile des lecteurs. De ce fait, ils ont été nombreux à investir dans ce nouvel outil, qui, finalement, n’a jamais au les retombées escomptées pour les médias. Lors de l’arrivée d’Internet, personne ne savait que ce nouveau médium serait aussi important que la radio et la télévision pour la distribution de l’information, l’histoire aurait pu être la même qu’avec le fax.
 
Ce qu’on peut observer cependant, c’est que les médias sont en grande difficulté depuis 10 ou 20 ans, et qu’il est donc indispensable de repenser à la fois le modèle économique de la presse, et la manière dont l’information est délivrée. Or, je pense que beaucoup de médias et de journalistes ne sont pas encore assez engagés dans cette réflexion. Certains ont déjà pris la mesure de ces bouleversements et se sont construits sur de nouveaux modèles économiques, comme c’est le cas de BuzzFeed, par exemple. Pour moi, il faut que les médias se questionnent sur la manière dont ils doivent rendre compte de ce nouvel environnement qui les entoure.
 
 
Dans votre article, vous affirmez que la presse va retrouver le rôle qu’elle occupait avant le XIXe siècle. Pourquoi ?
Heidi Tworek : Tout au long du XVIIIe siècle, la presse n’était qu’un moyen parmi d’autres de s’informer, mais ce n’était pas le moyen majoritaire pour se procurer de l’information. Les personnes s’informaient davantage via le voisinage, les brochures, les rumeurs, et de façon gratuite. La presse ne s’adressait qu’à un nombre très restreint de personnes éduquées qui s’intéressaient à l’actualité internationale et nationale.
 
Aujourd’hui, on observe que de nombreuses rumeurs fleurissent sur les réseaux sociaux. Bien sûr il faut s’en inquiéter, mais il faut aussi reconnaître que c’est la façon dont se diffusait l’information durant des siècles avant que la presse ne devienne le principal canal d’information.
 
 
Si la presse retrouve la place qu’elle occupait au début du siècle, n’est-il pas concevable qu’elle revienne à sa position actuelle de principal pourvoyeur d’informations, dans le futur ?
Heidi Tworek : Il est difficile de prédire le futur, mais ce que l’on observe, c’est qu’il existe en 2018 de nombreux moyens pour avoir accès à l’information : radio, internet, réseaux sociaux, presse papier … Je pense que cette tendance va s’accentuer et que la probabilité que nous retrouvions un jour une configuration où la presse occupe une position dominante dans l’accès à l’information me semble très peu probable. Je pense que certaines marques resteront importantes, à l’instar du New York Times, qui produit à la fois un journal écrit, des podcasts et qui dispose de journalistes invités sur les plateaux de télévision. Mais qu’il puisse exister un médium technologique délivrant l’information, et qui serait consommé par tous, me semble très incertain.
 
 
Quel doit être le rôle d’un média public dans cette configuration ?
Heidi Tworek : Je pense que les médias publics restent un pilier de la démocratie et continuent d’occuper un rôle très important : l’information du public. Ils sont, dans l’ensemble, des sources d’information reconnues comme fiables. De plus, les médias publics ont globalement réussi à s’adapter aux évolutions technologiques. Dans de nombreux cas, les médias publics ont d’abord été des radios. La BBC était originellement une radio avant de ne devenir également une télévision, puis de se déployer sur Internet.
 
 
Dans votre article, vous indiquez qu’il faudra trouver de nouvelles formes de recettes pour que perdure un accès à une information de qualité. De quelles recettes parlez-vous ?
Heidi Tworek : On peut imaginer différentes pistes. La première repose, justement, sur les médias publics. En Suisse, le référendum sur la suppression ou le maintien de la redevance audiovisuelle a été largement rejeté récemment. La Suisse a donc validé cette forme de financement pour l’audiovisuel public mais on peut en imaginer d’autres, telle que de régimes fiscaux spécifiques pour la presse via des fondations, par exemple. On peut également envisager une taxation sur les réseaux sociaux, qui viendrait abonder un fonds qui serait mis à disposition des autres médias. 
 
D’autres ressources pour la presse pourraient être à aller chercher du côté des lecteurs. On peut imaginer un système où les lecteurs financeraient les enquêtes ou les sujets qui les intéresseraient. La question des ressources est une question majeure : si les précédentes ressources finançant la presse ont disparu (petites annonces, publicité…) il va bien falloir en trouver des nouvelles, car les lecteurs n’accepteront pas de payer l’intégralité du coût de l’information.
 
 
Dans une interview donnée au Nieman Lab, Emily Bell, la directrice du Tow Center for Digital Journalism à l’Université de Columbia, explique qu’il existe un modèle économique viable sur le long terme pour les « médias commerciaux », mais que ce modèle ne s’applique pas forcément au journalisme. Qu’en pensez-vous ?
Heidi Tworek : Je partage ce point de vue. L’un des aspects que nous développons dans notre article, est qu’il existe une différence entre information et journalisme. Le journalisme est un moyen de couvrir l’actualité, qui émerge véritablement à la fin du XIXe siècle et plus particulièrement au cours du XXe siècle, et qui suppose, au moins aux États-Unis  qu’une personne rapportant des faits soit objective. La vision du journalisme est sensiblement différente en Europe, mais il y a, d’une façon générale, une éthique partagée sur la manière dont doit s’exercer le métier.
 Il est probable que le journalisme ne soit plus la manière dominante de rapporter l’information  

 
Ce que nous avançons, c’est qu’il est probable que le journalisme ne soit plus la manière dominante de rapporter l’information, ce qui n’empêchera pas pour autant l’accès à l’information. Cette vision semble en adéquation avec celle défendue par Emily Bell, à savoir qu’il existe de nombreux modèles commerciaux pour l’information, mais peut-être plus pour le journalisme, qui est une méthode particulière de traiter l’information.

 
Si je vous comprends bien, vous vous inquiétez pour le journalisme, mais pas pour l’information ?
Heidi Tworek : Exactement. S’il doit y avoir une source d’inquiétude, c’est pour les journalistes. Mais ces derniers doivent également s’interroger : quelles sont les raisons économiques, culturelles, politiques, qui ont permis la prospérité économique du secteur ? Sont-elles toujours d’actualité ? Si non, la façon dont ils traitent l’information ne doit-elle pas évoluer en conséquence ?
 
J’aimerais que les journalistes s’interrogent sur la façon adéquate pour traiter l’information au regard de toutes ces évolutions politiques, économiques et technologiques que nous avons connu ces dernières années. Pour moi, cette question est un véritable challenge à relever, et un questionnement très stimulant.
 
Ce que nous avons essayé de faire avec cet article, c’est de donner un point de vue plus nuancé et plus équilibré que les analyses alarmistes. Nous ne devons pas nous contenter de se désoler devant la situation actuelle et conclure que l’on ne peut pas s’améliorer. Au contraire, il ne faut pas paniquer mais véritablement comprendre les enjeux actuels.

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Crédit photo : Sarah Hall
 

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