Haaretz : lieu de vie intellectuelle, lieu de débat

Haaretz : lieu de vie intellectuelle, lieu de débat

Journal de  référence pour les intellectuels, Haaretz doit sa pérennité au monde des idées et à l'innovation dont a fait preuve ses rédacteurs-en-chef. Le conflit israélo-palestinien aidant, il n'en reste pas moins amplement critiqué.
Temps de lecture : 6 min

Harretz, "le pays"

Quotidien de référence de langue hébreu en Israël, Haaretz « Le Pays », est un journal difficile à apprécier. A l'intérieur du pays, il jouit d'un statut ambigu. Il est respecté comme le journal des intellectuels et des décideurs, et revendique ce statut. Le slogan d'une de ses campagnes de publicité, il y a cinq ans, était d’ailleurs "le journal des gens qui pensent". En même temps, il est violemment critiqué, parfois détesté, pour être resté, toujours au moins de façon relative, à gauche. Offrant la seule couverture régulière de l'occupation depuis de longues années, en soutenant par exemple le processus d'Oslo, il donne une vision intéressante du monde arabe et des citoyens arabes d’Israël (notamment avec Zvi Barel) sans sombrer dans les dérives paranoïdes de ses deux concurrents. Nombre de plumes contribuent au journal hors de la thématique palestinienne à l’instar du correspondant juridique Zeev Segal, le critique de cinéma le plus célèbre du pays, Uri Klein, ou encore le brillant journaliste palestinien de langue hébraïque, Saed Kashua, chroniqueur férocement ironique.
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Le doyen libéral

Fondé en 1918 à Jérusalem sous le nom de Hadashot Ha'aretz , « nouvelles du pays », avant de devenir Haaretz, le journal est le plus ancien quotidien en langue hébreu du pays et donc du monde (Pressreference.com, 2008). En 1923, le siège se déplace à Tel Aviv, qui demeure la capitale médiatique du pays pour la presse israélienne ; la presse étrangère étant basée à Jérusalem depuis les années soixante-dix. A une époque où en Israël, comme en Europe, domine la presse de parti , le journal s’est entre autres pérennisé parce qu'il fut dès l’origine un journal sans affiliation partisane, avec une orientation libérale-démocrate. Le premier rédacteur en chef fut Moshe Glickson, puis en 1937, un juif allemand richissime, Shlomo-Zalman Shoken, rachèta le journal et nomma son fils, Gershom (Gustave) rédacteur en chef. En 2002, c’est le petit fils qui prend les commandes bien que la rédaction en chef soit désormais dissociée de la propriété. Editeur (au sens français) du journal, Amos Shoken écrit rarement mais défend son journal avec vigueur lorsqu'il est attaqué. Il faut rappeler enfin qu'au-delà du quotidien, Haaretz est intégré au groupe Shoken qui possède une chaîne de journaux locaux.
 
Le rédacteur en chef est depuis 2008 Dov Alfon, qui a tenu a réorienter le journal "à gauche" (au sens israélien du terme, c’est à dire sur la question palestinienne) après un moment de repli relatif de la part du rédacteur en chef précédent, David Landau, très irrité par les médias étrangers qu'il jugeait trop critique d'Israël.

Une bonne tenue dans une presse en crise

 
Pour comprendre Haaretz, il faut se rappeler que la presse quotidienne est en crise (Bourdon, 2008). Nous parlons ici de la presse "mainstream" en hébreu, qui n'est pratiquement pas lue par les Arabes, par les ultra-orthodoxes, ni par de nouveaux immigrants, notamment les Russes qui ont deux quotidiens et plusieurs magazines. En hébreu, ne subsistent que trois quotidiens généralistes payants: Yedioth Aharonot, Maariv, et Haaretz, et deux gratuits de création récente, Israel Hayom et Israel Post. Alors que Yedioth et Maariv sont en concurrence frontale, Haaretz n'a pas de rival véritable. Au plan culturel, il est vraiment le seul à couvrir l'actualité artistique et littéraire. Il a par ailleurs développé son information économique en s’associant, en 2000, à un nouveau site Internet consacré à l'économie, the Marker. En 2005, il absorbe le site et lance un nouveau supplément quotidien sous ce titre (1), aujourd'hui leader de l'information économique face à l'ancêtre - Globes- et au nouveau venu, le Kalkalist « l'économiste », lancé en 2008 par le groupe Yedioth Aharonot (et distinct du quotidien du même titre). Enfin, ses analyses politiques sont respectées par tous, y compris par ceux qui sont en désaccord avec elles.
 
Selon la société commerciale "single source" (Bar-Zohar, 2010), dans un marché où la presse imprimée est en net déclin, Haaretz ne recule que faiblement: En 2009, la circulation du quotidien (auprès des lecteurs juifs) était de 7,1 %, comparé à 7,3 % en 2008, et 7,4 % en 2007. Ceci correspond à quelques 65.000 abonnés, auxquels il faut ajouter des ventes en kiosque de 72.000 exemplaires, qui montent fortement avec le supplément du week-end. Publiée en collaboration avec le Herald Tribune, l'édition anglaise marche essentiellement par abonnement, avec quelques 15.000 abonnés. Il faut se souvenir que les deux grands tabloïds sont en net déclin (ils ont perdu sur les deux dernières années entre 12 et 18% de leur lectorat). Les tabloïds sont concurrencés de plein fouet par les gratuits dont, depuis 2008, Israel Hayom, deuxième journal du pays, et aussi par l'Internet. En effet, le site de Yedioth Aharonot, Ynet, est le plus populaire du pays avec plus de visites quotidiennes que le quotidien du même nom. La circulation de Yedioth était de 34 % en 2009, celle de Israel Hayom de 26,8 %, celle de Maariv 14 %.

Un journal de centre gauche

Longtemps, la mise en page sévère a paru tout droit issue de la presse allemande, voire prussienne, qui lui servait de modèle, y compris par la présence d'une abondante page d'opinions. Comme les quotidiens de qualité du monde entier, Haaretz, tout en restant fidèle à son format (Berliner) et à ses caractères plus petits, est passé à la couleur, a multiplié les photos, et consacre plus de place aux faits divers, à la mode, et aux sports. Si le journal n'a pas investi dans la télévision, à l'inverse de ses deux concurrents, il n'a pas raté le tournant de l'Internet. Son site est très fréquenté en Israël : au deuxième semestre 2010, haaretz.co.il (en hébreu) est le 31ème site le plus fréquenté, tandis que haaretz.com (en anglais) occupe la 94ème place (source: www.alexa.com). La version anglaise est une référence pour les correspondants de la presse étrangère, et aussi pour tous ceux qui dans le monde s'intéressent de près à Israël. Le visage du site Internet vient d'être refait, et l'on ne peut manquer d'y noter la présence du bleu du drapeau comme couleur des titres. Une façon de réaffirmer, malgré les contenus critiques, son patriotisme?
 
Le journal est de gauche, de façon cohérente, à propos de l'occupation et de la question palestinienne. Les deux plumes qui couvrent de près l'occupation sont Gidéon Lévy, dans sa rubrique hebdomadaire du supplément, ‘Ezor Hadimdumim’ « Entre chien et loup », et Amira Hass, seule journaliste israélienne basée dans les territoires (à Gaza puis à Ramallah), auteur de plusieurs ouvrages dont Correspondant à Ramallah, et couronnée de prix. On peut leur ajouter Akiva Eldar, correspondant diplomatique et politique qui a signé avec l'universitaire Idith Zertal un ouvrage de référence sur la colonisation (Eldar, Zertal, 2007).
 
Sur la question palestinienne, le journal n'hésite pas à prendre des risques en allant contre l'opinion dominante. En 2009 Haaretz publie des témoignages de soldats sur les crimes de guerre commis durant la guerre à Gaza, qui vient alors de se terminer (2).  En avril 2010, éclate la double affaire Anat Kam-Uzi Blau. Anat Kam est journaliste mais a profité de son service militaire pour dérober des informations classées qu'elle a transmis en 2008 à Uri Blau, journaliste à Haaretz. Haaretz publie notamment des informations selon lesquelles l'armée israélienne prépare des assassinats ciblés de personnes recherchées en prenant le risque calculé de tuer des civils, s’opposant ainsi à une décision de la Cour Suprême. Mais lorsque le scandale éclate en Israël, la blogosphère et la presse mondiale en parlent depuis longtemps, tandis que les médias israéliens sont soumis à une interdiction judicaire de publier, qui s'impose à eux comme la censure militaire toutefois beaucoup plus discrète. La presse populaire se déchaîne contre Anat Kam "l'espionne"et indirectement ou directement contre Haaretz. Enfin, au début du mois de juin 2010, dans l'affaire de la flottille de Gaza, Haaretz demeure en retrait sur le reste des médias hébreux qui encouragent, pour dire le moins, le patriotisme ambiant, soutiennent le blocus de Gaza et l'arrestation de la flottille, même s'il critique, modérément, l'exécution désastreuse de la décision.
 
Mais le journal veille à son pluralisme. Si le gauche et le centre-gauche y sont très présentes dans la rubrique libres opinions, la droite a aussi ses plumes, notamment Israel Harel, qui représente le point de vue des colons. Sur le plan économique, il est "de droite", entendez favorable au libéralisme économique, notamment à travers la collaboration de Nehamia Strassler et au supplément économique, the Marker. La gestion du journal obéit aussi à une logique libérale, et le nouveau patron, Amos Shoken, a choisi de favoriser les contrats personnels et défend dans son journal la libéralisation du marché du travail. En bref, on peut être de droite en Israël et lire Haaretz, il suffit d'éviter avec soin certaines signatures pour trouver un journal modéré.

Si "le pays" n'existait pas

Il faut souligner la force du journal. Il est très exagéré de le qualifier, comme l'a fait récemment le magazine allemand Der Spiegel (2008) de "journal sans pays". Critiquant l'occupation et les politiques successives du gouvernement, il n'aurait pas de base sociale. Selon Amos Shoken, le propriétaire et l'éditeur du journal, la diffusion progresse lentement, mais progresse quand même. Les quelques désabonnements annoncés à grand prix pour des raisons "patriotiques", notamment celui de l'écrivaine à succès Irit Linor après un échange de lettres en avril 2002 avec Amos Shoken (Sternthal, 2008), ne provoquent pas de crise véritable. Les intellectuels de gauche, et dans une large mesure les élites culturelles et économiques, n'ont pas d'autre journal auquel s'identifier.
 
Il faut aussi défendre Haaretz contre ses critiques. Pour qui vit en Israël, la voix du journal est essentielle au débat. Les difficultés de Haaretz reflètent moins celles du journal que celles d'un pays divisé entre des camps politiques divers, au sein duquel l'élite libérale (au sens politique) et laïque se sent de plus en plus isolée. Pour autant, le journal joue un rôle vital pour le pluralisme politique du pays. Ceux qui regrettent sa participation à l'exportation de la critique du pays seront les premiers à regretter sa disparition ou son alignement sur l'opinion dominante en Israël.

Sources

O. BAR-ZOHAR (2010). TGI survey: TheMarker's circulation is greater than competitors' combined TheMarker leads the competition Globes and Calcalist with 8 percent circulation among Israeli adults.Haaretz, 27 janvier
 
Jérôme BOURDON (2008). Les médias. In A. Dieckhoff (dir.). L'Etat d'Israël. Paris: Fayard.
 
 
Der Spiegel (2008). A Newspaper Without a Country.
Consulté le 10 juin 2010.
 
Eldar, A., ZERTAL, I. (2007). Lords of the Land: The War for Israel's Settlements in the Occupied Territories, 1967-2007. New York: Nation Books.
 
A.HASS. (2004). Correspondante à Ramallah : 1997-2003. Paris: La Fabrique.
 
Pressreference.com (2008).
Consulté le 10 juin 2010.
 
J.SLATER. (2007). Muting the Alarm over the Israeli-Palestinian Conflict. The New York Times versus Haaretz, 2000-2006. International Security 32-2, pp. 84-120.
 
Consulté le 4 juin 2010
 
T .STERNTHAL (2008). Camera Translates Letter from Israeli Author Slamming Ha'aretz. Internet:
Consulté le 4 juin 2010

(1)

Même si "The Marker" se présente comme un quotidien autonome (détachable de Haaretz), il est resté en fait un supplément et fonctionne comme tel. 

(2)

voir notamment les articles d'Haaretz La revue de presse de l'ambassade de France en Israël ou encore une< a href=http://israelpalestine.blog.lemonde.fr/2009/03/20/temoignages-de-soldat… target="_blank">note sur le Monde.fr 

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