Axel Springer, d’une stratégie l’autre

Axel Springer, d’une stratégie l’autre

Connu surtout pour des titres comme Bild ou Die Welt, le groupe Axel Springer a su négocier le virage du numérique grâce à une tactique mélant expérimentation, diversification et internationalisation. Retour sur la stratégie du premier groupe de presse allemand.
Temps de lecture : 7 min

Image revue Ina Global

Axel Springer, avec un chiffre d’affaires de 2,8 milliards d’euros en 2013(1) et des effectifs de 13 600 personnes(2), est sans doute le premier groupe de presse dans un pays, l’Allemagne, dont la presse quotidienne a longtemps été l’une des plus florissantes d’Europe. La décennie 2000 aura pourtant été très brutale pour la presse d’outre-Rhin, avec ses journaux aux rédactions nombreuses(3), à la pagination souvent riche, qu’ils soient des suprarégionaux haut de gamme, des titres locaux ou des populaires au ton agressif. Springer était d’ailleurs présent sur chacun de ces segments. Plutôt que de subir le lent déclin annoncé, ce groupe s’est engagé dans une stratégie faite de recentrages sur quelques titres phares et d’un développement ambitieux dans le numérique.
 
Au deuxième trimestre 2014, le groupe peut fièrement annoncer qu’il réalise quasiment 50 % de son chiffre d’affaires – et les deux tiers de son résultat – dans le numérique. Mathias Döpfner, son patron, qui a commencé sa carrière comme journaliste, notamment à la prestigieuse Frankfurter Allgemeine Zeitung, a même annoncé début septembre que le groupe Axel Springer pourrait bientôt doubler ses bénéfices et atteindre 1 milliard d’euros de résultat… Comment ce géant de la presse quotidienne, qui fut également présent dans les magazines, est-il parvenu à se transformer à ce point ? On le verra, cela n’a pas été sans mal. Car, ces trente dernières années, Springer a testé successivement plusieurs stratégies, parfois avec des échecs spectaculaires. On peut donc à son propos parler d’un apprentissage.

Recentrages

Revenons un instant sur les débuts du groupe. Axel Springer (1912-1985), dont le père était lui-même éditeur, crée son premier titre, Hörzu, en 1946. Il s’agit alors d’un magazine de programmes radio. Comme l’ensemble des éditeurs de l’Allemagne de l’après-guerre, il a pu s’engager dans la presse renaissante en donnant la preuve aux autorités anglo-américaines qu’il n’avait eu aucun lien avec le régime nazi. Très rapidement, la petite maison d’édition prend la dimension d’un groupe avec les créations, en 1948, du Hamburger Anbendblatt, quotidien local, et en 1952 du Bild Zeitung, quotidien populaire que l’on ne présente plus. Ce dernier, qui voit le jour l’année de l’apparition de la télévision dans le pays, se veut largement illustré, misant sur la photo spectaculaire, voire scandaleuse, et sur des textes très courts(4). En 1953, il reprend Die Welt, un suprarégional de sensibilité conservatrice, créé en 1946 par les occupants britanniques. Il s’agit là des premiers pas d’un groupe qui élargira sa présence dans la presse locale en même temps qu’il continuera à se développer en presse magazine (hebdomadaires de télévision, féminins, sports, automobile, jeunesse, finances, etc.). Rapidement Bild Zeitung, fort de ses éditions locales (25 actuellement) gagne une place de leader, tandis que Die Welt se voit reconnu pour son sérieux. À leurs plus belles heures, en 1991, le premier aura une diffusion totale de 4 700 000 exemplaires, le second de 218 000 exemplaires.
 
Si le développement de la télévision a peu d’impact sur la presse allemande, il en va tout autrement d’Internet. Car le paysage des médias s’est largement renouvelé, avec une offre foisonnante. Springer voit en quelques années la diffusion quotidienne de son géant populaire baisser de 2 millions d’exemplaires. C’est pourquoi, au début des années 2010, la direction du groupe décide de revoir complètement sa stratégie en la recentrant autour de ses deux titres phares, Bild et Die Welt. Les titres locaux et les magazines sont cédés en juillet 2013 à FunkeMediengruppe.
 
Recentrage ne signifie pas abandon de la presse quotidienne, mais au contraire valorisation des deux titres. Pour Die Welt, il s’est agi d’abord d’une modernisation de son offre imprimée, avec Welt Kompakt, créé en 2004, en direction d’un public plus jeune (pour moitié situé dans les 18-35 ans)(5), ensuite d’éditions numériques online et mobiles, qui lui permettent de se situer à la 5e place pour l’audience(6), tandis que le site Bild.de arrive largement en tête des audiences avec 17 millions de visiteurs uniques par mois(7).

Internationalisation

 Il a fallu une décennie pour que le groupe digère l'échec de Claro 
Avant même ce recentrage, Springer avait vécu d’autres expériences, notamment à l’étranger. À l’image d’autres éditeurs allemands, le groupe avait lancé dans les pays voisins diverses éditions de magazines, à l’image d’Auto Bild, devenu Auto Plus avec le joint-venture créé avec les Éditions mondiales (aujourd’hui Mondadori France). Cependant l’originalité de Springer dans ce domaine a été de tenter l’internationalisation du concept de quotidien populaire, jusque-là considéré comme très lié à un contexte national (contrairement aux quotidiens économiques). Ce fut le lancement de Claro, titre populaire, moderne et illustré, en Espagne, un pays où ce type de publication n’existait pas. Appuyé sur un outil industriel ultramoderne à Madrid, le quotidien créé en avril 1991 en joint-venture avec le groupe espagnol Prensa Española ne réussit jamais à atteindre l’objectif de 1 million d’exemplaires, se stabilisant autour de 400 000 ex. et entraînant de lourds déficits qui conduisirent à l’arrêt pur et simple dès le mois d’août. Il a fallu une décennie pour que le groupe digère cet échec et adapte sa stratégie à la Pologne, où il a lancé Fakt, qui a rapidement dépassé les 500 000 exemplaires, s’imposant par la suite comme la plus grosse diffusion du pays. Et c’est sur ce succès que de nouveaux projets ont vu le jour, dont une version française, projet éditorial confié à Didier Pourquery en 2006. Mais, entre-temps, les gratuits s’étaient largement imposés, rendant encore plus risqué un tel lancement qui nécessite une importante logistique, donc des investissements, en matière d’impression et de réseau de diffusion.
 
Springer n’allait pas pour autant abandonner le marché français, mais il allait y revenir dans un tout autre domaine, celui des pure players du Net, comme nous le verrons plus loin.

Diversification

Dès l’origine, Axel Springer s’est préoccupé de diversifier l’activité de son groupe, ce qui dans un pays où radio et télévision relevaient du monopole public, signifiait le développement de toute une gamme de magazines, dans des domaines extrêmement diversifiés, comme cela est évoqué plus haut. Lorsque, dans les années 1980, le monopole de la radio et de la télévision prit fin, et que se développèrent le câble et les satellites, en même temps qu’émergeait la télématique, avec le Bildshirmtext, le groupe se lança aussi sur ce créneau. Il était notamment très présent dans les négociations avec les pouvoirs publics, et participa aux expérimentations collectives (projets pilotes du câble à Berlin, Dortmund, Ludwigshafen, et Munich), au travers du puissant syndicat des éditeurs de quotidiens, le BDZV. Logiquement le groupe Springer a été en pointe dans la création de « la chaîne des éditeurs »(8), baptisée Sat1, au sein de laquelle se retrouvait pratiquement toute la presse allemande, hormis Bertelsmann et la WAZ, qui pour leur part ont préféré un partenariat avec la CLT (Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion). L’expérience de Sat1, dans laquelle chaque éditeur gérait de façon autonome sa tranche horaire (hormis APF, structure commune(9)de production d’information d’actualité) fut cependant aussi coûteuse qu’inefficace, immédiatement devancée par RTL Plus (CLT / Bertelsmann / WAZ)… On assista alors à une prise de contrôle par le trio Springer-Burda-Beta Taurus, de la chaîne Sat1, mais en pure perte, car c’est finalement le groupe de Léo Kirch (Beta Taurus), qui regroupa Sat1 et l’une de ses concurrentes, ProSieben, au sein du groupe audiovisuel ProSiebenSat1 Média.
 
Faut-il voir dans les déboires combinés de l’internationalisation (Claro) et de la diversification dans l’audiovisuel (Sat1, DSF, Premiere(10) une forme d’apprentissage du groupe qui va conduire celui-ci à une approche complètement nouvelle dans Internet ? Face à cette nouvelle donne, le groupe a en effet choisi de s’appuyer largement sur des pure players, en majorité hors d’Allemagne, qui ont construit avec lui un groupe aux activités et au périmètre géographique totalement renouvelés. C’est en tout cas ce que laisse penser l’acquisition en juin 2007 d’un peu plus de 80 % du groupe Aufeminin.com. Ce dernier, lancé en France sous la forme d’un site largement participatif dès 1999, lui apportait d’emblée un savoir-faire éditorial sur ce nouveau média, une place de leader sur le marché des femmes internautes et une dimension largement internationale, devenue mondiale, puisque Aufeminin.com est présent en Amérique du Nord, au Brésil, au Vietnam, au Maroc, en Tunisie et un peu partout en Europe, revendiquant une audience globale de plus de 40 millions de visiteurs uniques dans le monde. L’international représenterait 56 % du chiffre d’affaires du groupe en 2014.
 
 Aufeminin.com est un opérateur qui fait preuve de beaucoup d’agilité pour se développer dans le secteur du numérique 
Au-delà, Aufeminin.com est un opérateur qui fait preuve de beaucoup d’agilité pour se développer dans ce nouveau secteur du numérique, multipliant les acquisitions, telles que Marmiton. org (cuisine), MyLittleParis, OnMeda (santé), Netmums (jeunes parents), acquisitions en France, mais aussi en Allemagne et en Grande-Bretagne. Au-delà de l’éditorial, Aufeminin.com est présent dans la publicité du Net avec SmartAdverser (notamment les enchères en temps réel) qui réalise un peu plus des 10 % du chiffre d’affaires de la galaxie Aufeminin, largement augmenté après ses dernières acquisitions (MyLittleParis en 2013) s’élevant à 42 millions d’euros pour le premier semestre 2014. Il s’est également donné en 2011, avec Womenlogy, un «laboratoire» intervenant dans les champs du marketing et de l’univers des femmes.
 
L’autre grand volet de la diversification de Springer sur Internet est celui des sites et portails de petites annonces, au travers de sa filiale Axel Springer Digital Classified, coentreprise en partenariat avec le nord-américain General Atlantic (30 %). S’accélérant depuis la décennie 2010, la présence du groupe couvre principalement l’immobilier (Immoweb, Seloger.com, etc.), l’emploi (Stepstone, Saongroup, Totaljobs, etc.) et l’automobile (Car&Boat Media, Autoreflex.com). Là encore, Springer fait le pari de s’appuyer principalement sur des pure players performants, souvent leaders sur leur marché, glanés dans de nombreux pays dont la France, la Grande-Bretagne, la Norvège, la Belgique, Israël, etc. Très fréquemment, les acquisitions laissent une place aux créateurs des sites (Immoweb) ou se font en partenariat avec d’autres groupes européens tels Mondadori (en France, au travers d’Emas) ou Ringier (en Pologne). Très récemment, en 2013, le groupe Axel Springer, qui a manifesté à plusieurs reprises ses craintes à propos de la place occupée par Google, a pris 20 % de la start-up française Qwant et son moteur de recherche.
 
Apprentissage toujours avec ce retour inattendu dans le secteur de la télévision, grâce à l’acquisition, en décembre 2013, d’un indépendant, la chaîne d’information en continu allemande N24. Cette chaîne, créée en 1999, aurait vocation à constituer un pôle d’information plurimédia avec Die Welt : les deux rédactions doivent à l’avenir produire des contenus écrits (imprimé et numérique) et image (chaîne d’information et vidéos pour les sites numériques d’information).
 
Même s’il est trop tôt pour juger des résultats, il est important de souligner l’originalité de la stratégie choisie par le groupe Springer depuis quatre ans, mélange d’innovations sur quelques activités historiques du groupe (Bild et Die Welt) et d’emprunts à la dynamique des pure players du numérique, que ce soit dans l’éditorial (Aufeminin), le marketing, les petites annonces et peut-être également les services (avec le moteur de recherche). Dans cette stratégie, force est de reconnaître la puissance de ce groupe qui n’a pas hésité à investir largement, mais aussi l’agilité de son management pour identifier et acquérir les perles sur lesquelles appuyer son développement. Agilité que confirme, début septembre 2014, l’annonce d’un partenariat avec le pure player nord-américain Politico pour le lancement d’une édition européenne de celui-ci.

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Crédits photos :
« Nous sommes Pape ! », annonce en avril 2005 la une du Bild sur la façade du bâtiment Springer. © Jose Giribas / ROPI / REA.
À la tête du groupe depuis 2002 : Mathias Döpfner. © Carsten Koall / Getty.
Springer, un patron très conservateur mais entreprenant. © Herbert List / Magnum Photos.
Image revue Ina Global
(1)

Rapport d’activité d’Axel Springer Group. 

(2)

Lemonde.fr du 26 juillet 2013.

(3)

Cf. Valérie Robert, « Le cas allemand », sous la direction de J.M. Charon et J. Papet, Le journalisme en questions – Réponses internationales, L’Harmattan, 2014. Ainsi qu’Andrea Czepek, « La concentration de la presse écrite et le pluralisme en Allemagne », sous la direction de F. Rebillard et M. Loicq, Pluralisme de l’information et media diversity – Un état des lieux international, De Boeck, 2013.

(4)

Cf. Valérie Robert, idem.

(5)

Qui a permis au titre de se situer à 250 000 exemplaires au début de la décennie 2010.

(6)

9 640 000 visiteurs uniques en mai 2014 (cf. Agof).

(7)

Cf. le documentaire de Marie-Eve Chamard et Philippe Kieffer, « Presse : vers un monde sans papier », Arte (26.08.2014).

(8)

Cf. Jean-Marie Charon, La presse française de 1945 à nos jours, Le Seuil, 1991, ou encore « Les stratégies multimédias des quotidiens européens », Rapport CEMS / DGT, avril 1986. 

(9)

De 165 journaux, dont Springer devait détenir 35 % du capital.

(10)

e De nouveau en partenariat avec Léo Kirch, mais aussi Bertelsmann. Cf. Isabelle Bourgeois, Radios et télévisions en Allemagne – entre la loi et le marché. Cirac, 1995. 

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