« La musique de jeux vidéo, c’est avant tout de la musique ! »

« La musique de jeux vidéo, c’est avant tout de la musique ! »

Christophe Héral est compositeur. Quand il a commencé à composer de la musique pour les jeux vidéo, il a dû faire face au bras de fer qui fait rage entre la Sacem et les éditeurs autour des droits d’auteur.

Temps de lecture : 6 min

S’il considère le film d’animation comme sa « famille », Christophe Héral a aussi composé la musique de jeux vidéo célèbres comme Rayman Legends ou Beyond Good & Evil. Il a également bénéficié d'un accord triparti avec la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) et l'éditeur français de jeux vidéo Ubisoft, une première en France.
 
 
Beaucoup de gens se souviennent de la musique de Tetris, de Mario ou Final Fantasy. Des concerts live sont même organisés avec orchestre pour interpréter ces morceaux. Quel rôle joue la musique dans les jeux vidéo ?
 
Christophe Héral : Les gens sont contents de voir ces musiques jouées par un orchestre symphonique, ça leur rappelle des sensations qu'ils ont eues pendant le jeu. La musique que j'ai composée pour Beyond Good & Evil a par exemple été jouée lors du Video Games Live entre autres à Los Angeles, à Londres et à Paris. La musique de jeux vidéo est un peu une madeleine de Proust
 La musique de jeux vidéo est un peu une madeleine de Proust. 
, car même pour certains jeux où il y a une musique en 8-bit(1), comme Tetris, cela évoque de nombreux souvenirs à beaucoup de joueurs. Tellement que ça en devient même des standards, comme les chansons Disney qui sont devenu des classiques par exemple. Il faut juste se rappeler que la musique de jeux vidéo c'est d'abord et avant tout de la musique ! La musique laisse une trace dans la mémoire de chaque personne qui regarde un film, un dessin animé ou un jeu vidéo. Et tandis qu’on passe moins de deux heures devant un film, on peut passer plusieurs dizaines d'heures devant un jeu vidéo, ce qui très différent.
 

Vous avez d’abord travaillé pour la télévision et le cinéma. Quelles différences y a-t-il entre la composition d’une musique pour les jeux vidéo et celle pour un film ou la télévision ?
 
Christophe Héral : Malgré ce que peuvent dire mes collègues, on est avant tout compositeur de musique. Après effectivement, il y a des spécificités liées aux jeux vidéo. On doit gérer l'interactivité, on écrit la musique en fonction des possibles et de ce que va faire le joueur. On crée alors une palette de situations musicales pour y répondre. Mais ça fait partie du jeu de la composition musicale. On l'oublie peut-être, mais du temps de Mozart, on accompagnait les jeux de dés avec des formes musicales déjà écrites. Et suivant le résultat du lancer de dés, on fabriquait un nouveau menuet. C'était déjà le même genre d'écriture, qui s'adaptait à la situation. Dans le jeu vidéo, on doit pouvoir interrompre notre musique lorsque qu'une nouvelle action se produit, elle doit être « coupable » à tout moment. Mais c'est notre rôle, et avec un peu d'imagination on peut quand même faire beaucoup en termes de composition, malgré ces contraintes.
 
Quelle est l’importance du compositeur dans la création d’un jeu vidéo ? Les échanges existent-ils avec les développeurs ou bien la musique est-elle composée à part ?
 
Christophe Héral : Cela dépend des jeux vidéo. Souvent les musiques de jeux sont post-produites, c'est-à-dire qu'on fait appel au compositeur une fois que tout est en place. Mais le compositeur peut aussi prendre part à la création-même du jeu. Quand j'ai travaillé sur le jeu Tintin et le Secret de la Licorne (Ubisoft), j’ai pu intégrer la core team, l'équipe qui décide de ce que sera le jeu, aux côtés de personnes comme le game designer(2).
Pour des jeux avec un aspect narratif fort comme celui-ci, c'est très intéressant de faire entrer un musicien dans la production, qui peut donner un éclairage particulier sur un personnage par exemple. Dans Tintin, j'ai mis le paquet sur le capitaine Haddock car ça m'intéressait de travailler sur un personnage abîmé et pas bien dans son slip plutôt que sur Tintin, un jeune con sorti d'une école de journalisme et qui pensait que tout était tout blanc ou tout noir. Haddock, lui, était gris, et c’est ça qui m’intéresse. Ce n’est jamais révolutionnaire, mais on peut influer sur des détails et je trouve très intéressant d'intégrer le compositeur dans les systématismes de jeu. Pour Rayman Legends par exemple, il y avait même des situations où la musique était composée avant le gameplay(3) !
 
 
 
Les budgets consacrés à la création musicale sont-ils importants dans l’industrie du jeu vidéo ?
 
Christophe Héral : Là encore tout dépend du jeu. J'ai siégé au Fonds d'aide aux jeux vidéo (FAJV) au CNC, qui soutient le financement des jeux, où j'ai pu voir le détail des moyens mis en place. Les budgets musique peuvent aller de 1 000 euros pour un petit jeu iPhone, à 350 000 euros pour des grosses productions nécessitant un orchestre symphonique. Mais l'argent peut créer une contrainte économique pour le créateur dans sa composition et lui permettre de créer des musiques originales avec peu de moyens.
 
D’un point de vue juridique, comment sont gérés les droits d’auteurs des compositeurs de musique de jeu vidéo ?
 
Christophe Héral : Il faut d'abord parler du système américain, qui est celui du buy-out. Les studios donnent une somme d'argent au compositeur et récupèrent la totalité de ses droits, y compris son droit moral. Le problème en France, depuis la Révolution française, c'est que le droit moral ne peut être cédé. Un compositeur français doit alors toucher des droits d’auteurs en fonction des ventes du produit fini. C'est la loi qui veut ça, pas la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) comme beaucoup le croient. C'est comme si l'on engueulait le gendarme qui nous arrête pour avoir grillé le feu rouge. La Sacem joue donc parfois au gendarme, mais elle ne fait qu'appliquer la loi. Une fois un éditeur a pensé qu'il pouvait vendre les musiques de son jeu vidéo sur iTunes comme si elles lui appartenaient. Et le compositeur qui a porté plainte et eu gain de cause en justice n'était même pas membre de la Sacem !
 
Comment expliquer le blocage récurrent qui existe entre les compositeurs de musique français et les éditeurs de jeux vidéo ? Les compositeurs français ont l’air de faire fuir les éditeurs.
 
Christophe Héral : Le dialogue n'est pas toujours facile à établir en effet. Mais avant même de parler des éditeurs américains, on peut parler des éditeurs européens. Que les Américains engagent des compositeurs américains, c'est normal. Mais ce sont les éditeurs français qui devraient faire appel à des compositeurs français. Ils vont pourtant les chercher aux États-Unis, uniquement pour des histoires de droits d'auteurs. À aucun moment on parle d'écriture et d'artistique, c'est ça qui me fait mal.
 À aucun moment on parle d'écriture et d'artistique, c'est ça qui me fait mal. 
Ils choisissent tel ou tel compositeur parce qu'il a un statut juridique qui permet de ne pas partager les bénéfices d'un jeu avec lui.
 
Vous avez pourtant été le premier à bénéficier d’un accord triparti avec l’éditeur Ubisoft et la Sacem. Comment cela a-t-il été possible ?
 
Christophe Héral : Cela faisait déjà six ans que je fais venir Ubisoft à la table de la Sacem, car au début ce n'était pas gagné. Ubisoft ne voulait pas entendre parler de la société, d'ailleurs mes premiers contrats avec eux étaient « illégaux », des contrats de buy-out comme aux États-Unis. C'est seulement avec Rayman Legends qu'on a trouvé un accord avec la Sacem et Ubisoft. Cela permettait une rémunération supplémentaire uniquement à partir du moment où le jeu gagnait de l'argent. Pour vous donner un ordre d'idée, moi je serai payé deux centimes par copie vendue à partir du moment où la vente du jeu franchira le seuil des 3 millions d'exemplaires. Par exemple pour 15 millions d'euros que l'éditeur récupère sur les ventes, moi je toucherai 20 000 euros, ça ne va pas le déstabiliser ! Mais plus d’un an après sa sortie, Rayman Legends s’est vendu à un peu plus d'un million d'exemplaires, ça ne changera donc rien pour moi. En revanche, si on prend un jeu vidéo comme Angry Birds par exemple, c’est différent. Là effectivement, si le compositeur a été payé à peine quelques milliers de dollars et que l’éditeur a engrangé des centaines de millions de dollars de recettes, c'est normal de lui reverser un peu plus d'argent.
 
Ce genre d’accord pourrait-il être renouvelé et faire office de modèle à l’avenir pour les contrats entre compositeurs et éditeurs ?
 
Christophe Héral : Ce sera difficile d'appliquer ce système avec les éditeurs américains, ils sont habitués à un autre modèle, le buy-out. J'ai en revanche l'espoir de ne pas m'être battu pour rien. Derrière ce premier contrat, il y a peut être, au fond, une vraie envie des éditeurs français de travailler avec des compositeurs français. Je ne le fais pas pour moi, j'ai la chance de travailler avec Michel Ancel qui voulait travailler avec moi pour Ubisoft. On aimerait que ça fasse tache d'huile, et il y a peut-être une amélioration. Lors de la conférence en juin dernier au Cnam sur ces problématiques là, il n'y avait pas de représentants du jeu vidéo. Mais très récemment, Claude Amardeil, de la Sacem, a rencontré le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), c'est une bonne chose car il y a un début de dialogue. Avant il n'y avait aucun échange avec eux. Mais ça a demandé et ça demande encore beaucoup d'efforts. Je préfèrerais me baigner dans ma piscine que d'aller faire le « clampin » au Cnam pour essayer de convaincre des gens qui ne sont même pas là. Mais avec cette entrevue on peut commencer à espérer que dans quelques temps on verra plus de contrats de ce type.

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Crédits Photo :
C. Héral

(1)

Aussi appelée chiptune, la musique 8 bit est un ensemble de sons synthétisés par un ordinateur ou la puce audio d'une console de jeu en temps réél.  

(2)

Le game designer s'occupe des mécanismes de base du jeu vidéo (logique de l'histoire, personnages, ligne éditoriale du jeu) 

(3)

Ensemble des règles gouvernant le jeu vidéo et son attractivité auprès des joueurs.  

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