Quand la TV s’habille en musique

Quand la TV s’habille en musique

La musique que vous entendez dans les émissions de TV n’est pas choisie au hasard.  

Temps de lecture : 9 min

« Tu regardes Pirates des Caraïbes ? Non, je regarde un mec qui coupe des poireaux ». Ce dialogue issu d’une vidéo du Youtuber Cyprien en 2015 fait clairement référence à la bande son de l’émission Top Chef diffusée sur M6. Ce programme illustré par de nombreuses musiques de film, dont les thèmes composés par Klaus Badelt (Bande originale de Pirate des Caraïbes, 2003), met en lumière la pratique de sonorisation télévisuelle et plus particulièrement l’utilisation de musiques du commerce (tubes, bandes originales de films…) au sein des programmes télévisuels dits « de flux » (magazines, téléréalités, journaux télévisés…)(1) . Cette pratique d’« habillage musical », à première vue insignifiante si l’on considère sa place dans la chaîne de production d’une émission ainsi que les revenus qu’elle génère, témoigne cependant aussi bien de l’évolution de la place de la musique à la télévision que des rapports existants entre les télédiffuseurs et les acteurs de l’industrie musicale.

La médiatisation de la musique par la télévision : de la performance à l’arrière-plan ?

Les émissions de variétés, les émissions musicales, traditionnellement diffusées dès les débuts de la télévision ont particulièrement évolué depuis les années 1980, laissant moins de place à la performance et plus à l’image des artistes. D’une médiatisation directe de la musique (prestation d’artiste/interprète, promotion de son actualité), on est passé à une médiatisation par l’image de l’artiste (l’artiste assure sa promotion sans pour autant interpréter ses titres). Depuis les années 2000, la musique détient une place considérable à la télévision sous des formes variées, comme celle de l’habillage musical des émissions – que l’on pourrait qualifier de médiatisation secondaire.

Des traces de l’utilisation de musiques du commerce en tant qu’illustration ont été repérées ponctuellement depuis 1960. Par exemple, des musiques étaient utilisées au sein de journaux télévisés afin de couvrir les mauvaises captations sonores engendrées par les outils de l’époque.

Dans les années 1980, selon Kurt Blaukopf (2) , on commence à parler « d’un phénomène entièrement nouveau d’utilisation non musicale de la musique » à la télévision dû a priori aux techniques « modernes » d’enregistrement de l’époque. L’ouverture du marché télévisuel aux chaînes privées et à une concurrence de plus en plus généralisée favorise aussi l’essor de la pratique. En 1987, la chaîne M6 est créée. Chaîne à dominante musicale et contrainte de dédier 30 % de ses programmes à la musique, elle utilise aussi dans ses magazines ou reportages des musiques du commerce en tant qu’illustration. Par exemple, l’émission Turbo, lors de sa première diffusion le 7 mars 1987, illustrait musicalement une séquence de présentation du salon de l’automobile de Genève par les titres Don’t Give Up de Kate Bush et Peter Gabriel (1986) ou encore Walk This Way d’Aerosmith et Run-D.M.C (1986).
Cette pratique a investi de nombreux genres de programmes aux thèmes variés, sur presque toutes les chaînes. Le recours aux reportages dans les magazines ainsi que l’investissement des moyens de diffusion et d’enregistrements de la musique, tel que le Compact Disc, ont participé au développement et à la visibilité de ces utilisations.
 
Dans les années 2000, la programmation télévisuelle accueille de plus en plus de programmes de téléréalité qui se déclinent même en sous-genres (jeu réalité, télécoaching…). Le nombre de magazines abordant la vie quotidienne augmente aussi. Ces différents genres usent alors de nombreuses musiques du commerce pour illustrer les séquences diffusées.

Quelles musiques pour quels programmes ?

En 2015, près de 41 % des programmes de flux sont composés de musiques du commerce, soit environ 20 % de la programmation générale. Ces programmes sont diffusés à toute heure de la journée et pour la plupart quotidiennement.

Des journaux télévisés où l’utilisation se veut ponctuelle, aux émissions liés à la « réalité » (Les anges de la téléréalité, NRJ12, Les reines du shopping, M6…) où les utilisations s’entendent massivement, la musique apparaît comme un patchwork, une accumulation de titres disposés les uns après les autres.
Une étude (3) menée sur l’évolution de l’habillage musical de l’émission Turbo de 1987 à 2016 montre que le temps total occupé par la musique (musique du commerce et musique d’illustration) est en constante évolution. La place du reportage incorporé au programme, aux dépens de l’émission de plateau, favorise cette pratique. Depuis 1987, les musiques du commerce, elles, montrent une stabilité d’utilisation au niveau de leur temps de passage à l’antenne. Or, depuis 2004, le nombre de titres utilisés a considérablement augmenté et la durée de chacun s’est réduite. Par exemple, en 1987, pendant une 1 minute 20 de reportage, une seule musique était entendue. En 2014, pour la même durée, ce n’est pas moins de quatre extraits qui avaient été utilisés.
 
Les musiques utilisées peuvent être classées selon trois catégories. La première correspond aux musiques ayant enregistré des ventes importantes, aux tubes. Le titre Happy de Pharrell Williams (2013) est resté en première place du classement SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique) pendant 22 semaines et est entendu depuis sa sortie dans de nombreux programmes.
La deuxième catégorie correspond aux réutilisations de musiques de bandes originales de films ou de séries. L’émission Top Chef (M6) mobilise ainsi de nombreuses musiques de film dans sa bande son.
La troisième catégorie correspond à des choix « éditoriaux ». Les musiques sont choisies en fonction de leur genre en possible adéquation avec la couleur musicale du programme. Par exemple, dans des émissions comme Les Anges de la téléréalité ou encore Les Marseillais, les musiques utilisées s’apparentent souvent aux musiques électroniques rappelant la fête et l’image de la jeunesse qu’ont les producteurs.
 
Ces catégories ne sont ni exhaustives, ni discriminantes. Toutes ces musiques peuvent avoir un caractère contextualisant soit pour ancrer le programme dans le temps, soit pour faire écho à l’action de l’image ou à un commentaire de la voix off. Par exemple, dans une émission de Turbo diffusée en mars 1995, lors d’une séquence décrivant les coulisses d’une cascade réalisée dans un des films de James Bond, le thème principal de cette série de longs métrages est entendu.

De la sélection des musiques à leur rémunération

Le 1er mars 2015, Soprano, interprète français de musique populaire, demande sur Twitter aux producteurs de Zone Interdite, émission diffusée sur la chaîne M6, ne pas utiliser sa musique. Marseillais et abordant souvent sa ville natale dans ses textes, sa musique avait en effet été utilisée pour contextualiser une séquence du reportage sans qu’il en soit averti.
 

La contextualisation est l’une des pratiques fréquentes dans l’habillage musical d’un programme. Cette tâche, dans la production d’un reportage, n’est pas forcément réalisée par la même personne selon les contenus. Le journaliste en charge du sujet ou encore le monteur du reportage sélectionnent – généralement par goûts personnels, parfois selon des demandes spécifiques – les musiques que l’on entendra. L’habillage musical arrive à la fin de la chaîne de production d’une émission, ce qui limite le temps et le budget accordés. Par ailleurs, les télédiffuseurs n’ont pas de demandes spécifiques à faire à l’ayant droit contrairement à la rémunération de l’utilisation d’une musique au sein d’une publicité ou d’un programme de stock (4) .
 
Dans le cas du programme télévisuel de flux, la rémunération équitable est collectée par la SPRE (5) et perçue et redistribuée aux artistes par la SPEDIDAM. Cette rémunération, mise en place en 1985 à partir de la loi relative aux droits d’auteur et aux droits voisins et de la licence légale, se calcule à partir du chiffre d’affaires annuel de la chaîne (HT) et du taux d’utilisation de musique déclaré sur la base des relevés de diffusions fournis par les chaînes.
 
Les lois autour de la rémunération équitable ont évolué depuis 1985 au prisme des enjeux entre artistes, majors et télédiffuseurs. Dans un premier temps, les majors ont toléré ces utilisations. Même si le gain d’argent était assez faible, la pratique permettait de rendre visibles les artistes d’une manière différente et de leur faire un peu de publicité. Or, depuis la crise du disque et la quête de nouveaux revenus, certaines d’entre elles ont désiré limiter le recours à la licence légale. Les artistes/interprètes, eux, y étaient plutôt favorables, récoltant 50 % des revenus tirés de la rémunération équitable. Un nouveau barème est en vigueur depuis la décision du 19 mai 2010.
 
Certains programmes utilisent même des musiques produites par les chaînes. Par exemple, l’émission Les Anges de la téléréalité diffusée sur NRJ12 utilise des musiques interprétées par un ancien candidat et éditées par la même société de production que celle de l’émission, ce qui suscite des interrogations sur les objectifs pécuniaires de ces utilisations.

Une valorisation secondaire de la musique par la télévision

Du côté du téléspectateur, il est impossible d’affirmer que le passage d’une musique quelques secondes à l’antenne se traduise par un acte d’achat. La musique peut éventuellement capter l’individu devant son poste de télévision, mais il faudrait, dans un premier temps, que celui-ci connaisse ou reconnaisse la chanson diffusée. L’intérêt des téléspectateurs est ici visible, à travers leurs requêtes pour trouver les titres entendus.
 
Les sites officiels des chaînes ou des programmes de télévision anticipent cette démarche. Par exemple, dans la rubrique « Foire aux questions » du site web de l’émission Un diner presque parfait, l’on peut lire « Comment obtenir les références musicales diffusées pendant l’émission « Un diner presque parfait » ? ». Mais cette question est suivie de l’indication suivante: « Malgré notre profond attachement à la satisfaction de nos téléspectateurs, nous ne sommes pas habilités à vous communiquer les références musicales des différents programmes diffusés sur notre antenne. »
 
Le téléspectateur se mobilise donc sur des forums, aussi bien ceux des chaînes que sur des sites comme Commencamarche.net ou jeuxvideo.com, pour effectuer sa demande. Des sites collaboratifs et spécialisés dans l’identification de musique existent aussi, tel www.trouvetamusique.com ou musiquetv.free.fr. Par ailleurs, des outils de reconnaissance musicale comme Shazam facilitent leur recherche.
 
Cet intérêt pour les musiques a aussi été repéré par les producteurs d’émissions. Le groupe Métropole Télévision a commercialisé des albums reprenant les bandes son de D&Co ou Un Diner presque parfait. En 2008, une compilation de quatre Cds reprenant les bandes son « type » de l’émission D&Co (M6) a été éditée par le label indépendant Wagram. Cette compilation aux couleurs pop/rock se rapproche alors de la ligne éditoriale musicale de l’émission. Tous les artistes figurant sur cette compilation sont affiliés à des labels indépendants. L’album n’a jamais figuré au classement du top 50 du SNEP. En juin 2009, une compilation de trois Cds reprenant des musiques entendues dans l’émission Un dîner presque parfait (M6 puis W9) a aussi été commercialisée. L’album est resté pendant trois semaines au classement des meilleures ventes de musique enregistrée dans la catégorie « compilation ».
 
Ces albums ont été commercialisés un peu plus d’un an après les premières diffusions des émissions correspondantes constatant des audiences stabilisées et un intérêt des téléspectateurs pour les musiques employées. Le disque, depuis les années 1990, représente l’un des nombreux supports permettant la commercialisation de produits dérivés des émissions de télévision. Du côté des acteurs de la filière musicale, ce disque permet d’obtenir une rémunération à partir des chansons utilisées. Cette pratique d’édition musicale semble donc être au cœur des stratégies de valorisation des deux catégories d’acteurs étudiés.
 
Pour la télévision, la musique semble donc être un outil à moindre coût permettant de capter le téléspectateur. Du côté de la filière musicale, elle permet une rémunération en plus pour les artistes/interprètes, et, par la valorisation secondaire des contenus, elle permettrait d’offrir une visibilité supplémentaire dans un contexte toujours en restructuration. Plus largement, l’utilisation des musiques du commerce à la télévision est un exemple de la multiplication de leurs formes de valorisation sous forme de « "produits d’appels" insérés dans le cycle de valorisation d’autres biens et services », comme l’explique Jacob Matthews (6) . Cependant, les valeurs symboliques des musiques ainsi que leur inscription dans le quotidien des individus suscitent des questionnements plus larges, comme la place des pratiques de valorisation secondaires et leur participation à la musicalisation du quotidien.

Références

Kurt BLAUKOFT, « L’utilisation secondaire de la musique dans les médias », Études de radio-télévision n°35, 1985, p. 40-52.
Véronique CAYLA, Entre télédiffuseurs et filière musicale, Ministère de la Culture et de la Communication, 2005.
Guylaine GUERAUD-PINET, « Les enjeux de la sonorisation audiovisuelle : le cas de la télévision et de la réutilisation des musiques du répertoire général », Mémoire de Master en Sciences de l’Information et de la Communication, sous la direction de Benoit Lafon, Université Stendhal Grenoble 3, 2013.
Jacob T. MATTHEWS et Lucien PERTICOZ (dir.), L’industrie musicale à l’aube du XXIe siècle, Approches critiques, Paris, L’Harmattan, 2013.
Jacques MANDRILLON, « La nouvelle licence légale issue de la loi DADVSI : un système complexe confronté au numérique », Mémoire de Master en Droit, sous la direction de Lionel Thoumyre, Université de Versailles, 2007.
Bernard MIÈGE, Patrick PAJON et Jean-Michel SALAUN, L’industrialisation de l’audiovisuel: des programmes pour les nouveaux medias. Paris, Editions Aubier, 1986.
André NICOLAS, (2010) : « Etat des lieux de l’offre de musique numérique au deuxième semestre de l’année 2010. », l’Observatoire de la musique, 2010.
Vincent ROUZÉ, « Musique de l’image ou image de la musique ? Quelques formes de médiatisation de la musique en France », Contemporary French Civilization, vol.36, 2011, pp 161-176.
Monique SAUVAGE et Isabelle VEYRAT-MASSON, Histoire de la télévision française, Paris, Nouveau Monde, 2012.
Patrick TUDORET, « La Paléo-Télévision : une nouvelle fenêtre sur le monde », Quaderni, n°65, 2007-2008, p. 93-101.
Service Études et Communication extérieure de la SACEM (2010), « Chanson à la télévision : un constat partagé », 2010.


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Crédit photo :
Philippe ETCHEBEST, Hélène DARROZE, Michel SARRAN, Jean-François PIEGE. M6
    (1)

    Par opposition aux programmes « de stock » : documentaires, films, séries TV… 

    (2)

    Kurt BLAUKOPF, « L’utilisation secondaire de la musique dans les médias », Études de radio-télévision (RTBF), n°35, 1985, p.40-52 p.

    (3)

    En cours de réalisation : Guylaine GUERAUD-PINET, Les circulations intermédiatiques de la musique. Dissémination et démultiplication d’un bien symbolique. La musique par la télévision (1960-2015). Thèse de doctorat. Université Grenoble Alpes. 

    (4)

    Pour lequel les producteurs doivent obtenir une autorisation qui est la plupart du temps précédée d’une phase de négociations. Voir Mario D’ANGELO, La musique dans le flux télévisuel, Observatoire musical français, 2014, 80 p. 

    (5)

    Société pour la perception de la rémunération équitable 

    (6)

    Jacob T MATTHEWS, Lucien PERTICOZ, L’industrie musicale à l’aube du XXIe siècle. Approche critique, L’Harmattan, 2013, 203 p.

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