L'industrie de la J-pop

L'industrie de la J-pop

Focus sur la musique populaire japonaise : un système industriel original et complexe dans lequel télévision, publicité, technologie et Internet s'entremêlent pour fabriquer des produits mondialisés.
Temps de lecture : 20 min

J-pop est un terme inventé en 1988 par les animateurs d'une des rares stations FM du Japon, J-wave. Il s'agissait alors de nommer de nouveaux courants musicaux produits localement, chantés en japonais et influencés par les grandes tendances occidentales comme le rock, le disco, la dance, puis plus récemment le hip hop ou la R&B. Cette définition a remplacé celle de kayokyoku, jugée obsolète par les nouvelles générations d'auditeurs. Au-delà du concept artistique, les producteurs de l'archipel se sont emparés du terme pour qualifier plus précisément les musiques ouvertement commerciales et destinées au marché de masse. Ainsi la J-pop est devenue un système industriel aux règles marketing bien précises et conditionnées par de nombreux médias : la télévision, la publicité, le karaoké, puis plus récemment le téléchargement sur téléphone mobile. Une marchandisation de la culture bien huilée qui permet de vendre encore des disques par millions dans une industrie en crise. Et plus inattendu, après avoir longtemps été circonscrit aux rives de l'archipel, ce style musical dépasse désormais les frontières à la faveur du succès de la pop culture japonaise et de ses fers de lance : le manga, la Japanimation et les jeux vidéos.

L'évolution du paysage musical japonais : du "enka" au "kayokyoku"

Les courants musicaux mainstream au Japon sont largement déterminés par un contexte historique, technologique et économique. La première forme de musique populaire est apparue au cours de l'ère Meiji (1868-1912). De nombreux chanteurs de rue, se produisent sur des places publiques. Ce sont les enka-shi (littéralement chanteurs de rue), qui vont donner le genre enka qui va perdurer jusqu'à nos jours. Accompagnés d'instruments traditionnels et populaires, les artistes scandent des textes critiques et politiques en alternant chant et vibrato (kobushi). Les mélodies sont jouées sur le mode pentatonique, c’est-à-dire basé sur les cinq notes propres à la musique japonaise.

Lorsqu'en 1925, la radio d'État NHK est créée sur le modèle de la BBC, la station utilise naturellement ce catalogue pour offrir du contenu à son audience. Nous sommes au début de l'ère Showa (1926-1989), l'Empire se militarise et développe son concept d'identité nationale en vue d'élargir son influence sur le continent asiatique. Sur la nouvelle onde alternent enka, musiques militaires et chants patriotiques qui donnent le ton à cette période qui va aboutir à la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, les Japonais restent ouverts aux nouveautés venues de l'occident et les programmateurs diffusent aussi des œuvres classiques européennes. Progressivement ils proposent de la musique étrangère originale, mais aussi des versions adaptées par des artistes locaux. Ce dernier genre est baptisé kayokyoku, soit "la musique populaire chantée dans l'air du temps". Le terme permet de différencier les adaptations en langue japonaise des versions originales venues de l'étranger et chantées en anglais, français ou allemand. Le kayokyoku mélange ainsi certaines bases du enka, avec des arrangements à l'occidentale d'abord inspirées du jazz et du blues et accompagnés d'instruments nouveaux comme le piano, la guitare, la batterie, le violon, ou les cuivres. Masao Koga sera l'artiste majeur qui symbolisera alors cette ramification du enka vers le kayokyoku. Compositeur et guitariste virtuose, il crée les premiers arrangements modernes pour de nombreux artistes enka, notamment Hibari Misora (photo) la diva aux 68 millions d'albums vendus au cours de sa carrière.

Au lendemain de la capitulation, l'occupant américain demande aux autorités nippones de mettre un bémol sur les accents nostalgiques de sa culture. Des nombreuses pièces kabuki, des films, des ouvrages littéraires seront ainsi interdits pendant la période d'administration du général MacArthur. La radio n'échappera pas à cette restriction. Les musiques martiales vont disparaître, le enka s'effacer peu à peu, laissant ainsi une large place au kayokyoku, jugé de fait plus politiquement correct. Simultanément, de nombreux G.I. en poste sur l'archipel forment de jeunes musiciens insulaires aux courants musicaux d'outre Pacifique et créent des orchestres mixtes de boogie-woogie, de mambo, de blues et de country. Sous cette influence, le kayokyoku va s'éloigner progressivement des ses bases enka, en privilégiant les orchestrations modernes et le chant mélodique à l'occidentale. Néanmoins les nouvelles vedettes locales privilégient toujours les paroles en japonais pour rester en phase avec leur public. La star du moment s'appelle Ueki Hitoshi (photo), leader du groupe Crazy cats. Son titre "Je suis l'homme irresponsable", va devenir un hit fredonné par plusieurs générations. Une chanson humoristique sur la vie des « salarymen »(1) japonais entre travail et saké, dans un style jazz-comédie, qui va en faire l'un des chanteurs les plus populaires de l'après-guerre.

L'arrivée de la télévision dans les années 50, puis des moniteurs couleurs dix ans plus tard va créer une nouvelle demande de contenu, et les artistes ont désormais un visage. Le kaokyoku va se ramifier vers de nouveaux genres, de plus en plus inspirés par les vagues qui font danser l'Amérique et l'Europe. Influencé par Elvis Presley, Kosaka Kazuya and the Wagon Masters va lancer la mode du rokabiri (rockabilly). Plus tard, des formations comme The Tigers (photo), The Spiders, The Mop, clones locaux des Beatles, popularisent le mouvement eleki, les groupes à guitares électriques. La musique reste sous influence anglo-saxonne, mais les paroles sont toujours traduites en japonais.

Cette période voit l'apparition des premières agences artistiques spécialisées dans le repérage de talents, leur formation, et la commercialisation de leur musique. Voyant le déclin des ersatz de groupes occidentaux se réclamant de l'american way of life ou de la pop attitude british, ces sociétés élaborent un des concepts clefs de la future J-pop : les idols. Finis les clones du King ou de John Lennon, place aux formations et artistes véhiculant l'image du japonais moyen. La première d'entre elles, créée en 1964, Johnny & Associates(2) se spécialise dans les idols masculines. La société auditionne de tout jeunes enfants, parfois dès l'âge de 8 ans. Les sélectionnés sont ensuite formés au chant, à la danse et à la comédie. Une fois leur style bien défini, l'agence signe alors un contrat avec une maison de disques, en leur nom. De ce système naissent les premiers groupes de beaux gosses chantants comme Four leaves ou Go Hiromi, qui préfigurent l'arrivée de la J-pop. Côté filles, les sociétés Watanabé et Horipro utilisent un procédé différent. Le repérage des futurs talents s'organise par le biais de radios-crochet en partenariat avec des chaines de TV. L'objectif est de détecter des jeunes filles "dont le charme dépasse les compétences artistiques", selon le vote d'un jury de professionnels et du public. Une fois choisies, les lauréates sont prises en charge par l'agence qui va désormais s'attacher à construire leur carrière.

C'est ainsi que dans les années 70 naissent les premières idols, qui vont succéder au rokabiri et à l'eleki. Le changement est radical. Paroles et musiques sont déléguées à des auteurs compositeurs professionnels, connus et appréciés du grand public, et dont la signature est gage de qualité. Si les arrangements suivent l'air du temps et le diapason des modes occidentales, les textes restent toujours écrits en japonais. Les thèmes évoquent le quotidien avec une touche de poésie populaire. L'exemple le plus parlant pour les Français est l'adaptation du titre de Michel Fugain "C'est un beau roman", traduit sous le titre "Mr Summertime" dont on ne compte plus les versions nipponnes. Les idols deviennent le miroir idéal et rassurant d'un Japon pacifique et travailleur, au sommet de son développement économique et social, où l'emploi à vie incarne la pérennité des choses. La vague va toucher plusieurs générations, privilégiant les stars féminines comme Koyanagi Rumiko, Minami Saori, ou Amachi Mari. Leurs apparitions publiques font un malheur auprès des fans, leurs faits et gestes alimentent les potins de la presse, le grand public n'a d'yeux et d'oreilles que pour ces jeunes filles modèles. Les médias se les arrachent. Sur la chaine TBS, le programme de variété "The Best Ten" devient le baromètre de leur popularité. Pendant près de dix ans, l'émission caracole en tête des mesures d'audience. Et sa déprogrammation en 1989 marquera la fin du règne des idols de la première génération. 

L'entrée de la J-pop et ses nouvelles stratégies de marketing

Les années 90 marquent un tournant important pour le Japon contemporain. D'abord sur le plan symbolique puisque le pays entre dans l'ère Heisei (accomplissement de la paix), avec l'arrivée sur le trône de l'Empereur Akihito en 1989. L'industrie est au sommet de sa puissance, le Japon est devenue la deuxième économie du monde et la classe moyenne jouit des fruits de la croissance. Une euphorie généralisée qui ne voit pas venir un ralentissement brutal de la machine en 1993. C'est l'éclatement de la bulle spéculative, une crise financière puis économique qui va gripper le moteur en surchauffe de la Japan Inc. La période qui suit, appelée "la décennie perdue" (1993-2002), remet en question de nombreux modèles marchands. C'est la fin de l'opulence, où les projets et investissements sont lancés sans compter entraînant de nombreux gaspillages. Les Japonais découvrent l'insécurité professionnelle, la rigueur et le pessimisme, et les messages angéliques des idols des années 70 deviennent subitement anachroniques.

Même si les producteurs de musique encaissent le coup, grâce à l'apparition du format CD qui relance la vente de musique, c'est toute l'industrie qui se remet en question dans la manière de promouvoir ses artistes. Un jeune label indépendant va alors très vite se distinguer dans cette période de doute. Son nom : BEING. En moins d'une année, plusieurs groupes signés chez cette maison de disque comme Wands, ZARD, B'z (photo) ou Maki Ohguro, placent des titres de leurs futurs albums respectifs sur des dessins animés populaires, des génériques, des publicités. Ce ne sont plus des idols, mais des groupes de jeunes gens à la mode qui offrent des titres plus branchés, dans un style proche de la variété française période Top 50.

Pour parvenir à cette exposition médiatique sans précédent, BEING bouscule une vieille habitude en proposant gratuitement son catalogue aux chaines, aux studios et aux agences publicitaires. Alors que jusqu'à présent l'utilisation d'œuvres musicales pour la TV se monnayait en millions de yen, comme partout dans le monde, Daiko Nagato, le directeur de la maison de disque offre sa musique en échange d'une garantie d'audience massive pour ses artistes. Pour éviter d'entrer en conflit avec la JASRAC (la SACEM nippone), il impose à ses auteurs une règle radicale : le titre choisi ne sera pas déposé légalement pendant une période de trois mois afin qu'il soit libre de droit. La seule contrainte imposée aux utilisateurs est d'indiquer le nom de l'interprète au bas de la publicité, ou à la fin du programme TV. Dans une période où les grandes entreprises cherchent à faire des économies, cette politique de gratuité est une aubaine pour les annonceurs. Une forme de dumping qui permet au grand public de découvrir ainsi de nouveaux talents par le biais de la télévision et de la publicité. Ainsi, les producteurs de la série de dessins animés fleuve "Chibimaruko Chan" feront appel à la formation B.B. Queens pour interpréter le générique d'un des programmes les plus populaires du pays. Résultat en 1993, les artistes de BEING figurent durant 27 semaines dans les dix premières places du classement Oricon (le chart officiel des ventes au Japon), bousculant la suprématie des majors company locales.

Ce processus appelé Daiko system, du nom de son inventeur, s'impose alors comme le passage obligé de ce qu'on appelle peu à peu la J-pop, reléguant le Kayokyoku au rayon nostalgie. Si les majors rechignent à céder à la gratuité, de nombreux labels indépendants s'engouffrent dans la brèche. Une jurisprudence qui fera dire au président de Sony Music de l'époque, Mr Sakamoto que "ce phénomène représente un tournant dans l'industrie musicale japonaise auxquels tous les acteurs doivent maintenant s'adapter"(3). Car désormais pour exister, la production musicale de masse doit se plier aux attentes des annonceurs et des producteurs TV, en échange d'une visibilité. Autre effet collatéral : les cycles s'accélèrent, s'adaptant au rythme des saisons des séries télévisées, ou des campagnes de pub. Si quelques semaines suffisent maintenant à promouvoir un nouveau groupe pour qu'il puisse vendre des centaines de milliers de single, de nombreuses stars éphémères sont oubliées en quelques mois. D'autant que les médias sont de plus en plus demandeurs, et la concurrence s'intensifie.

C'est dans ce contexte qu'une petite maison de disque jusque-là inconnue va tirer son épingle du jeu : Avex Entertainment. Son créateur Max Matsuura, gérant d'un magasin d'import d'Eurodance, va très vite s'accommoder du système pour propulser ses nouvelles signatures locales sous les feux des médias. D'autant que le label anticipe un changement majeur dans les attentes du public jeune en pleine mutation pendant la période de crise : l'arrivée en puissance des musiques urbaines comme la dance, le hip hop ou la R&B et leur mode de production digitale. Une intuition confirmée par le succès du titre « Ez do dance » du groupe trf qui sera le premier hit club japonais et le premier fait d'arme d'Avex.

Cette rupture dans les goûts musicaux correspond à un changement de génération. Les fans de BEING, les dankai junior (nés entre 74 et 77) commencent à prendre de l'âge et perdent leur rôle de prescripteur dans le domaine culturel. Après avoir symbolisé la transition Kayokyoku/J-pop, ils passent la main aux Post Dankai Junior. Cette nouvelle génération est symbolisée par les Jyoshi Kousei, c'est-à-dire les "filles du lycée". Ce sont les enfants de la crise, des lendemains incertains, celles et ceux qui on perdu l'illusion d'un Japon immuable. Ils se caractérisent par l'adoption de look extravagant, d'une philosophie consumériste, superficielle et hédoniste, se souciant peu de l'avenir, bien loin des sages idols des années 70 dans leurs jupes plissées et leur coiffures impeccables. C'est aussi l'explosion des tendances qui se succèdent sur des périodes de plus en plus courtes, le quartier excentrique de Shibuya devenant le carrefour frénétique des modes à court terme.
La grande figure de cette période est la chanteuse Namie Amuro, qui consacre l'arrivée des idols de deuxième génération. A 18 ans à peine, elle incarne cette évolution radicale et va donner un nouveau tempo à l'industrie musicale. Après un court passage dans une grande maison de disque, elle signe chez Avex qui va exploiter au mieux son image de jeune fille branchée. En 1995 son premier single Body Feels Exit est utilisé pour la campagne de publicité de Taito, la plus grande chaîne de karaoké box du pays (voir vidéo en dessous). Le suivant "Chase the chance" illustre la série télévisée "The Chef" diffusée sur Nippon TV. Dans les deux cas, elle écoulera ainsi plus d'un million de single.

Namie Amuro chante son tube "Body Feels Exit" dans la publicité de Taito

Fort de ce succès retentissant, Avex continue d'exploiter le filon en lançant de nombreux nouveaux artistes sur ce modèle. Parmi eux, Ayumi Hamasaki, qui chantera pour de nombreux génériques TV, publicité, et même pour des jeux vidéo dont le fameux Final Fantasy X-2, et finira par signer un contrat d'exclusivité avec Panasonic. Résultat de ce matraquage médiatique : son premier album se vend à plus d'un million et demi d'exemplaires en 1999. La même année Avex est côté en bourse.

Ayumi Hamasaki dans une publicité de Panasonic

Pour suivre le mouvement, les grands magasins de disque créent des rayons, et parfois des étages exclusivement consacrés à la J-pop, un genre qui représente aujourd'hui 80 % du marché (4). La dernière décennie sera ainsi rythmée par de nombreuses success stories de groupes parmi lesquels on peut citer Mr.Children, Southern All Stars, Dreams Come True ou encore récemment les boy's band SMAP (photo) EXILE, ARASHI, ou les girl's band Morning Musume ou AKB48* dont les ventes dépassent allègrement le million d'exemplaires et les nombreux concerts se jouent à guichets fermés.



*AKB 48 : l'usine à idoles
Concerts quotidiens dans le quartier otaku d'Akihabara, portraits imprimés sur les marches des escalators d'une chaîne de grands magasins, cafés éphémères, invitations systématiques dans les émissions à fortes audiences, calendriers sexy, partenariat avec une chaîne de supérettes, au printemps 2010 nul n'a pu échapper à l'omniprésence des AKB48, le nouveau girl's band figure de proue de la nouvelle vague J-POP qui cartonne au pays du soleil levant. Une formation de 48 jeunes idols, synthèses entre la lycéenne en uniforme et la jeune fille extravagante, qui font tourner la tête de nombreux adolescents nippons. Coté musique, les titres chantés à l'unisson par cette formation mixent toutes les tendances du moment : pop acidulée, rythmes techno, R&B, paroles légères. Aux manettes de cette campagne de promotion savamment orchestrée, l'agence artistique SDN48, véritable usine à idols féminines, dirigée par le grand Manitou Akimoto Yasushi. Auteur, compositeur, scénariste, écrivain, ce fringuant quinquagénaire polymorphe sait tirer sur toutes les ficelles du show biz et du commerce pour promouvoir tous azimuts ses protégées. Dès les années 80, il éprouve ce système de groupes de filles interchangeables avec le Onyanko Club (le club des chatons), qui verra défiler une cinquantaine de chanteuses au cours de son histoire. Trente ans plus tard, il réédite la formule. Résultat, en quelques mois et deux singles, les AKB48 se sont taillées la part du lion dans les magasins, écoulant leurs galettes à plus d'un million et demi d'exemplaires.

Quand le marché et la technologie conditionnent l'industrie de la musique

Ces bouleversements dans le marketing de la musique populaire ont ainsi complètement inversé le processus de la création musicale. Pour toucher le grand public, les artistes et les producteurs doivent maintenant se plier à la volonté du système médiatique. L'élaboration d'un single par exemple doit ainsi obéir aux critères de la marque qui va véhiculer l'image d'un groupe. Compositeurs et paroliers ont désormais la charge de proposer des extraits musicaux accrocheurs de 15 à 30 secondes directement aux annonceurs. Une fois approuvé par les publicitaires, le titre est ensuite composé dans son intégralité pour devenir le single annonçant le prochain album. Quant à l'image des interprètes, elle est systématiquement travaillée en fonction des marques partenaires (des chanteuses pour les cosmétiques, des chanteurs pour les boissons alcoolisées par exemple).

Un autre média, plus étonnant et typiquement japonais va renforcer le processus de formatage : le karaoké. Au Japon, il s'agit d'une véritable industrie, troisième en termes de chiffres d'affaires dans le domaine des loisirs. De grandes chaînes possèdent ainsi des centaines de karaoké box(5) dans tous le pays. Ces établissements sont exclusivement dédiés à cette activité qui se pratique sept jours sur sept et parfois 24 heures sur 24. Être présent sur ces réseaux tentaculaires est donc vital pour les maisons de disques. Les producteurs de J-pop commencent alors à alourdir les cahiers des charges des créateurs : les principaux titres doivent être écrits selon des mélodies simples, et les paroles faciles à chanter. La musique doit être désormais prête-à-écouter pour les médias traditionnels, et prête-à-chanter pour le karaoké.

Pour boucler la boucle, et favoriser l'achat en masse, l'arrivée des téléphones portables (keitai) va offrir un nouveau média qui va lancer l'ère du prêt-à-consommer. Au milieu des années 90, bien avant l'apparition des Smartphones en Occident, neuf Japonais sur dix sont équipés de terminaux directement branchés sur l'Internet. Avec la communication vocale et l'échange d'e-mails, ils combinent depuis longtemps une multitude de services, notamment dans la consommation de biens culturels (jeux, mangas, livres numériques, e-tickets, blogs…) La musique devient rapidement le moteur de cette offre et dès 1995, les Japonais commencent à télécharger des fichiers MP3 sur leurs mobiles. La lenteur de téléchargement restant un frein à la consommation, en raison du coût de connexion, opérateurs et producteurs s'accordent pour proposer une succession d'extraits payants de 15 à 30 secondes en attendant que le single intégral soit disponible dans les magasins. Les résultats sont foudroyants, et les artistes qui acceptent de vendre leurs titres par tranches voient leurs œuvres tronçonnées se télécharger à des millions d'exemplaires, parfois en moins d'une semaine. Ce système devient un nouvel outil terriblement efficace, permettant non seulement de tester le marché avant la sortie d'un album, mais de cibler durablement les clients potentiels. Là encore, la technologie dicte sa loi aux créateurs : formater la musique en séquences courtes et accrocheuses. Et avec le développement de ce que l'on appelle aujourd'hui la culture keitai, le langage SMS est en train de s'imposer comme une nouvelle forme d'écriture pour les groupes de J-pop. Des LOL, koi 2 9, et autres @ + version japonaise font désormais florès dans les textes de la nouvelle génération.

Ainsi mis à nu, le courant J-pop apparaît avant tout comme un système économique s'appuyant sur la puissance des médias et les progrès technologiques. La création et le hasard ayant très peu de place dans ce schéma. Une récente évolution pourrait réduire encore plus le peu d'espace laissé au facteur humain : l'arrivée de chanteurs virtuels comme la petite Miku Hatsune.


Vidéo montée par asahi.com (sous-titrage anglais)

À l'origine, cette jeune fille semblant sortir tout droit des cases d'un manga a été imaginée par l'entreprise nippone Crypton Future Media pour incarner un vocaloïd, un programme informatique grand public reproduisant la voix humaine à la perfection. Une poupée en latex à l'effigie de Miku est offerte avec chaque logiciel acheté. La notice mentionne que l'image de la starlette est libre de droits, encourageant ses clients à l'utiliser dans des clips qu'ils peuvent réaliser eux même et mettre en ligne sur le web. Le succès est immédiat, et en quelques mois Miku devient la stars des réseaux sociaux des amateurs de manga et d'anime. Poussant l'idée encore plus loin, ses concepteurs décident alors de lui donner chair sous forme d’hologramme. C’est ainsi qu’elle se produit pour la première fois devant un vrai public au cours de l’Animelo Summer Live en 2009. La première avastar était née. Si Miku ne vend pas autant d'albums que ses consœurs en chair et os (son public est essentiellement composé d'otakus, de geeks, de mangaphiles et d'amateurs de Japanim), elle symbolise toutefois un nouveau bouleversement : celle de la star J-pop planétaire. Car à la faveur du web son image est diffusée simultanément dans le monde entier agrégeant autour d'elle de nombreux fans étrangers qui en ont fait leur idole commune.

La J-POP à la conquête du monde ?

Aujourd'hui, grâce à la diffusion de plus en plus importante de sa culture populaire dans le monde, par le biais des manga, de la Japanim et du jeux vidéo, les musiques venues du Japon, et particulièrement la J-pop, reçoivent un écho sans cesse grandissant de la part du jeune public international. En raison de la proximité géographique et culturelle, ce sont d'abord les pays d'Asie comme Taïwan, la Corée du Sud, les Philippines, et plus récemment la Chine qui ont succombé aux sirènes des tubes made in Japan. Tokyo étant devenue depuis longtemps la ville lumière en matière de tendances pour la jeunesse asiatique. Depuis peu, la vague submerge les États-Unis et l'Europe. Les jeunes Français, deuxièmes consommateurs de manga au monde, n'échappent pas aux sirènes de la J-pop. La France est même considérée comme l'un des pays à fort potentiel de développement. L'indicateur de cette tendance est la Japan Expo, grande foire des fans de la pop culture japonaise. Elle se déroule chaque année en région parisienne et réunit plus de 150 000 visiteurs. Ce qui en fait le premier salon français fréquenté par les 15/25 ans. Trois jours de consommation de mangas, de dessins animés, de cosplay, de karaoké dans la langue de Mishima, mais aussi de nombreux concerts de stars nipponnes qui se produisent pour la première fois en Europe. Julien Norbert, rédacteur en chef du magazine Planet Japon, DJ et pionnier de la J-pop à Paris, témoigne de cette évolution chez les jeunes : "La plupart découvre le Japon par le biais des mangas et de la Japanimation, phénomène qui s’est intensifié ces dernières années avec Internet. Petit à petit, une partie de ces nouveaux adeptes va se lasser et trouver d’autres centres d’intérêt, tandis que les autres vont élargir leur découverte, se tourner vers la culture plus traditionnelle, apprendre la langue et évidement écouter de la musique. La J-pop profite donc pleinement de cette porte d’entrée(6)"(7).

En 2008, la FNAC des Champs-Élysées crée son premier rayon J-music à l'initiative d'une jeune vendeuse, Aurélie Roulier : "J'ai commencé à référencer quelques artistes dès 2005, ils étaient alors dispatchés entre la pop et le métal. Le but a été de répondre à une demande croissante de la clientèle. Aujourd'hui on s'approche des 250 références disponibles"(8)(9)

Face à cette nouvelle demande, les grandes maisons de disques occidentales hésitent encore à investir, considérant qu'il s'agit là d'un marché de niche encore risqué. D'autant que la négociation de droits avec des artistes japonais n'est pas chose aisée. Une situation qui a laissé le champ libre à des maisons de disques indépendantes en France au cours de ces dernières années comme J-Music distribution (disparue depuis), et récemment Wasabi records. D'autres se sont spécialisées dans l'organisation de concerts et parviennent à remplir des salles comme l'Olympia ou même le Zénith avec le groupe l'Arc en Ciel (ci-contre) en 2008.

Côté professionnels japonais, cet engouement laisse encore perplexe. "Les acteurs de la J-Music n’ont jamais fait de vrais efforts pour travailler à l'étranger, car ils considèrent généralement que leur répertoire ne peut marcher qu'au Japon, notamment en raison de la langue. De plus le marché intérieur est largement suffisant pour éviter d'aller se hasarder sur des territoires inconnus"(10) explique Mamoru Igarashi. Fort de ce constat, cet entrepreneur a créé la société Cool Japan. Une compagnie dont le but est de promouvoir la pop culture japonaise en général et la J-pop en particulier. C'est ainsi qu'il a créé un portail web entièrement consacré au genre : Music Japan +. Une véritable encyclopédie en 16 langues destinée à fédérer les fans du monde entier. Outre l'augmentation de la fréquentation du site venue de l'étranger, l'objectif de Monsieur Igarashi est double : "Il s'agit aussi de montrer aux professionnels de la J-pop qu'il y a un réel engouement à l'échelle internationale. Et donc de les inciter à changer de mentalité, afin qu'ils puissent ainsi se développer à l'étranger"(11) Le site est soutenu financièrement par le METI, (le ministère de l’Économie, du Commerce extérieur et de l’Industrie), car depuis peu les différents gouvernements japonais qui se sont succédés voient dans la J-pop, le manga, les jeux vidéos et la Japanimation, les futurs fers de lance des exportations Made in Japan.

Annexe : des styles musicaux pour tous les goûts

La particularité du l’industrie de la musique au Japon est que de nombreux styles musicaux cohabitent, souvent de manière transgénérationnelle. Et bien que la J-pop domine aujourd'hui et représente plus de 80 % des ventes, de nombreux marchés de niches parviennent à offrir une alternative.

Les musiques traditionnelles
Ce sont les musiques appartenant au folklore japonais. On peut distinguer la musique de cour réservée à une élite (gagaku, shomyo, répertoire du ) à la populaire, liées au spectacle, aux fêtes traditionnelles et aux rituels religieux. Leur point commun est l'utilisation d'instruments typiquement japonais tels que la biwa (luth), le shamisen (mandoline), le shakuhachi (flûte) ou les taïkos (tambours). Chaque région du Japon possède son propre style. Toutefois, la musique d'Okinawa, reste la plus connue, notamment parce qu'elle est considérée comme l'âme du pays. "Le chant des îles" a ainsi traversé les âges, s'adaptant aux époques et au genre puisqu'elle a aussi bien inspiré de nombreux artistes d'Enka, que des groupes de J-pop comme Orange Range connu pour avoir composé l'un des génériques de Naruto, ou de manière plus évidente le duo électro Hifana, ou encore Ruychi Sakamoto dans certaines de ses compositions.
 
La new music
A partir de 1968, la contestation étudiante qui touche aussi les campus japonais incite les jeunes créateurs à se démarquer des phénomènes consuméristes imposés par leurs aînés. La musique n'échappe pas à cette rébellion, et une nouvelle génération de musiciens constitue le courant « New Music ». S'inspirant du folk américain, et de ses icônes comme Bob Dylan ou Johan Baez, ils écrivent eux-mêmes paroles et musique, refusent de passer à la télévision et dénoncent le système kayokyoku. Les artistes s'appellent Yoshida Takuro, Yosui Inoue, Kaguya Hime, Sada Masashi, Matsuyama Chiharu, Nagabuchi Tsuyoshi. Le courant rencontre un certain succès dans les années 70 mais retombe vite dans la marginalité faute de diffusion à grande échelle. Ces dernières années, le genre connaît un regain d'intérêt, en raison de l'arrivée des baby-boomers à la retraite qui retournent dans les bacs à disques à la recherche de la musique de leur jeunesse.
 
Le enka
Style de chanson japonaise populaire datant de l'ère Showa, et toujours d’actualité chez les seniors, qui influence aussi l’univers des anime. Le chant utilise la gamme pentatonique, c’est-à-dire cinq notes au lieu de 7, soit do - ré - mi - sol. Il est accompagné de séquences de vibratos vocaux qui en font sa marque de fabrique. Accompagnés d’instruments traditionnels populaires et d’orchestres modernes, les chanteurs se produisent en kimonos, effectuant de lents mouvements expressifs avec leur main libre. Le Enka a été récemment remis au goût du jour par le surprenant chanteur afro-américain Jero, devenu une véritable star au Japon.
 
Le visual kei
Souvent confondu avec la J-pop en Occident, le Visual kei (style visuel) est un genre où la performance vestimentaire et l'aspect théâtral prennent autant de place que la musique. Les groupes sont produits par des labels indépendants, rejetant les circuits promotionnels de la J-pop pour privilégier la scène. Coté musical, on trouve différents styles allant du néo-rock, au néo-punk, ou néo-métal. X Japan est le précurseur le plus connu de ce mouvement. C’est leur premier slogan Psychedelic violence crime of visual shock qui a donné le terme Visual keï. C'est le mouvement musical japonais qui s'exporte le mieux. En France, des artistes visual comme Miyavi, ont déjà joué à l’Olympia en affichant complet.
 
La 8-bit
Version moderne de la chip music (mélodies sommaires obtenues à partir de puces électroniques dans les années 70), ce courant joue sur le minimalisme des sons des vieilles consoles de jeu vidéo arrangés au goût du jour. 8-bit vient de la capacité de stockage des premières puces d’ordinateurs, équivalent à un minuscule octet. Même s'il ne s'agit pas d'un genre typiquement japonais, les artistes nippons excellent dans ce type de recyclage et créent de véritables bijoux musicaux comme Thriller de Michael Jackson revu et corrigé par DJ Saitone. Autre perle électronique : “Cette année là” de Claude François version Nintendo par YMCK, le groupe phare de l’archipel.
 
Le J-rap et le J-R&B
Dernier avatar de la J-pop, inspiré des grands groupes et stars américains du rap ou de la R&B comme EMINEM, Beyoncé ou The Black Eyed Peas. On retrouve des artistes comme Ketsumeishi, Funky Monkey Babys, ou Misia.
 
La K-pop
Version coréenne de la J-pop, ce courant musical est directement copié sur le système japonais (idols, publicité, karaoké...). Les artistes made in South Korea profitent du succès inattendu au Japon des K-drama (séries télévisées coréennes comme Winter Sonata, Autumn in my heart, Stairway to heaven, Full house, My name is Kim Sam Soon, My Girl, You’re Beautiful, IRIS) pour obtenir une audience de plus en plus importante sur l'archipel. Kara (photo), un groupe de 5 adolescentes venues de Séoul par exemple affole régulièrement le classement Oricon et leur premier Best of est devenu numéro un des téléchargements au mois d'Octobre 2010. Dans leurs sillage, on retrouve les groupes 4Minute, Shojo Jidai, Côté idols masculine, les boy's band Cho Shin Sei, BIG BANG et Zea font désormais chavirer le cœur de leurs groupies nippones. Certaines grandes chaines de magasins de disques ont même créé des bacs K-POP afin de répondre à cette nouvelle demande.

 
Par Stéphane CHAPUY, avec l'aide de Yoshimi HISHIDA
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Cadre non dirigeant ou employé d'une entreprise japonaise. Equivalent du terme cols blancs en occident. Les salarymen ont symbolisé le Japon de l'après-guerre, ces hommes entièrement dévoués à leurs entreprises en contrepartie d'un emploi à vie. Uniformes dans leurs costumes-cravates sombres et leurs souliers impeccablement cirés, ils fourmillent aux heures de pointes dans les couloirs du métro, et se retrouvent tard le soir entre collègues dans des bars ou des restaurants pour évacuer la pression d'une journée de travail bien remplie. Très populaires pendant la période du miracle économique japonais, leur image s'est ternie avec la crise des années 90, beaucoup de jeunes rejetant ce statut stéréotypé jugé archaïque. Salaryman est un néologisme wasei-eïgo (l'anglais fabriqué par les japonais), qui combine les notions d'homme et de salaire. Des individus qui n'existent qu'au travers de leurs rémunerations.  

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Lire à ce sujet Chris Campion, J-Pop's dream factory, The Guardian, 21. 08. 2005.  

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Hiroshi Kayou, What is J-Pop music industry ? (J???????), Iwanamishoten, Tokyo, 2005, p.60.  

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Source RIAJ (Recording Industry association of Japan) 

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Etablissements entièrement consacrés à la location de salles insonorisées et aménagées pour la pratique du karaoké. On y trouve des boxes individuels ou de groupes de 10, parfois 20 personnes. De véritables lieux de détente, où les clients disposent de restauration légère et de boissons à volonté. Mais aussi une véritable industrie qui génère plus de 400 milliards de yens (3 milliards d'euros) de chiffre d'affaires chaque année.  

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ntretien avec l'auteur.

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Entretien avec l'auteur. 

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