Du fragment dans la musique

Du fragment dans la musique

De la compilation sur cassette à la playlist sur iTunes, comment la fragmentation de l'écoute a-t-elle changé la façon de concevoir et de percevoir la musique ?
Temps de lecture : 9 min

De Deezer à Spotify, des lecteurs mp3 aux téléphones portables, compiler, « playlister », « best-ofer » est une pratique qui s’est largement banalisée pour bon nombre d’auditeurs de musique. Cette fragmentation de la musique n’est pas sans conséquence, car elle vient tout autant bouleverser la manière d’appréhender un album en tant qu’œuvre artistique que les représentations sociales et cognitives qui sont liées aux pratiques d’écoute.
 
Plutôt que déconstruire et analyser ce phénomène de manière historique, nous proposerons ici une approche synchronique pour comprendre l’appropriation de la fragmentation de l’écoute par les grands acteurs de la chaîne de l’écoute musicale : des producteurs aux auditeurs, en passant par les diffuseurs.

Danse avec les loops

Pour une brève généalogie du fragment musical, il faut remonter à la numérisation du signal sonore, avec l’apparition dans les studios des premiers mellotrons dans les années 1960 ou du premier sampler en 1979. La possibilité du couper/coller offerte par le numérique fait apparaître non seulement une nouvelle manière de concevoir la musique, mais aussi de la percevoir. Désignés depuis comme samples, échantillons ou autres loops, ces boucles musicales, à l’intérieur d’un même morceau, viennent désormais composer et recomposer le paysage d’œuvres « originales » – on entre dans « l’ère de reproductibilité infinie »(1). Faire du neuf avec de l’ancien. Cette définition quelque peu caricaturale du post-modernisme pose néanmoins le besoin de s’accorder sur la notion de « nouveauté » lorsqu’on évoque cette ère du remix.
 
Dès lors, un certain nombre de phénomènes, que l’on peut qualifier de masse au vu de l’audience et de l’importance qu’ils prennent dans l’espace public et médiatique, vont participer à cette généralisation de la fragmentation de l’œuvre musicale(2).
 
Côté mainstream, le disco utilisera beaucoup les techniques de sampling pour créer ses tubes(3). Côté alternatif, la figure de DJ dans les milieux électro underground se dessinera à mesure que cette pratique prendra de l’ampleur, notamment dans les pays d’Europe du Nord des années 1970. Cette conception postmoderne de la musique sera d’autant plus prégnante que les retentissements qui auront lieu dans les musiques populaires et actuelles de notre société contemporaine se multiplieront sous différentes formes.
 
Évoquons tout d’abord la part belle faite à la reprise, sous toutes ses formes, dans l’industrie du disque actuelle. De l’album de reprise par genre, à l’album hommage, en passant par l’album de réorchestration et l’album « duo de mes chansons », certains chanteurs n’hésitent pas à bâtir tout ou partie de leur carrière musicale sur cette mode(4).
 
 
 Cartographie non exhaustive d’albums de reprises, et de « reprises de soi » entre 2000 et 2013, apparus dans le top 50 des ventes d’albums.
 
Les samples sont également et régulièrement réinvestis dans les créations de l’industrie du rap, à l’image de la chanson Good Feeling, de Flo Rida reprenant la voix suave et rauque de Nina Simone, ou encore la chanson Otis, de Jay-Z et Kanye West, composée en hommage à Otis Redding. D’une manière plus globale, la démocratisation autant artistique que médiatique des mashups, autrement appelés bootlegs, consistant à associer deux chansons préexistantes (ou plus) en une seule, met en lumière l’uniformisation des structures musicologiques de cette industrie.
 
Otis ft. Otis Redding - JAY Z, Kanye West
 
Cette fragmentation dépasse le cadre sonore, touchant par là même les clips musicaux qui trouvent une cohérence narrative non plus dans un montage linéaire de leur écriture, mais dans l’esthétisme du morcellement des unités de sens. Pour prendre un exemple, Lana Del Rey s’est fait connaître au travers de ses clips qu’elle montait à partir d’extraits courts de films connus.
 
Le marché des compilations relève de la même stratégie du fragment. Depuis le début des années 2000, les radios se sont taillé la part du lion dans ce marché de niche qu’est celui de la compilation de tubes du moment.
 
Du côté des « artistes » – au sens large et industrialisé du terme –, l’éclatement et le morcellement des unités de sens esthétique est peut-être à interpréter comme un retour aux valeurs « sûres » et connues comme stratégies communicationnelles qui profitent de ce gain de temps – la découverte devenant obsolète, car trop chronophage – pour toucher un large public. Autrement dit, face au paradigme numérique qui a fait éclater un certain nombre de définitions – celles de l’artiste, de l’amateur et du professionnel, du droit d’auteur et de la gratuité, etc. – ce regard jeté dans le rétroviseur peut être interprété comme un besoin de repères culturels auxquels se raccrocher.

Atomisation de l'album... et de la piste : faut-il réduire le temps des chansons ?

La pratique du playlisting aura-t-elle eu raison de l’entité esthétique de l’album ? D’un côté, le téléchargement illégal, avec les technologies peer-to-peer, torrent ou encore direct download, a facilité l’accès en quelques secondes ou minutes à des chansons à la piste – conséquence directe du format mp3 – ou à des albums en dossiers numériques – conséquence directe du format rar. De l’autre, le téléchargement légal a lui aussi favorisé cet usage. En imposant l’achat de la piste à l’unité et à prix unique, Apple avec sa plateforme iTunes, a permis une déconstruction de l’album au profit d’une consommation musicale unitaire.
 
 
Du temps de son exploitation « analogique », il existait en musique, comme au cinéma, une certaine chronologie des médias : il fallait éditer un single ou deux pour annoncer la sortie d’un album. Si l’album rencontrait son public, un ou deux autres singles étaient diffusés en radio pour prolonger la durée de vie et de vente du CD. Désormais, tout est accessible tout le temps et à l’unité. Plus question de garder quelques pistes réservées à l’album : tout n’est plus que single. Peut-on conclure à une dépréciation de l’album ? Pas si évident, au regard des albums entiers qui sont postés sous forme de vidéos – ou plutôt d’une image fixe – sur YouTube…
 
Ce phénomène de fragmentation de l’écoute, s’il a eu raison de l’entité esthétique de l’album, tend aussi à gagner celui de la piste. Certains artistes populaires proposent désormais des chansons plus longues – de 5 à 9 minutes – développant deux voire trois orchestrations différentes sur une même piste. C’est le cas par exemple de Justin Timberlake avec son titre LoveStoned/I Think She Knows Interlude, Muse avec United States of Eurasia (+Collateral Damage) –, ou encore -M- et sa chanson introductive Elle de l’album Îl. Si le phénomène n’est pas nouveau,  notamment dans des genres musicaux comme l’électro, sa généralisation dans les musiques populaires tend à démontrer une inclination artistique à prendre le temps de travailler une chanson sous plusieurs coutures, et donc à l’atomiser.
 
 LoveStoned/I Think She Knows Interlude - Justin Timberlake

À l’opposé, les diffuseurs radios et télévisuels de masse valorisent peu la musique – lorsqu’elle est représentée(5) – dans la diffusion d’un titre en entier. Peu scrupuleux quant à leur dimension esthétique, ils amputent fréquemment, pour ne pas dire constamment, les chansons, ici d’un pont musical, ailleurs d’un refrain, avançant l’argument de l’économie de l’attention. Par exemple, rares sont les radios musicales dites jeunes(6) qui diffusent des chansons entières, qui plus est aux heures de grande écoute. Autre exemple, en télévision, la musique est aujourd’hui principalement rendue visible lors des télé-crochets. Il faut souvent attendre une avancée tardive du programme – demi-finale ou finale – pour pouvoir écouter une chanson, de son début à sa fin originelle. Paradoxal pour un programme musical…
 
Que penserait-on si l’on ne gardait de la Joconde que le sourire ? Comment réagiraient les supporters si l’on ne montrait en permanence que les buts et essais des sports télédiffusés ? Pourquoi accepte-t-on une autonomisation de la chanson par rapport à l’album, voire des refrains et des couplets par rapport à la piste ? Tout cela révèle-t-il une forte prégnance des médias et des diffuseurs sur la musique, dont l’industrialisation a manifestement pris le pas sur son exposition artistique ?
 
Pour résumer, on trouve d’un côté des chansons plus longues pour prendre le temps de développer une ou plusieurs structures musicales, et de l’autre des chansons sabrées au profit d’une hypothétique audience impatiente. Mais alors, faut-il réduire le temps des chansons ? Stromae ou encore Franz Ferdinand semblent l’avoir compris : dans leurs derniers albums respectifs – Racine carrée et Right Thoughts, Right Words, Right Action –, ces artistes ont considérablement réduit le temps de plusieurs pistes, se limitant à environ trois minutes voire moins. Pour le dire trivialement, à quoi cela rime-t-il de faire encore des chansons de quatre minutes ? Il semble qu’une dichotomie se dessine entre un tube de deux minutes trente destiné à une diffusion par les médias de masse, et une chanson plus longue destinée à une écoute plus patiente. Les deux n’étant absolument pas incompatibles pour un même artiste ou un même album.

Fragmentation de l'écoute musicale

Du côté de l’auditeur, une idée reçue veut que la playlist soit apparue avec le lecteur mp3. En réalité, la pratique précède largement la numérisation de l’écoute musicale, puisque les cassettes audio permettaient déjà la compilation de chansons, soit à partir de CD, soit à partir de la radio(7). Pour les amateurs de cet exercice périlleux, le défi était non seulement d’enchaîner deux chansons sans qu’elles se chevauchent ou que le blanc qui les lie ne soit trop long, mais aussi de calculer un temps optimum pour faire figurer un maximum de chansons sur chaque face de la cassette. Et gare à ceux qui tentaient de réenregistrer une chanson et une seule parmi une playlist déjà constituée !

 
 
En cela, le numérique n’a rien d’une révolution, mais a été, comme dans beaucoup de cas, un formidable révélateur permettant d’amplifier, d’intensifier et de simplifier certaines pratiques, comme celle du playlisting. Il est vrai qu’en passant du vinyle – où l’écoute était technologiquement uniquement linéaire – au CD – où les pistes étaient « nextables » – puis au mp3, la possibilité de déstructurer les albums et de restructurer des ensembles de pistes à la guise des auditeurs a considérablement modifié les représentations sociales ou cognitives liées aux catégorisations musicales. Cette dextérité a fait l’objet d’une étude intéressante dans laquelle est décrit ce phénomène appelé « numérimorphose »(8). Si les classements par genre ou par artiste perdurent, de nouvelles structurations sont apparues, laissant entrevoir une réappropriation de la musique dans le quotidien de certains auditeurs. Ainsi sont apparues des catégories de type contextuelles ou fonctionnelles, avec des terminologies de dossiers ou de playlists comme « pour courir », « pour danser », « musique à partager », « zik de la soirée de Matt ».
 
Il est intéressant de voir comment la classification des genres n’est plus l’apanage des industriels. Elle est aujourd’hui en constante dynamique avec les auditeurs – parfois également musiciens amateurs – qui n’hésitent pas à créer des taxinomies au gré de deux éléments distincts :
 
- leurs expériences d’écoute et de pratique musicale : la plus rapide des navigations sur Myspace fait encore la preuve de catégories hors-norme comme « acous-électrique new wave » ou encore « irish trad punk tsigane » ;
- la circulation intermédiatique que subit la musique : cette dernière est de plus en plus dépendante d’un univers intermédiatique dans lequel elle s’insère et n’est qu’un élément parmi d’autres – comme la bande originale d’un film (BOF). La manière de la qualifier dépend directement d’un ensemble de critères qui la contextualise dans cet univers culturel.
 
Un des bienfaits de cette classification par les auditeurs serait l’ouverture et la diversification de l’écoute qui découlerait de l’accessibilité numérique. Même si cette question reste difficilement mesurable, plusieurs études convergent vers l’idée que la multiplication des accès – gratuits et payants, comme légaux et illégaux – de notre culture contemporaine servirait un éclectisme croissant des goûts(9). Cette ouverture culturelle se fait semble-t-il au détriment de l’industrie du disque – et non de celui de la musique en général.

Retrouver du sens au travers du fragment

Cette pratique de fragmentation de l’écoute musicale n’est évidemment pas isolée, et fait écho à un grand nombre de pratiques communicationnelles et d’objets médiatiques : on peut citer le cas des fanvids, dont le but est de remonter des séquences courtes d’une série télévisée sur une musique populaire pour faire émerger des intrigues amoureuses inexistantes dans la narration originelle ou encore celui de Vine, application mobile pour créer des vidéos de six secondes, facilement partageables.
 
Ces pratiques laissent derrière elles un certain nombre de questionnements : dans quelle mesure la musique est-elle devenue fonctionnelle ? Quelles conséquences cela peut avoir sur la phénoménologie de l’écoute : que retient-on des paroles, quelles esthétiques nouvelles font émerger ces playlists ? La notion de genre musical a-t-elle encore un sens ? Ce phénomène de fragmentation est-il représentatif de l'avènement de l’auditeur-amateur ? Cette « rétromania »(10) est-elle la preuve d'un besoin de se recentrer sur des valeurs connues et antérieures, face à un avenir digitalisé dont les seules bornes ne seraient plus que morales ? En d’autres termes, cette volonté incessante de puiser dans le passé – dans la culture en général, la mode et le retour du kitch, les arts de la table où la cuisine « d’antant » est survalorisée – n’est-il pas le symptôme d’une société craintive de son présent et de son futur numérique, dont les seules limites sont celles de l’imaginable humain ? Autant de questions auxquelles les sciences humaines, sociales et technologiques tentent aujourd’hui en partie de répondre(11)

Références

Armelle Bergé et Fabien Granjon, « Éclectisme culturel et sociabilités », Terrains & travaux, n° 12 2007, pp.195–215
 
Olivier DONNAT, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique?: Enquête 2008, La Découverte, 2009
 
Fabien GRANJON et Clément COMBES, « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale - le cas de jeunes amateurs », Réseaux, n°25, 2007
 
 
Simon REYNOLDS, Re´tromania: comment la culture pop recycle son passe´ pour s’inventer un futur, Le Mot et le reste, 2012
 
Philippe LE GUERN, « Irréversible ? », Réseaux, n°172, 2012
 
Hervé GLEVAREC, Michel PINET, « La ‘tablature’ des goûts musicaux?: un modèle de structuration des préférences et des jugements », Revue française de sociologie, Vol. 50, 2009, pp. 599–640

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Crédits photos :
Rexo Otaegui / Flickr
Cartographie des albums de reprise (Thibault Christophe, tous droits réservés)
iTunes (William Hartz / Flickr)
Compilation K7 (jessamyn west / Flickr)
(1)

Fred Ritchin In Philippe Le Guern, « Irréversible ? », Réseaux, 172 (2012), 29 (p. 46) 

(2)

Nous n’évoquerons pas ici le cas des musiques concrètes, qui apparaissent un peu avant la numérisation des contenus. Même s’il peut s’apparenter au phénomène de boucles, cet article s’intéresse davantage à la construction d’œuvres musicales à partir de sons musicaux préexistants - et non de bruits. Bien que la frontière soit poreuse, il faut faire une distinction entre son musical et bruit, soit entre signe et signal. 

(3)

Citons par exemple « Funkytown » de Lipps Inc. 

(4)

C’est le cas par exemple d’Arielle Dombasle ou de Michael Bublé. 

(5)

C’est l’une des conclusions du rapport Lescure. 

(6)

NRJ, Skyrock, Fun Radio. 

(7)

La pratique existait même du temps des mange-disques. Certains initiés racontent comment ils tendaient alors un micro devant leur mange-disque pour enregistrer une chanson sur un lecteur/enregistreur K7, faisant attention que personne n’entre dans la pièce à ce moment-là, sous peine de devoir recommencer. 

(8)

Fabien Granjon and Clément Combes, « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale - Le Cas de Jeunes Amateurs », Réseaux (communication - technologie - société), 25 (2007), 291. 

(9)

Armelle Bergé and Fabien Granjon, « Éclectisme culturel et sociabilités », Terrains & travaux, n° 12 (2007), 195–215 ; Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique?: Enquête 2008 (Éditions La Découverte, 2009); Hervé Glevarec and Michel Pinet, « La ‘tablature’ des goûts musicaux?: un modèle de structuration des préférences et des jugements », Revue française de sociologie, Vol. 50 (2009), 599–640; Granjon and Combes. 

(10)

Simon Reynolds, Re´tromania : comment la culture pop recycle son passe´ pour s’inventer un futur [Marseille]: Le Mot et le reste, 2012. 

(11)

Thibault Christophe, La pratique d’écoute musicale des adolescents en régime numérique, Thèse en cours, Grecom, Lerass, Université Toulouse II – Le Mirail. 

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