Le streaming, un marché lucratif pour le jeu vidéo

Le streaming, un marché lucratif pour le jeu vidéo

Gagner sa vie en jouant : qui l’eut cru ? Et pourtant grâce à Twitch ou encore YouTube, certains streamers sont devenus des stars du marché du jeu vidéo, et leurs parties sont suivies par des centaines de milliers de spectateurs. Enquête sur ce phénomène.  

Temps de lecture : 7 min

Entre phénomène culturel et business lucratif, la production vidéo tient une place de plus en plus centrale dans l'industrie du jeu vidéo, avec l'apparition de formes de création jusqu'ici inédites (sport électronique, let's play). YouTube et Twitch sont devenus les acteurs centraux de cette révolution culturelle numérique, face à des chaînes de télévision et des webTV qui peinent à capter une audience générationnelle, et à des producteurs de jeux vidéo qui multiplient les tentatives pour garder la mainmise sur ce vecteur de communication providentiel.

Des canaux de télévision au dyptique Twitch/YouTube : l'apparition de nouvelles formes créatives

Il est impossible de ne pas voir le lien fondamental qui unit jeux vidéo et support audiovisuel. La genèse même du loisir vidéoludique s'inscrit dans la transposition à l'écran du jeu, désormais « vidéo » depuis qu'un physicien inspiré eut l'idée d'utiliser l'affichage de son oscilloscope pour programmer un jeu de tennis en 1958. Mais si les jeux vidéo n'ont eu de cesse de reprendre les codes de la production audiovisuelle(1) , le procédé inverse a tardé à se mettre en branle. Le début des années 1990 a pourtant vu les premières adaptations au cinéma de jeux vidéo (Super Mario Bros en 1993, Double Dragon en 1994) et l’apparition d'émissions dédiées à l'univers vidéoludiques dans les programmes jeunesse de la télévision française (Micro Kid's sur FR3 puis France 3 entre 1991 et 1997). Mais c'est avec l'apparition de la chaîne Game One en 1998 (réservée aux bouquets satellites) que les jeux vidéo entrent de plein pied dans le paysage audiovisuel français.
 
Game One, tout comme les WebTV spécialisées qui en suivent le modèle à partir de la fin des années 1990, reprend pour beaucoup les codes traditionnels de la télévision. Les émissions sont entrecoupées de publicités et centrées sur leurs présentateurs qui sont installés dans des studios pourvus de canapés et lancent discussions et débats autour de l'actualité du jeu vidéo ou de thématiques ciblées... Des formes créatives novatrices sont pourtant déjà visibles, avec l'utilisation de let's play(2) ou de machinimas(3) (4) . C'est avec la démocratisation massive d'Internet dans les années 2000 que vont émerger les acteurs qui dominent aujourd’hui ce mode de production.
 

Entre innovation créative et points de rencontre socio-culturels

YouTube et Twitch ont permis de repenser la production audiovisuelle (sans se restreindre par ailleurs au seul secteur des jeux vidéo), en faisant émerger de nouvelles formes de création. La possibilité d'enregistrer ses parties en direct, voire d’interagir avec les enregistrements (comme dans les retransmissions de parties de sport électronique, où les commentateurs peuvent librement déplacer la caméra) donne lieu à des applications parfois très novatrices. L'expérience Twitch Plays Pokemon reste un exemple de taille sur le plan de la création audiovisuelle, en fournissant à chaque internaute qui le désire la possibilité de diriger le personnage du jeu en temps réel, donnant lieu à un véritable chaos aux allures de pastiche politique.

En détournant les séquences vidéo d'un jeu pour raconter leur propre histoire, les machinimas utilisent le jeu comme support narratif.
La possibilité d'offrir des programmes à la carte permet à chaque joueur de retrouver des contenus sur le jeu qui l'intéresse. Le visionnage de ces contenus permet de continuer l'expérience immersive du jeu autour de jeux online comme le sont les MMORPG, même en dehors des sessions de jeu. La pratique des jeux vidéo compétitifs dans le sport électronique(5) trouve également un écho pédagogique dans les contenus audiovisuels : il ne s'agit plus seulement de se divertir en regardant une vidéo, mais également d'acquérir des connaissances sur le jeu pratiqué dans une optique d'amélioration, auprès d'un joueur supposément plus expérimenté. Les sites comme YouTube et Twitch sont désormais des points de rencontres culturels autour du jeu, tout en proposant un espace de représentation dans le champ médiatique.

Sur YouTube, l'absence relative de barrières à l'entrée par rapport aux médias de masse classiques permet désormais à tout-un-chacun (du moins en apparence) de produire ses propres émissions.  L'amateurisme de certaines productions, loin de repousser le spectateur, facilite un sentiment d'identification et de familiarité avec le streamer(6) , d'autant plus si celui-ci est proche de nous sur le plan socio-culturel. L'aspect générationnel est omniprésent dans la production, tandis que la représentation éternelle du joueur comme un homme blanc entre 15 et 25 ans peine à s'effacer, donnant lieu à de vives critiques sur l'homogénéité sociale dans les représentations autour du jeu vidéo.

La figure du streamer, pourvoyeur de divertissement en quête de revenus

En critiquant la dimension sexiste des représentations vidéoludiques, la streameuse américaine Anita Sarkeesian fait partie de ceux qui contribuent à dépasser l'objet jeu vidéo pour l'amener sur un nouveau terrain. Mais si le militantisme n'est pas absent de tous les contenus vidéos sur le jeu vidéo, force est de constater que leur principal objectif reste souvent le divertissement.

Railler de vieux jeux de série B est un prétexte à la comédie et au divertissement pour le Joueur du Grenier
La proximité favorise chez le spectateur un attachement affectif aux youtubers, comparable en tous points avec celui du présentateur de télévision classique. L'immersion dans le jeu se substitue désormais aux débats sur canapé, et le streamer devient un nouveau symbole culturel. Mais peut-on vraiment considérer les réseaux comme YouTube comme les espaces libérés qu'ils semblent incarner, où chacun aurait la possibilité de devenir une célébrité ? L'audience est incontestablement au beau fixe, avec 31 millions de visiteurs uniques sur twitch.tv en mars 2015 et des évènements rassemblant des dizaines de millions de spectateurs mais la question de la visibilité des streamers et de revenus qu’ils peuvent en tirer se pose rapidement, de la même manière que dans le monde des jeux mobiles. Il est certes possible pour n'importe qui de se lancer dans la création de vidéos YouTube, mais seule une minorité appartient à ce que l'on pourrait nommer ce « modèle lucratif ».
Estimation des revenus mensuels des principaux streamers français sur YouTube (estimation uniquement basée sur les revenus publicitaires par rapport au nombre de visionnages). Chiffres août 2014.
Si les figures de proues du streaming français affichent une réussite économique incontestable (avec des revenus pouvant dépasser la dizaine de milliers d'euros mensuels), c'est en partie grâce aux revenus distribués par les réseaux qu'ils utilisent. YouTube, Twitch, Dailymotion et les autres hébergeurs appliquent chacun leur propre règle en matière de redistribution des revenus publicitaires, mais ces derniers ne forment qu'une partie du financement des contenus audiovisuels sur YouTube. Car les éditeurs de jeux vidéo s'intéressent depuis déjà longtemps à ces mannes communicationnelles, proposant des sponsorings ou finançant les jeunes créateurs de manière plus ou moins transparente.
Audience du site Twitch.tv entre le 27 avril et le 03 mai 2015 (nombre d'utilisateurs simultanés, source Twitch.tv).
Jeux rassemblant le plus d'utilisateurs simultanés (au 03/05/2015 à 17H30 GMT, source Twitch.tv).

Pour les éditeurs, les contenus audiovisuels comme continuité du jeu-produit

Le scandale du Doritos Gate en 2012 avait ainsi mis en lumière les liens opaques qui unissent certains chroniqueurs avec les éditeurs de jeux vidéo. Si une telle dépendance peut être envisagée dans le cadre de productions de divertissement, elle devient discutable lorsque des youtubers sont censé effectuer la critique d'un jeu (visant à orienter l'achat) en ayant été financés par l'éditeur du jeu, ou lorsque la frontière entre sketch humoristique et message publicitaire s'estompe.

Les let's play, séquences de jeux filmées avec les réactions du streamer (ici le youtuber suédois a succès PewDiePie) représentent aussi des canaux de communication pour les éditeurs
Les contenus audiovisuels produits autour d'un jeu font désormais partie intégrante de la stratégie de communication des producteurs de l'industrie: c'est ainsi que les contrats imposant aux youtubers la pratique d'un jeu unique se multiplient (comme c'est le cas pour les joueurs du circuit officiel de League of Legends). C'est également l'occasion, pour les éditeurs, de contrôler ce qui est dit de leur jeu avec l'aide de certains réseaux. La censure fait ainsi son apparition, comme lorsque l'éditeur Wild Games Studio demande à Youtube de supprimer une vidéo du streamer britannique Total Biscuit présentant son dernier jeu sous un jour peu flatteur. L'arme utilisée étant la propriété intellectuelle : en arguant que le chroniqueur a utilisé son contenu audiovisuel(7) pour générer des revenus publicitaires (ceux distribués par Youtube), l'éditeur demandait -avec succès- son retrait de la plateforme. La plupart des éditeurs ont cependant intérêt à ce que les contenus produits autour leur jeu se multiplient. Mais tous ne se contentent pas de cette publicité gratuite : certains éditeurs comme Nintendo demandent ainsi à toucher leur part des revenus publicitaires générés sur YouTube par les vidéos représentant leurs jeux.

 

Quelles alternatives aux revenus publicitaires et au sponsoring ?

La question de la publicité reste cruciale, et un point de crispations majeur entre les différents acteurs du milieu. L'utilisation d'Adblock Plus(8) débarrasse certes l'utilisateur de tout contenu publicitaire durant sa navigation ; mais il prive également les chroniqueurs d'une partie de leur principale source de revenus. Afin de garantir l'indépendance de la production, certains youtubers ont déjà entrepris de se constituer en réseaux, comme Ogaming ou Nesblog qui permettent notamment de mieux négocier la redistribution des recettes publicitaires par Youtube et les autres hébergeurs, ou d'attirer l'audience directement sur leur site web sans passer par un intermédiaire(9) .


Le youtuber Usul a recours au financement participatif (via le site Tipee) pour financer chaque épisode de sa série vidéo « mes chers contemporains ».
La recherche d'une alternative à la publicité pousse les youtubers et les réseaux à explorer de nouvelles sources de revenus (comme c'est déjà le cas pour la presse en ligne). Mise en vente de produits dérivés, formules premium donnant accès à des vidéos de meilleures qualités où à des contenus exclusifs... Les alternatives existent, mais sont loin de représenter une manne suffisante pour le moment; d'autant plus qu'il est impossible pour des streamers proposant depuis leurs débuts des contenus gratuits d'imposer une formule intégralement payante, à la manière de ce que font Mediapart et Arrêts sur Images dans le monde de la presse en ligne. L'alternative pourrait venir du financement participatif, qu'il s'agisse de recourir à des sites tels Kickstarter (comme l'a fait Anita Sarkeesian pour financer ses productions) ou de proposer des donations directes en ligne : certains comme le réseau de sport électronique Eclypsia affichent ainsi dans leurs vidéos le nom des meilleurs donateurs, encourageant les suivants à leur emboîter le pas. Une diversification des revenus qui s'avèrerait salutaire et garantirait l'indépendance de la production audiovisuelle dans le monde du jeu vidéo.

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Crédits photos :
Capture d’écran de la page d’accueil de Twitch. Twitch est une marque déposée par Twitch.
Capture d'écran de la page du joueur Usul sur le site de financement participatif Tipee.

 
    (1)

    Avec les premières adaptations de films en jeux vidéo dans les années 1980, puis l'utilisation de procédés cinématographiques, voire de séquences filmées à partir des années 1990. 

    (2)

    On filme une personne en train de jouer, avec une caméra montrant l'action à l'écran. 

    (3)

    Montages vidéos utilisant des séquences de jeu à des fins narratives ou artistiques. 

    (4)

    Montages vidéos utilisant des séquences de jeu à des fins narratives ou artistiques

    (5)

    On parle de sport électronique pour qualifier des jeux en ligne aux principes compétitifs rappelant ceux du sport. 

    (6)

    Présentateur d'un contenu audiovisuel en ligne. On parle plutôt de streamer pour une émission en direct et de podcaster pour une émission en différé.

    (7)

    En l'occurence, les images et sons du jeu.

    (8)

    Extension pour les navigateurs web visant à bloquer les publicités durant la navigation. 

    (9)

    Comme Twitch ou Youtube.

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