Émilie Seto

© Crédits photo : Émilie Seto

Les BATX investissent dans les médias et services numériques étrangers

Les investissements des sociétés chinoises à l’international dans les médias et l’audiovisuel proviennent essentiellement des géants du numérique, les BATX. Prudents, ils s’appuient d’abord sur leur marché domestique, où ils ont testé leurs innovations et restructuré les médias classiques.

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Pour traiter des investissements des principales sociétés chinoises à l’international dans les médias et l’audiovisuel, nous faisons l’hypothèse que l’on peut en rendre compte de façon significative en se focalisant sur les seuls investissements des géants du numérique chinois. Les quatre premières capitalisations boursières sont souvent désignées par l’acronyme BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi)(1).

 

Plusieurs données viennent étayer cette hypothèse. Ces puissantes sociétés sont les grands investisseurs du secteur, d’abord en Chine comme on le verra, mais aussi à l’extérieur. De plus, le secteur des médias traditionnels (édition, presse, radio, télévision) — qui reste largement contrôlé par le gouvernement chinois  — n’avait guère les moyens (ni l’objectif) jusqu’à présent d’envisager une expansion économique à l’étranger. Surtout, ce secteur s’est vu largement restructuré par l’intervention des nouveaux venus de l’internet, en particulier des sociétés de jeux vidéo comme Tencent qui ont utilisé ceux-ci comme vecteur du développement des contenus numériques. Ceci est particulièrement net dans le cas du cinéma chinois mais aussi des nouveaux secteurs des contenus audiovisuels, comme les contenus sur terminaux mobiles. Enfin, ces sociétés sont pour la plupart cotées en Bourse, ce qui permet de suivre leurs évolutions et leurs investissements ;

 

Toutefois, notre approche a une limite(2) : elle ne rend compte que des investissements industriels des grands groupes. Or, si les sociétés publiques qui contrôlaient et contrôlent les médias chinois n’ont, comme nous venons de le souligner, pas cette ambition industrielle de conquérir de nouveaux marchés, en revanche, elles en ont d’autres. Les pouvoirs publics chinois ont déployé leur propre stratégie que l’on décrit souvent par le terme un peu vague de « soft power ». Notamment avec le lancement de la « nouvelle route de la soie », à laquelle le gouvernement chinois aura consacré 700 milliards de dollars, dans plus de 60 pays depuis 2013. Sur le plan de la coopération dans les médias, l’Afrique en fournit la meilleure illustration, comme nous le décrivons à la fin de l‘article(3). Il ne s’agit plus de conquérir des marchés pour les terminaux mobiles, les jeux vidéo, mais d’assurer une présence afin de remplir plusieurs objectifs « diplomatiques » : assurer la « voix de la Chine », changer la représentation de la Chine, former des professionnels des médias…

 

 Il ne s’agit plus de conquérir des marchés pour les terminaux mobiles, les jeux vidéo, mais d’assurer une présence afin de remplir plusieurs objectifs « diplomatiques » : assurer la « voix de la Chine » 

On notera d’emblée que la quasi-totalité de ces sociétés sont enregistrées en tant que holding financier aux îles Caïmans, pour des raisons fiscales et de cadre légal, mais aussi pour être à même de mener les opérations financières nécessaires pour financer leur expansion domestique et internationale. Elles ont procédé pour la plupart à des ouvertures de leur capital (introduction en Bourse), celle d’Alibaba, en 2014 à la Bourse de New York ayant été jugée spectaculaire, en son temps, par son ampleur : 25 milliards de dollars, soit plus que le total des sommes collectées précédemment par Google, Facebook et Twitter.

Alibaba, la stratégie internationale du géant numérique, du commerce aux contenus

 

 Alibaba a été fondée en 1999 avec l’objectif de « faciliter le commerce partout » : de la Chine vers le monde, du monde vers la Chine et entre les régions du monde 

Alibaba a été fondée en 1999 avec l’objectif de « faciliter le commerce partout » : de la Chine vers le monde, du monde vers la Chine, et entre les régions du monde comme le montre la Figure 1, mais les flux financiers sont inégaux. La société se présente comme un écosystème entre les différents acteurs, qui accompagne et soutient leurs activités économiques dans le monde entier. Elle est devenue la seconde société de commerce électronique (détail et gros, services aux consommateurs) mondiale, derrière Amazon et devant Naspers, avec un chiffre d’affaires de près de 40 milliards de dollars pour l’exercice 2017-2018. Elle a progressivement étendu son périmètre aux moyens de paiement avec AliPay (une société distincte dont elle détient 33 %, le reste appartenant au fondateur d’Alibaba, Jack Ma), aux médias numériques et aux loisirs, aux services logistiques (Cainiao), ainsi qu’aux prestations techniques avec son service d’infonuagique (ou cloud computing), AlibabaCloud.

 

Source : « Company Overview, Alibaba Group's mission is to make it easy to do business anywhere », Alibabagroup.com.

 

Malgré l’importance de ces axes mondiaux, l’étude annuelle des investissements, réalisée par la revue électronique TechinAsia depuis 2016, révèle que ceux-ci sont d’abord domestiques, destinés à des start-up chinoises pour près de 70 % (80 % en passant à la « Grande Chine » avec Hong Kong et Taiwan), d’une part. D’autre part, qu’ils portaient sur le cœur de métier de l’entreprise, soit le commerce électronique de détail ou en gros, ce qui est conforme à la structure de leur chiffre d’affaires, soit 86 % (76 % pour le seul marché domestique).

Bien qu’ayant investi dans la firme américaine Magic Leap, c’est donc l’Asie qui semble prioritaire avec, notamment, un très fort investissement dans le commerce électronique avec Lazada en Indonésie, et dans Tokopedia (une « app » de commerce électronique), soit plus de 1 milliard de dollars pour 2018 qui s’ajoute aux milliards déjà investis dans ce pays. En 2017, la société aura investi un total de 18.6 milliards de dollars dans le commerce électronique dans l’Asie du Sud-Est, dont 8,2 pour la seule Indonésie, 3,5 pour la Thaïlande, 2,4 pour Singapour, 2,4 pour la Malaisie, et 2,1 milliards pour le Viêt Nam. On notera que le géant du commerce n’est pas exempt de préoccupations relevant plus du « soft power  que de l’investissement direct, dans cette zone avec, notamment, la création d’une zone de libre-échange numérique en Malaisie en 2017, l’ouverture d’un « hub » numérique en 2018 en Thaïlande et l’annonce d’un autre en Malaisie pour le commerce électronique en 2019.

Les médias et contenus numériques qui ne représentaient que 8 % du chiffre d’affaires en 2018, ont néanmoins fait l’objet d’investissements significatifs les années précédentes. D’abord en Chine, la prise de contrôle de 60 % de la plus grosse plateforme de vidéo en ligne chinoise, Youku Tudou (société résultant de la fusion de deux géants du streaming Yukou er Tudou), en 2015, pour 4,4 milliards de dollars représente un tournant important de sa stratégie média. L’entreprise peinait jusqu’alors à mettre un pied dans ce secteur, malgré la création d’un Netflix chinois, TBO, sa branche cinéma, Alibaba Pictures Film, connaissant des difficultés. En 2015, la société avait aussi racheté pour 266 millions de dollars, le quotidien en anglais de Hong Kong, le « South China Morning Post Group », un investissement controversé.

Tencent, le mastodonte des jeux vidéo et des contenus numériques en constante expansion

 

Tencent, géant des réseaux sociaux puis des jeux vidéo, s’est d’abord développée à partir de son cœur de métier de réseau social sur son marché domestique. Un schéma de développement qui fait écho à celui d’Alibaba. Créée en 1988, Tencent a lancé son premier service de messagerie, QQ, l’année suivante. Elle entrera dans le domaine des jeux vidéo en 2003, et prendra le tournant mobile, en lançant son réseau social mobile Weixin/WeChat en 2011, sa plateforme de commerce électronique buy.qq.com et son portail vidéo v.qq.com, v.qq.com la même année.

 

Le chiffre d’affaires de la société est en constante augmentation, porté les services de contenus numériques (télévision en direct, télévision et musique en streaming par abonnements, vente d’articles virtuels dans les jeux (tout élément utile pour l’amélioration du jeu). Ce chiffre atteignait, fin décembre 2017, 237,8 milliards RMB (30,03 milliards d’euros) , dont 65 % provenaient des jeux, portails et contenus, le reste provenant de la publicité et des autres activités (dont les services de cloud dans 45 pays, autour de 17 % dans les deux cas). Tencent s’est lancée dans la création de contenus numériques exclusifs, tant vidéo (films et séries TV, notamment avecWeChat Film), musicaux (vente d’albums et collecte de dons sur sa plateforme de karaoké, WeSing), que littéraires, (avec l’éditeur en ligne China Literature). Tencent est devenue la première plateforme de contenus vidéo en Chine par nombre d’utilisateurs quotidiens et d’abonnements. China Literature a développé des initiatives innovantes de littérature en ligne. Elle s’appuie sur quelques 4 millions d’auteurs (un peu à la façon d’Amazon avec Goodread), qui ont publié 10 millions de romans et nouvelles touchant 600 millions de lecteurs. Certains titres sont devenus de très grands succès.

 

Après sa prise de contrôle pour 2,7 milliards de dollars, en 2016, de la compagnie de streaming de musique China Music, Tencent est aussi devenue l’acteur dominant de musique en ligne en Chine avec ses trois plateformes de distribution : QQ Music, KuGou and Kuwo. Au second trimestre 2018, cette activité touchait 872 millions d’utilisateurs actifs mensuels. En 2018, Tencent a annoncé l’introduction  de sa filiale Tencent Music Entertainment Group à la Bourse de New York.

 

 Au fil des années, Tencent est devenue l’un des grands investisseurs chinois à l’étranger   

La société commencera à investir à l’étranger en 2008, d’abord en Inde dans ibibo, un réseau social devenu site de commerce électronique et de voyage, puis en Russie l’année suivante dans le portail russe Mail.ru, la principale plateforme russe de jeu en ligne , dans les deux cas sous la houlette de son principal actionnaire, le groupe de médias sud-africain Naspers. Au fil des années, Tencent est devenue l’un des grands investisseurs chinois à l’étranger. En Thaïlande en 2010 dans le portail web Sanook, en 2011, dans la société de jeux américaines Riot Games, en 2013 dans la plateforme de jeux de Singapour, Garena, en 2015, dans une autre société de jeux américaine, Glu Mobile . Son investissement le plus spectaculaire sera l’acquisition, en 2016, de la société de jeux vidéo finlandaise Supercell (éditeur du succès mondial Clash of Clans), pour un montant de 8.9 milliards de dollars. Probablement le rachat le plus important dans l’industrie mondiale du jeu. En mai 2018, elle a repris la société de jeux de Nouvelle Zélande, Grinding Gear Games. Si l’on considère les seuls investissements par acquisition de sociétés cotées, ils s’élevaient, fin 2017, à 6,46 milliards d’euros dont 5,72 pour les seuls États-Unis(4). Ainsi, Tencent a tissé progressivement sa toile internationale, tout en continuant à privilégier ses investissements domestiques. À l’occasion de ses 20 ans, la société annonce vouloir poursuivre l’expansion des marchés du jeu en dehors de la Chine. Elle cite dans son dernier rapport intérimaire le succès à l’international des jeux Arena of Valor  et PUBG Mobile.

 

L’Inde représente l’autre scène où s’affrontent Alibaba et Tencent, même si, dans certains cas, ces deux géants peuvent coopérer. En 2015, ils entrèrent dans la start-up de contenus en streaming et de Smart TV, Whaley. En 2018, ils investiront dans la société de production de télévision Shanghai Canxing Cultural and Broadcast Company Ltd. En juillet 2018, il a également été fait état d’une tentative conjointe,avec China Media, d’acquisition de parts dans la société de publicité et de relations publiques britanniques WPP, l’une des premières mondiales.

Baidu, Xiaomi et les autres : quand les licornes chinoises tentent l’international

 

L’Inde est aussi un marché clé pour les vendeurs des terminaux mobiles. Xiaomi y détient la première place ; c’est donc un pays charnière pour son internationalisation et sa croissance à l’international. La société y a installé des usines et entend devenir le premier producteur « indien » de terminaux en 2020. En 2016, Xiaomi était entrée dans le capital de la société indienne de Mumbai, Hungama Digital Media Entertainment, une société pionnière pour le divertissement en ligne qui se présente comme la première société de média et de divertissement du Sud-Est asiatique (présente dans plus de 47 pays, asiatique (présente dans plus de 47 pays, la société annonce toucher plus d’un milliard d’utilisateurs). En 2018, elle prendra une participation dans Samosa Labs, une société d’ Hyderabad de réseau social et d’ « app » mobile vidéo (les utilisateurs peuvent créer et éditer des vidéos en plusieurs langues indiennes). En 2018, toujours, elle aura investi dans une entreprise similaire, ShareChat, une société de Bangalore. Xiaomi assure ainsi un positionnement stratégique pour le marché du streaming en plein développement en Asie.

 

Créée en 2010, Xiaomi a, dès le départ, développé un modèle de ventes directes (souvent « flash ») à partir de l’internet. Les ventes hors de Chine qui ne représentaient que 6 % du chiffre d’affaires en 2015, sont passées, au second trimestre 2018, à 36.3 % (5,7 milliards d’euros). La société commercialise ses terminaux dans 74 pays. Elle se déploie désormais sur les marchés européens ayant fait son entrée en Espagne, France et Italie cette année. Lors de son ouverture de capital sur la Bourse de Hong Kong, en mai 2018, la société avait annoncé qu’un tiers des fonds collectés (autour de 10 milliards de dollars) seraient consacrés à son développement international. La société a développé la production de téléviseurs intelligents, également commercialisés sur le marché indien, et s’efforce aussi de devenir un acteur des contenus et des services internet. Assez tôt, en 2014, elle a pris des participations dans les deux portails de télévision et de cinéma concurrents, QIYI et Youku Tudou. Au second trimestre 2018, la société, qui propose aussi des PCs/consoles, a profité de la croissance des jeux vidéo (25 %). Ces recettes supplémentaires sont d’autant plus importantes pour la société qu’elle a construit son modèle d’affaires autour de smartphones de qualité mais bon marché (”High-quality technology doesn't need to cost a fortune”), destinés aux jeunes et aux classes moyennes, à partir de marges très étroites, à la différence d’Apple. On notera que les autres fabricants de terminaux, tels Huawei ou ZTE, n’ont pas opté pour la stratégie de remontée dans les contenus du géant de Cupertino.

 

Baidu, le premier moteur de recherche chinois, est plus modeste dans son développement à l’international. La société indique avoir lancé des produits et services dans plusieurs langues et différents pays, mais souligne que l’essentiel (98 %) de son chiffre d’affaires (un peu plus de 13 milliards de dollars en 2017) provient du marché chinois. La quasi-totalité  de ses recettes proviennent des services offerts par son principal département (Baidu Core). En 2010, elle a fondé iQIYI, site de vidéos en ligne, puis acquis en 2012, le service de vidéo en ligne PPStream pour fusionner les deux activités au sein d’iQIYI. La société détient également deux plateformes Baijiahao pour les éditeurs de contenus (1 million d’éditeurs) et Haokan Videos pour des vidéos de format court créées par des amateurs (on notera que dans les deux cas le service est assuré à partir des algorithmes d’intelligence artificielle de la société, pionnière en la matière).

On peut tenter de résumer la stratégie des principaux groupes dans un tableau (tableau 1).

Parmi les autres licornes en développement, on trouve ByteDance-Toutiao ou NetEase.

Côté médias, le cas de Beijing ByteDance (Beijing Bytedance Telecommunications Co., Ltd.), est sans doute encore plus significatif que les précédents. La société indique sur son site construire : “Le futur de la découverte de contenus et de la création”. Créée en 2012, la société lancera son principal produit phare, Toutiao (en chinois « Les nouvelles du jour »). Elle aurait réalisé en 2017 un chiffre d’affaires de 2.5 milliards de dollars et vise 7.2 milliards pour 2018. Toutiao est un service de nouvelles personnalisées (mais aussi d’images) et une plateforme de contenus, gérés par des algorithmes d’intelligence artificielle, provenant de plus de 20 000 fournisseurs traditionnels de médias, soit 10 % de son offre, et de 800 000 créateurs de contenus pour les « nouveaux médias ». 200 millions d’utilisateurs recourent quotidiennement à ses services. La société prévoit de confier à ses algorithmes d’intelligence artificielle le soin de rédiger des articles répondant aux demandes des consommateurs. La société — qui exploitait deux autres plateformes de contenusTopBuzz, et Xigua Video —a lancé fin 2016, une app de vidéos courtes Tik Tok (aka Douyin en Chine) qui a connu un succès considérable, dépassant Instagram sur une grande partie des marchés de l’Asie du Sud-Est (y compris au Japon). Elle a acquis Musical.ly, en 2017 (regroupée depuis l’été 2018 sous la marque Tik Tok). Xigua Video fédère environ 200 millions d’utilisateurs à raison de 3 milliards de vues quotidiennes, Tik Tok 500 millions (plus d’1 milliard de vues quotidiennes).

 

Ainsi, au-delà des pays asiatiques, Beijing ByteDance a de plus en plus axé son développement sur l’international. Musical.ly touche 60 millions d’utilisateurs en Europe et aux États-Unis. TopBuzz, son premier produit international, a été lancé, en 2015, sur les marchés d’Amérique du Nord, du Brésil et du Japon. En septembre 2017, elle a pris une participation dans la société américaine, Live.me, filiale de la société chinoise de mobile Internet Cheetah Mobile. En février 2018, elle a acquis la plateforme de partage de vidéos américaine Flipagram. En janvier, elle avait annoncé un partenariat avec le réseau social et de loisirs américain Buzzfeed, afin d’utiliser les contenus de ce dernier sur ses différents marchés internationaux. La compagnie a investi, en 2016, dans l’app de news indienne Dailyhunt, ainsi que dans l’indonésienne BaBe.

 

L’histoire de NetEase (8,13 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2017) ressemble à celle de son principal concurrent : Tencent. Créée en 1997 pour offrir un service de recherche et un service de courrier électronique gratuit à partir de son portail 163.com, elle développe à partir de 2001 des services premium par abonnement et de loisirs en ligne, dont des jeux. Elle propose un autre moteur de recherche en 2007, Youdao, qui a la particularité d’offrir des recherches d’images, de nouvelles, de musiques, de blogs, ainsi qu’un dictionnaire chinois-anglais En 2015 et 2016, elle lancera ses propres plateformes de commerce électronique, Kaola et Yanxuan (ou You.163.com

 

En 2008 et 2009, NetEase passe un accord pour la distribution en Chine des jeux vidéo de Blizzard (société américaine), puis un accord similaire, en 2016, avec la filiale de Microsoft, Mojang. Par ailleurs, elle ouvre en 2015 un bureau aux États-Unis pour la distribution de ses propres jeux. En outre, à travers son portail 163.com, la société offre des contenus variés par l’intermédiaire de NetEase News App sur les terminaux mobiles. Elle dispose d’une offre diversifiée avec une plateforme de streaming video, CC, une plateforme de musique, Cloud Music, de lecture EaseRead, ainsi que d’éducation de ligne NetEase Cloud Classroom, comme son concurrent Toutiao avec GogoKid depuis 2018.

La restructuration des marchés du cinéma et de la télévision par les géants de l’internet chinois

 

Cette description des principaux investissements des sociétés de l’internet chinois en montre bien l’ampleur, mais elle n’indique pas comment ces sociétés ont largement généré la restructuration des médias chinois, au-delà de la seule expansion des jeux vidéo. De de ce point de vue, il est intéressant de se pencher sur le cas spécifique de l’audiovisuel.

 

Trois des sociétés que nous avons présentées, Alibaba, Baidu et Tencent, ont, comme indiqué, progressivement étendu leurs activités à partir de leur métier de base et selon leurs propres perspectives : Alibaba comme producteur, et agent de promotion,  notamment à travers sa plateforme vidéo ; Baidu , comme agent de promotion et de marketing ; Tencent en tant que réseau social. Alibaba et Tencent contrôlent la vente de tickets de cinéma en ligne. À ces trois sociétés, il faut ajouter le géant de l’immobilier et des loisirs Wanda, aussi exploitant de salle (le premier mondial), qui intervient à son tour comme financier, producteur ou exploitant.

 

Avant de présenter leur incidence sur ces marchés audiovisuels, on peut néanmoins rappeler quelques données sur ces derniers. La Chine, avec 1 milliard de téléspectateurs, est le premier marché du monde. Le nombre de chaînes est passé d’une centaine dans les années 1980 à plus de 3 000 ! Elles sont toutes détenues par l’État chinois, mais la plupart sont entre les mains des pouvoirs régionaux, l’organisme chargé de la télévision, China Central Television (CCTV), exploitant directement un pourcentage plus faible (autour de 10 %). Bien que publiques, ces sociétés dépendent financièrement de la publicité.

 

Côté cinéma, l’industrie cinématographique chinoise est passée d’une quasi-inexistence il y a 30 ans, au rang de second marché mondial (derrière l’Inde). La production est assurée par un oligopole formé de quatre grands studios : la China Film Group Corporation, les Huayi Brothers, la PolyBona Film Distribution Company, et le Shanghai Film Group. Le premier, le plus important (30 % de la production), est une société publique fondée en 1999 qui détient la seule chaîne de cinéma publique, CCTV-6. En tout, il existe 300 sociétés privées de production et 20 studios détenus par l’État. En volume, la production aura plus que doublé en 10 ans. L’oligopole exploite en commun un réseau de salles qui assurent 40 % des recettes. Le pays a dépassé les États-Unis pour le nombre d’écrans en 2016 et est leader pour la numérisation des salles (91.1 % de pénétration) et la 3D (80 %). En 2016, les recettes du Box Office en Chine s’élevaient à 7.9 milliards de dollars, l’export n’atteignait que 550 millions de dollars.

 

 Les géants de l’internet convergent sur l’idée que, dans les loisirs, l’évolution de la démographie, des technologies et des aspirations des consommateurs au plan mondial leur offrent une opportunité de transformer profondément ces marchés 

Quel que soit leur point de départ, les géants de l’internet convergent sur l’idée que, dans les loisirs, l’évolution de la démographie, des technologies et des aspirations des consommateurs au plan mondial leur offrent une opportunité de transformer profondément ces marchés, comme ils ont su le faire pour leur cœur de métier. Le recours aux mégadonnées, à l’intelligence artificielle et au réseau de masse leur permet de changer la façon dont l’audiovisuel et les loisirs sont conçus, vendus et consommés. Leur influence s’étend au-delà de billetterie en ligne, comme nous l’avons vu, pour investir directement dans les contenus. Tencent et Alibaba ont récemment augmenté leur participation dans Huayi Brothers, la première société privée de cinéma chinoise.

 

À plus long terme, ces sociétés vont chercher à exploiter mondialement les contenus dont elles détiennent désormais les droits. Ainsi, la filiale de Tencent, China Literature, en rachetant pour environ deux milliards de dollars, en aout 2018, le studio de cinéma New Classic Media entend combiner le poids de l’un des plus important créateur de contenus originaux (China Literature) avec celui de l’une des premières sociétés de production vidéo de la région (New Classic Media).

 

Ces sociétés commencent à pénétrer d’autres marchés pour ces activités audiovisuelles, notamment le marché américain. En 2012, Wanda a racheté la chaîne de salles américaines AMC Theaters pour 2,6 milliards de dollars (et repris des locaux à Beverly Hills pour y loger l’état-major de ses opérations américaines). La presse avait fait état de discussion pour la reprise par Wanda de MGM et de Lionsgate. Des rumeurs semblables ont circulé autour d’Alibaba, sans confirmation. Hunan TV a toutefois passé un accord avec Lionsgate, en 2015 pour trois ans, et investi dans la production aux États-Unis. Tencent est entrée au capital de la société de médias Skydance Media et doit cofinancer la prochaine production de James Cameron.

 

Malgré tout, pour l’instant, ces investissements demeurent modestes, comme d’ailleurs le chiffre d’affaires de l’industrie cinématographique chinoise. Ainsi, la place de second marché de la programmation audiovisuelle — soulignée à l’occasion de la tenue du Mipcom 2018 où la Chine était invitée d’honneur  — derrière les États-Unis, mais devant le Royaume Uni, avec près de 11 milliards de dollars est aussi modeste au vu des chiffres précédemment cités. Soulignons en effet, que le seul groupe Alibaba aura investi, en 2017, un total de 18.6 milliards de dollars dans le commerce électronique en Asie du Sud-Est. Il faut surtout retenir de l’étude, fréquemment citée, de IHS Markit que les programmes financés par les sociétés de distribution en ligne doit dépasser celle des radiodiffuseurs traditionnels en 2018, ce qui confirme bien leur rôle désormais structurant.

Le soft power à la chinoise : le cas de l’Afrique

 

 En septembre 2018, le gouvernement chinois a annoncé renouveler son soutien aux médias africains, dans ce cadre, à hauteur de 60 milliards de dollars 

Depuis 2000 et la tenue à Pékin d’un premier « Forum on China–Africa Cooperation » (Focac), ceux-ci sont organisés tous les trois ans. Le dernier, organisé en Afrique du Sud en 2015 comportait un chapitre sur la coopération dans les médias, et lors de la dernière réunion du Focac, à Pékin en septembre 2018, le gouvernement chinois a annoncé renouveler son soutien aux médias africains , dans ce cadre, à hauteur de 60 milliards de dollars.Le document de 2015 livre des informations intéressantes sur le « soft power » et la dimension culturelle et médiatique de l’action extérieure du gouvernement chinois(5).

 

L’élément le plus significatif de cette action a été l’établissement de l’état-major de la branche africaine de la CCTV (CCTV-9 ou CCTV International) à Nairobi. Les plans de 2012 et de 2015 prévoyaient des échanges réguliers de films et de programmes de télévision. Outre CCTV, d’autres médias publics ont connu une expansion, comme China Radio International, Xinhua News, et China Daily. Il s’agit de changer l’image de la Chine, mais aussi la représentation de l’Afrique par les médias occidentaux. La première est qualifiée de « défensive de charme » (“charm defensive”) par Shi Anbing : contrer une perception négative de la Chine(6).

 

Par ailleurs, la Chine a investi dans le déploiement de la télévision numérique. La société chinoise StarTimes a joué un rôle-clé pour la migration à partir de l’analogique, en offrant la télévision numérique à partir de boitiers et de terminaux mobile depuis 2008, date à laquelle elle a commencé ses premières opérations au Rwanda. La société intervient comme un prestataire technique pour cette migration dans 12 pays et comme un important fournisseur de télévision numérique terrestre dans 23 pays. Mais, comme dans le cas des importants investissements des sociétés de télécommunications (Huawei, ZTE), ces succès doivent être interprétés plus comme des accomplissements industriels que diplomatiques. Néanmoins, les sociétés publiques et privées ont bénéficié d’un soutien important grâce aux instruments financiers mis à disposition par la Chine pour son expansion en Afrique : soit la banque d’Export-Import (EXIM Bank) qui offre prêt et garanties, la banque chinoise du développement à travers sa branche africaine (China Africa Development Fund).Ainsi, la présence de la Chine dans les médias, sert des objectifs multiples diplomatiques et de soutien aux sociétés cherchant à investir.

 

Les principaux partenaires économiques de la Chine dans le domaine des médias sont l’Angola et l’Afrique du Sud, qui représentent près de la moitié du commerce entre l’Afrique et la Chine et reçoivent la plus grosse part des investissements. On notera toutefois que les investissements sud-africains en Chine sont plus importants dans ce domaine que le flux inverse, notamment en raison du rôle d’une société comme Naspers.

S’appuyer sur le marché domestique pour se déployer à l’international

 

Les relations entre les dirigeants de ces grandes sociétés numériques et les dirigeants politiques semblent complexes, même s’il existe une interpénétration entre ces milieux dirigeants. Le P-dg de Tencent, « Pony » Ma Huateng, revendique avoir été à l’origine du plan « Internet Plus » de 2015 du gouvernement chinois ; il est par ailleurs membre de l’Assemblée nationale populaire. Cela n’a pas empêché le gouvernement chinois d’augmenter la pression sur les services de base de Tencent en durcissant les réglementations sur les jeux et paiements, en 2017, entrainant une croissance moindre des bénéfices de l’entreprise.

 

Si, dans le cas de la présence en Afrique, se combinent objectifs « diplomatiques » et économiques, dans les services Internet et, en particulier, les jeux vidéo, les pouvoirs publics ne paraissent guère être intervenus pour en diriger le développement tant sur le marché domestique qu’à l’extérieur, au-delà de démarches résolument protectionnistes (mais efficaces). Même dans le cas du cinéma, comme le note l’universitaire Ainhoa Marzol Aranburu, la croissance du marché aurait plus à voir avec la croissance de la population qu’avec une intervention directe du gouvernement. Les développements sont liés aux paramètres économiques que nous avons décrits comme modèle de croissance (augmentation des revenus, importance des classes moyennes, urbanisation, jeunesse importante).

 

Si le rachat de la société finlandaise Supercell par Tencent a été spectaculaire, on note que, pour l’instant, la plupart des investissements demeurent nettement plus modestes. La démarche de ces sociétés reste prudente : d’abord s’appuyer sur le marché domestique qui assure l’essentiel du chiffre d’affaires, pour ensuite commencer une expansion internationale. On peut considérer qu’elles n’en sont qu’aux préparatifs, qui passent aussi par une meilleure maîtrise des médias et contenus.

 

 Ces sociétés de haute technologie sont aussi des pionniers de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les relations avec leurs clients 

La faiblesse des industries de médias chinoises historiques sur le marché domestique a constitué un avantage, car les sociétés de l’Internet n’ont pas à eu à vaincre les résistances des acteurs en place. Elles ont pu ainsi, non seulement entrer sur ces marchés, mais offrir des innovations en anticipant la demande des consommateurs, comme le montre l’exemple des messageries intégrées (WeChat) et du streaming vidéo. Par ailleurs, la plupart de ces sociétés de haute technologie sont aussi des pionniers de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les relations avec leurs clients : Alibaba, Baidu, Byte, Tencent et Xiaomi ont mis en place des laboratoires depuis déjà plusieurs années. La combinaison de ces innovations et des formes originales de télévision sur mobile qui se sont développées dans le Sud-Est asiatique peut offrir, à terme, un avantage concurrentiel non négligeable lors de la pénétration éventuelle de ces sociétés, aux moyens financiers importants, sur d’autres marchés, en particulier le Sud-Est asiatique, l’Inde en premier lieu.

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