Adaptation des films de cinéma en jeux vidéo : une analyse statistique

Adaptation des films de cinéma en jeux vidéo : une analyse statistique

Depuis 1975, 547 films de cinéma ont donné lieu à environ 2 000 jeux vidéo. L'adaptation de films est aujourd'hui une catégorie représentant environ 10 % de l'édition de jeux vidéo. Cet article propose une analyse statistique de ce processus industriel de création vidéoludique.
Temps de lecture : 21 min

Dans la multiplicité des liens qui unissent l’industrie du cinéma à celle du jeu vidéo, les procédés d’adaptation sont certainement ceux auxquels on pense le plus immédiatement. Ils sont aussi les plus féconds, tant du jeu vidéo vers le cinéma que des films vers les jeux. On notera tout de même une certaine asymétrie dans le processus : là où les six films Star Wars ont donné lieu à plus de 120 titres de jeux vidéo, la plus exploitée des séries de jeux vidéo au cinéma, Resident Evil, n’a pour l’instant donné lieu qu’à quatre films en prise de vue réelle et un film en images de synthèse. Le nombre d’adaptations vidéoludiques de films de cinéma est ainsi très largement supérieur au nombre d’adaptations cinématographiques de jeux vidéo : on recense quelques milliers de titres de jeux vidéo d’un côté, et tout juste une soixantaine de longs-métrages de l’autre.
 
Afin de saisir au mieux l’ampleur de ces processus d’adaptation, nous travaillons depuis 2005 à la constitution une base de données rassemblant l’ensemble des films adaptés en jeux vidéo(1). Ce travail de dénombrement, mis à jour annuellement, a permis de quantifier le nombre d’objets filmiques concernés par ces processus d’adaptation et ainsi de prendre la vraie mesure de la quantité considérable d’objets que peuvent produire deux industries du divertissement participant à la culture dite de masse.
 
Le phénomène de l’adaptation témoigne d’une certaine régularité dans la durée et d’une certaine abondance dans la quantité d’objets concernés : de 1975 à 2010, 547 films exploités en salles de cinéma ont donné lieu à environ 2 000 jeux. La pratique de l’adaptation s’est structurée tout au long des 35 dernières années pour devenir aujourd’hui une catégorie importante dans la production vidéoludique représentant près de 10  % de l’édition de jeux vidéo prise dans sa totalité.

Quelques indications méthodologiques

Les chiffres que nous avons rassemblés et analysés proviennent de l’étude systématique d’environ 15 000 titres de jeux vidéo, édités de 1975 à 2010 sur plus de quarante plates-formes de jeux sélectionnées pour leur popularité sur les marchés occidentaux et japonais.

En arrêtant ce choix de plates-formes, nous n’avons retenu que des matériels dédiés au jeu ou qui, comme les micro-ordinateurs, accueillent dans la pratique des activités ludiques. Nous n’avons pas retenu les browser games développées pour les navigateurs Internet : libres d’accès, souvent basés sur une formule ludique très simpliste, ils accompagnent en général la sortie d’un film et ne sont disponibles que pendant la courte période de sortie en salles du film. Nous avons souhaité, dans la constitution de ce corpus, ne garder que les jeux vidéo commerciaux, c’est-à-dire des produits inscrits dans un circuit marchand.
 
Le cas de la téléphonie mobile est quant à lui plus délicat. À l’époque où nous avons commencé ce travail de dénombrement, le téléphone n’en était qu’au début de son utilisation comme plate-forme de jeu. Le succès de l’iPhone d’Apple et du téléchargement de jeux vidéo sur smartphones depuis 2007 devrait nous amener à reconsidérer ces plateformes. Cependant, la profusion de titres développés sur téléphone portable, leur circulation rapide, leur exploitation dématérialisée rendent particulièrement compliqués leur identification et leur dénombrement. Cependant, un survol des quelques films adaptés sur téléphone portable confirme qu’ils sont très majoritairement portés en amont sur les plates-formes dédiées au jeu vidéo : le téléphone portable est par conséquent une plate-forme qui s’ajoute aux consoles de jeu, dans la stratégie très large de couverture du marché du jeu par les éditeurs.
 
En revanche, en éliminant la téléphonie mobile, nous effaçons de fait un continent entier du cinéma, le cinéma indien. En effet, depuis le milieu des années 2000, le nombre d’adaptations de films de Bollywood sur téléphone mobile est en constante progression : de trois adaptations recensées en 2005 à une soixantaine trois ans plus tard, la rencontre entre un cinéma populaire, qui tente depuis quelques années de rajeunir son audience, et le jeu vidéo, dont la pratique se développe en Inde de manière exponentielle, s’avère particulièrement féconde.

Définir l’adaptation

Nous définirons donc l’adaptation de la manière suivante : l’adaptation de films de cinéma en jeu vidéo est un projet éditorial et commercial mené de manière concertée entre l’ayant-droits d’un film de cinéma ou d’une série de films exploités en salle et un éditeur de jeux vidéo. Les adaptations affirment ainsi avec plus ou moins d’ostentation leur source cinématographique dont elles font en général un argument commercial de poids.
 
Catégoriser un jeu vidéo comme une adaptation de film consiste à rechercher les indices qui laissent penser qu’un jeu est bien directement lié à une source cinématographique. Nous nous sommes donc appliqué à relever les phénomènes d’éponymie lorsqu’un film cède son titre à son adaptation, les indications de copyright et les mentions légales figurant sur les emballages, notices et écrans-titres que viennent confirmer dans les œuvres les emprunts manifestes et/ou revendiqués (personnages, décors, images, bande originale…) à un film pour les besoins d’un jeu.
 
Une quinzaine d’indicateurs significatifs a été retenue pour chaque entrée afin de constituer une base de données à même d’appréhender les types de relations, parfois complexes, entre films de cinéma et jeux vidéo et de dégager des tendances propres à ce processus de production de jeux vidéo. Cet outil, que nous continuons actuellement de développer, permet d’identifier des stratégies éditoriales et d’interroger la « traçabilité » des objets entrés dans la base en déterminant avec plus ou moins de difficulté son origine, ses filiations, sa descendance…

Pratique de l’adaptation

Développer et publier une adaptation vidéoludique d’un film de cinéma s’inscrit dans les logiques d’exploitation de produits dérivés mises en place par Hollywood depuis les années 1970. Cette pratique permet de bénéficier des lourds investissements promotionnels consentis lors de l’exploitation en salles d’un film de divertissement ou de jouir de la popularité d’une saga de type James Bond ou Star Wars ; ce choix éditorial, fortement dicté par des impératifs commerciaux, assure donc une certaine visibilité au jeu dans les linéaires des lieux de vente. Cette stratégie s’applique particulièrement à ce que l’industrie hollywoodienne nomme le movie tie-in game, c’est-à-dire le jeu adapté d’un film éponyme dont la commercialisation se fait en même temps que l’exploitation du film en salles. Cette pratique de la simultanéité est une conséquence directe des politiques de merchandising et de développement multimédia de Hollywood qui fait du film de cinéma un simple produit d’appel pour une rentabilisation de la production sur d’autres supports. Ainsi, plus de 90 % des films adaptés, très majoritairement produits par Hollywood, donnent lieu à des adaptations simultanées.

Nombre de films adaptés simultanément en jeux vidéo par année (1979-2010)
Nombre de films adaptés simultanément en jeux vidéo par année (1979-2010)
 

Il faut remonter à 1975 pour trouver le premier jeu vidéo d’arcade inspiré d’un film de cinéma : à la fin de l’été 1975, surfant sur le succès phénoménal de Jaws (Les Dents de la mer) en salles depuis le mois de juin, Atari édite la borne d’arcade Shark Jaws. Nolan Bushnell, le fondateur d’Atari, aurait tenté d’acquérir légalement les droits d’exploitation du film en jeu auprès d’Universal, mais ceux-ci lui auraient été refusés. À partir de 1979 et de l’adaptation du film Star Trek, de Robert Wise, il y aura chaque année au moins un film de cinéma adapté en jeu vidéo.
 
On parlera de simultanéité de l’exploitation lorsque que moins de 18 mois séparent la sortie en salles d’un film de sa commercialisation sous forme de jeu vidéo : durant cette période, l’adaptation simultanée jouit pleinement du caractère de première exclusivité du film. Depuis les années 1990, avec la sortie de Jurassic Park en 1993, le délai entre la sortie du film et celle de son adaptation s’est considérablement raccourci jusqu’à inverser l’ordre de mise à disposition du produit sur le marché : aujourd’hui la commercialisation de l’adaptation précède la sortie en salles du film.

L’analyse du nombre d’adaptations simultanées éditées par année fait apparaître trois périodes d’activité distinctes : de 1975 à 1983, entre un et quatre films par an donnent lieu à une adaptation simultanée, de 1984 à 2001, l’édition d’adaptations simultanées concerne en moyenne une dizaine films par an, enfin depuis 2002, la moyenne dépasse 22 films par an. Cette augmentation continue de l’exploitation de l’adaptation simultanée confirme l’intérêt et l’engagement de la production cinématographique dans ce type de synergie commerciale et créative avec le domaine du jeu vidéo. Quelques pics de production, en 1984, 1994 et 2006, témoignent également du manque de réactivité du secteur cinématographique par rapport au domaine vidéoludique. Alors qu’en 1984 le domaine du jeu vidéo est profondément touché par sa première crise d’envergure(2), le nombre de films adaptés simultanément en jeu est multiplié par trois par rapport aux années précédentes et de nombreuses adaptations sont le fait de filiales d’édition vidéoludique des majors hollywoodiennes (Fox Video Games Inc. et Atari Warner). En 1994 et 2006, deux années qui correspondent aux crises cycliques du secteur dues à l’arrivée de nouvelles générations de matériels et à l’attentisme du consommateur, le nombre de films adaptés explose également. Le pic de l’année 2006 correspond à une augmentation significative du nombre de films sortis en salles cette même année : 601 films contre en moyenne moins de 490 sur les sept années précédentes.
 
Si l’on assiste à une progression du nombre de films adaptés par an, on peut également observer qu’il y a proportionnellement une stagnation de l'offre éditoriale sur ce type de jeu vidéo : du début des années 1980 aux années 2000, les adaptations représentent constamment 10 % de l’offre éditoriale d’une plate-forme de jeu.

Comparaison du nombre d’adaptation au nombre total de titres édités par plates-formes


Les adaptations fleurissent sur les plates-formes les plus populaires du marché occidental (par ordre chronologique : Atari, Amstrad CPC, NES, Sega Master System, Sega Megadrive, Playstation). Elles sont à l’inverse totalement absentes sur les plates-formes à destination exclusive du marché japonais comme par exemple la Wonderswan ou la Neo Geo Pocket qui n’ont, pour certaines, pas connu de distribution officielle en Occident. Enfin, les consoles portables, souvent prisées par les enfants, sont les plates-formes qui accueillent le plus largement les adaptations : l’adaptation de films représente ainsi de 16 % à 27 % des ludothèques du Game Boy, du Game Boy Color et du Game Boy Advance.

Le reflet de la production mainstream et des « big pictures »

La répartition par pays de production des films ayant donné lieu à une ou plusieurs adaptations vidéoludiques depuis la fin des années 1970 montre une écrasante majorité de productions hollywoodiennes : sur 547 films, 373 sont américains et 95 sont des coproductions tournées en anglais dont les capitaux sont majoritairement américains (runaways productions).
 
L’Europe apparaît comme la deuxième zone de production de films adaptés : les cinématographies les plus prolifiques du continent sont présentes avec la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ; une douzaine de coproductions européennes concernent ces trois pays ainsi que le Benelux ou les pays latins. Enfin, l’Asie est représentée principalement grâce à la production nippone.
 
Répartition des films adaptés
selon leur zone de production et leur pays d’origine
 

Près de 9 films sur 10 adaptés en jeu vidéo sont des œuvres produites par Hollywood, ce qui démontre que l’adaptation de films de cinéma en jeu est un fait américain. Ceci est confirmé par le fait qu’une large majorité des jeux vidéo adaptés est développée, comme nous l’avons évoqué, par des studios américains et européens et publiée par des éditeurs occidentaux (Electronic Arts, Activision, Ocean, Fox Interactive, Disney Interactive…) ou les filiales occidentales d’éditeurs nippons (Sega, Capcom, Konami…).
 
Les films qui sont l’objet d’adaptations en jeu vidéo font majoritairement partie des productions cinématographiques d’envergure de leurs pays de production, soit par la taille de leur budget, soit par leur succès au box-office. Parmi les 181 productions internationales exploitées entre 1991 et 2010 et présentant un budget estimé à plus de 100 millions de dollars(3) – que l’on considèrera ici comme une barre symbolique, ce coût ayant été atteint pour la première fois avec Terminator 2 : Judgment Day (James Cameron, 1991) –, 111 ont fait l’objet d’une ou plusieurs adaptations en jeu vidéo, soit 61 % de l’ensemble.

Nombre de films adaptés en jeu parmi les films au budget supérieur à 100 millions de dollars

Source : the-numbers.com

Cette présence importante des films adaptés parmi les grosses productions – particulièrement en haut de classement – se retrouve également en dehors de Hollywood, par exemple dans la production de films français. Parmi les 11 films français ou à majorité française, présentant un budget supérieur à 40 millions d’euros et produits jusqu’en 2010(4), 5 ont fait l’objet d’adaptations en jeu vidéo (Le Cinquième Élément, Astérix aux Jeux Olympiques, Arthur et les Minimoys, Astérix et Obélix contre César, Arthur et la vengeance de Maltazard). Ces chiffres significatifs illustrent bien les propos de Geoff King(5) au sujet du rôle des blockbusters dans l’économie hollywoodienne et, au-delà, dans la production cinématographique à grand spectacle :
 Les blockbuster à succès fonctionnent comme des locomotives qui entraînent avec elles le reste des projets. Ce sont les films les plus susceptibles d'être convertis en jeux vidéo pour consoles ou ordinateurs et de vendre de grandes quantités de marchandises franchisées. 

 

Par ailleurs, le succès commercial des films au box-office semble aussi être associé à leur diversification sous forme vidéoludique. Sur un classement des 100 plus grosses recettes d’exploitation de films aux États-Unis de 1937 à 2010 – avec prise en compte de l’inflation et correction de l’érosion monétaire(6) – 50 films ont fait l’objet d’adaptations en jeu.
Si l’on s’en réfère à une liste de 100 premiers films au box-office des recettes mondiales qui ne prend plus en compte l’inflation et favorise donc la production cinématographique de ces trente dernières années, contemporaine du domaine vidéoludique, le constat est encore plus flagrant : les films adaptés sont surreprésentés dans la moitié haute du classement.

Nombre de films adaptés en jeu parmi le box-office des 100 premières recettes
d’exploitation de tous les temps (box-office mondial)

Source : imdb.com

Enfin, si l’on observe la liste des 200 meilleurs succès du cinéma dans les salles françaises depuis 1945 jusqu’à 2010(7), l’on trouve 63 films adaptés en jeu sur ces films ayant dépassé la barre des cinq millions de spectateurs, dont 10 films français(8) parmi la centaine de productions françaises ou à capitaux majoritairement français du classement. Ces 10 films représentent d’ailleurs plus de la moitié des 19 films français ou à capitaux majoritairement français adaptés en jeux vidéo.
 
Ces différents tableaux confirment bien une corrélation entre le positionnement d’une production cinématographique et son adaptabilité sous forme de jeu vidéo. Les chiffres traduisent parfaitement les politiques de diversification mises en place à Hollywood depuis les années 1970 et reprises à l’occasion par certaines cinématographies étrangères : l’investissement toujours plus important engagé sur les tent poles, qui vise à en faire des blockbusters, est sécurisé entre autres par l’exploitation du film sous la forme vidéoludique. Ces éléments d’analyse confirment par ailleurs le caractère incontournable qu’a pris aujourd’hui l’adaptation sous forme vidéoludique dans la production mainstream : aucun projet économiquement ambitieux ne saurait se priver actuellement d’un amortissement supplémentaire sur la mouture vidéoludique ; Hollywood cherchera inlassablement à augmenter le potentiel de profitabilité du film(9).

Techniques de réalisation des films adaptés

Les objets filmiques adaptés relèvent de cinq catégories différentes : 407 films sont tournés en prise de vue réelle (motion picture), soit trois quarts de l’ensemble des films du corpus, 66 sont des films d’animation traditionnelle, 63 sont des dessins animés en images de synthèse, 7 films mêlent prise de vue réelle et animation traditionnelle, enfin 4 films sont des films d’animation tournés en stop motion. Parce qu’elle est certainement le mode de réalisation principal de la production cinématographique dans son ensemble, la prise de vue réelle est également le mode dominant des films adaptés en jeux.

Techniques de réalisation employées par les films adaptés

Cette répartition des films adaptés par techniques de réalisation se double cependant d’un effet de convergence technique avec la multiplication des effets spéciaux numériques dans la production cinématographique en prise de vue réelle. Aussi, plus d’un tiers des films tournés en prise de vue réelle utilisent des effets numériques visibles pour la création des décors (Tron, Lord of the Rings), l’animation des personnages (Stuart Little), les effets visuels (Jurassic Park)… À cela s’ajoute le fait que la quasi-totalité de la production hollywoodienne de films d’animation en images de synthèse depuis Toy Story en 1995 a été adaptée en jeu vidéo. Les productions Pixar, Disney/Pixar, DreamWorks Animation, 20th Century Fox Animation sont presque systématiquement adaptées en jeu vidéo. Cette coprésence des techniques numériques à la fois dans les films et dans les jeux confirme des logiques industrielles de production d’objets par lesquelles des modèles numériques, conçus pour le spectacle cinématographique, peuvent être réemployés pour la programmation de jeux vidéo. En effet, les jeux adaptés de films en images de synthèse bénéficient de passerelles techniques entre les logiciels utilisés par les studios d'animation et ceux employés par les studios de développement.

Sources scénaristiques des films adaptés

Les scénarii des films adaptés en jeu sont principalement des scénarii originaux à 46 % et des adaptations littéraires à 30 %. Lorsqu’ils n’appartiennent pas à ces deux catégories, ceux-ci empruntent à des sources de natures très variées comme les séries télévisées, la bande dessinée, les manèges de parcs d’attractions, le cinéma, les groupes musicaux à succès voire, dans un curieux effet d’aller-retour, le jeu vidéo. Ces films se situent donc majoritairement au cœur d’échanges complexes entre médias de masse aux publics globalisés.

Sources des films adaptés en jeu vidéo
 

Les sources d’inspiration des films adaptés sont, pour une large part, ancrées dans une culture jeune populaire nourrie par l’industrie américaine du divertissement, nouvelle illustration des dynamiques intermédiatiques qui régissent la production de ces objets vidéoludiques. Deux sources principales se dégagent : les arts graphiques (comics, manga, bande dessinée) et la télévision (séries et dessins animés télévisés). Les tendances contemporaines de la production hollywoodienne sont d’ailleurs assez bien restituées par ce corpus de films adaptés : les phénomènes d’adaptation des super-héros depuis l’adaptation de Batman par Tim Burton, la réactivation d’anciens succès de la fiction télévisée depuis le milieu des années 1990 ou les plus récents recyclages d’attractions Disney en films de cinéma. Certaines productions, qui prennent comme source le jouet, le jeu vidéo et les groupes de musique, visent le public traditionnel auquel ces domaines s’adressent : les enfants et les adolescents.
 
La proportion importante d’adaptations littéraires répond au fonctionnement traditionnel de la production cinématographique hollywoodienne qui trouve habituellement dans la littérature la majorité de ses sujets. Cependant, de nombreux best-sellers contemporains apparaissent dans les sources littéraires (Harry Potter, Da Vinci Code…), ce qui semble à nouveau consacrer le jeu vidéo comme un espace de rentabilité devenu, au même titre que le cinéma, incontournable de tout projet éditorial d’envergure conduit à partir d’un roman à succès.
 
Quant à la forte proportion de scénarii originaux – près de la moitié –, celle-ci laisserait à penser que ces productions cinématographiques sont conçues pour répondre à la fois aux exigences du spectacle cinématographique, mais aussi aux possibles exploitations sur d’autres supports médiatiques, dont le jeu vidéo (comme par exemple Terminator, Predator, Austin Power, Matrix ou l’ensemble des films Pixar). Il s’avère en tout cas qu’une part importante de ces films à scénarii originaux donne lieu, par la suite, à des diversifications nombreuses dans les domaines du divertissement et des loisirs. Sans prendre en compte ni les novellisations très répandues dans la production cinématographique contemporaine et difficilement dénombrables, ni les gammes de jouets, nous n’avons retenu pour illustrer ces phénomènes de diversification que les développements sous forme télévisuelle, vidéographique, de comics, d’attractions pour parcs à thème et de spectacles à Broadway, c’est-à-dire les formes médiatiques qui ont tendance à poursuivre et dépasser le cadre du récit mis en place par l’œuvre cinématographique.

Diversifications appliquées aux films ou séries de films adaptés en jeu vidéo basé sur un scénario original

Ces pratiques de diversifications concernent ainsi plus de 70 des 252 films à scénarii originaux (30 %) et inscrivent ces objets, à l’origine purement cinématographiques, dans des circulations intermédiatiques avec les médias de divertissement populaires que sont la télévision et la bande dessinée. La même constatation peut être faite à partir des adaptations littéraires dont une part importante est convertie en dessins animés télévisés ou Direct-to-Video(10) (la quasi-totalité des dessins animés Disney adaptés, de Aladdin à Tarzan), en série télévisée (MASH, Total Recall), en comics (The Warriors, Total Recall, Starship Troopers) et en attractions pour parcs (Shrek, Curious George).
 
La relation d’adaptation entre un film et un jeu vidéo ne se résume donc pas à une simple relation entre deux médias, mais s’inscrit profondément dans des exploitations successives et simultanées d’un même univers sous différentes formes médiatiques. Le passage du cinéma au jeu peut se faire dans une logique généalogique qui part du livre pour transiter par la forme filmique et aboutit ensuite à la forme vidéoludique – cette dernière étant en général stérile sauf dans son propre domaine – mais peut également procéder de manière rhizomatique lorsque qu’une même propriété intellectuelle est simultanément diversifiée sur plusieurs supports par différents intervenants (Alien vs. Predator).

Logiques génériques et logiques sérielles

L’attribution d’un genre à un film est une question toujours épineuse : un même film peut être caractérisé par plusieurs genres. Nous raisonnerons donc ici davantage en termes d’étiquettes génériques que de genres à proprement parler à propos des films donnant lieu à adaptation. Nous avons utilisé la classification par genre de la principale base de données en ligne consacrée aux films de cinéma, Internet Movie Database (IMDb), afin d’obtenir une forme de consensus sur les genres employés par les films adaptés : la base IMDb attribue à un même film plusieurs étiquettes génériques et permet ainsi de couvrir l’ensemble des genres auxquels celui-ci peut prétendre. Observées quantitativement, ces orientations génériques de la production font rejaillir quelques tendances fortes du corpus élargi.

Catégorisation des films adaptés par genre
selon Internet Movie Database
La répartition par genres révèle l’importance des catégories adventure et action,qui caractérisent la moitié des films adaptés. Les dénominations comedy et thriller arrivent en troisième et cinquième position, représentant environ un tiers du corpus. Se retrouvent ainsi en haut de classement les genres de prédilection du New Hollywood, c’est-à-dire les plus spectaculaires et les plus populaires.

Les films donnant lieu à adaptation appartiennent donc majoritairement aux genres de prédilection du cinéma spectaculaire contemporain destiné à un public adolescent, avec une forte prédominance des catégories action et adventure, mais aussi des genres fantasy, sci-fi, animation et horror, qui oriente clairement ce type de produits vers un public jeune composé d’enfants et d’adolescents. Par ailleurs, fantasy, sci-fi et horror sont des genres très développés depuis la deuxième moitié du XXe siècle par d’autres médias comme la littérature populaire, les feuilletons radiophoniques, la bande dessinée, les programmes télévisés. La circulation intermédiatique des œuvres cinématographiques se situant sous ces étiquettes en est ainsi largement facilitée.
Enfin, le corpus révèle deux tendances lourdes de l’industrie hollywoodienne : d’une part, la présence dans le corpus d’une centaine de films pouvant être qualifiés de blockbusters ou de tent poles, ces superproductions estivales produites par les majors hollywoodiennes et, d’autre part, le nombre important de sequels(11) dans l’ensemble des films adaptés. Ainsi, 261 films de l’ensemble du corpus appartiennent à 117 séries de films différentes composées d’au moins 2 productions. Parmi ces séries de films, nous retrouvons les sagas à succès des années 1980 comme Star Wars, Alien, Terminator, RoboCop, Predator, James Bond, Rocky, Rambo, Indiana Jones, Back to the Future, Gremlins, Lethal Weapon, Die Hard, Ghostbusters, des années 1990 comme Batman, Addams Family, Jurassic Park, The Crow, Bad Boys, Austin Powers, Toy Story et enfin des années 2000 avec Matrix, Lord of the Rings, Harry Potter, Star Wars, Spider-Man, X-Men, Charlie’s Angel, Pirates of the Carribean, Shrek, Ice Age, Fantastic Four, Madagascar, Transformers

Comme le rappelle Geoff King, le New Hollywood a procédé à une reconstruction des genres par l’usage qui en a été fait pour la production de blockbusters. Des genres, jusqu’alors cantonnés aux budgets réduits des séries B, se voient dotés de moyens financiers considérables pour répondre aux besoins de spectaculaire et aux castings prestigieux des blockbusters estivaux. Ces genres employés par la production de blockbusters peuvent se résumer en une formule, que notre corpus élargi illustre de fort belle manière, qui serait « science-fiction/action/aventure agrémentée d’une touche de comédie »(12).

Par ailleurs, les quelques cinématographies étrangères significativement représentées dans ce corpus outrageusement dominé par les productions hollywoodiennes – comme le cinéma français, britannique et quelques coproductions européennes – le sont surtout grâce à leur production de films grand public dans les genres action (Taxi 2 et 3), science-fiction (Le Cinquième Élément, The Earth Dies screaming, Flash Gordon, Thunderbirds) ou heroic fantasy (Krull, Kruistocht in spijkerbroek). Concernant les phénomènes d’adaptation en jeu vidéo, les cinématographies étrangères semblent donc s’ajuster aux canons hollywoodiens en appliquant à leurs films, conçus sur le modèle américain, le même type de diversification.

Le personnel hollywoodien : acteurs et réalisateurs surreprésentés

Les films adaptés mettent en scène la plupart des grandes stars hollywoodiennes masculines des films d’action et d’aventure, mais aussi de comédies. Nous avons retenu pour chaque film l’interprète du personnage principal ou du rôle-titre quand celui-ci est interprété par une star. Dans les données statistiques ci-dessous, la surreprésentation de certains acteurs comme Mark Hamill ou Daniel Radcliffe est davantage liée à leur participation à des œuvres cinématographiques en plusieurs parties ou des films à suite qu’à leur statut de star. Certains acteurs enfin, comme Tom Hanks pour Toy Story, Mike Myers pour la série Shrek ou Michael J. Fox pour les Stuart Little, apparaissent également dans cet inventaire en tant que doubleurs vedettes du personnage principal dans la version originale du film.

Acteurs présents à l’affiche d’au moins trois films du corpus
 
La surreprésentation de stars masculines correspond à la place traditionnelle accordée aux acteurs dans le système hollywoodien ; la seule actrice présente dans plus de trois films étant Sigourney Weaver grâce à son interprétation du Lieutenant Ellen Ripley dans la série Alien, personnage de militaire plutôt masculinisé. D’autres actrices, très en minorité dans l’ensemble du corpus, apparaissent ensuite dans deux films comme Cameron Diaz (Charlie’s Angels), Sarah Michelle Gellar (Scooby-Doo), Jennifer Love Hewitt (Garfield). La distribution est donc  très majoritairement masculine et marquée par la présence récurrente de stars d’action aux corps plutôt musculeux : Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Bruce Willis, Tom Cruise, Vin Diesel, Jean-Claude Van Damme, Kurt Russel, Wesley Snipes... Cela correspond bien à la fois au modèle de la masculinité proposé par Stephen Kline pour caractériser une des représentations dominantes de la production vidéoludique des années 1980(13), mais également à la présence affirmée de « héros musculaires », extrêmement virilisés, du cinéma spectaculaire hollywoodien de la même période. Si le jeu vidéo semble s’être approprié une représentation de la masculinité véhiculée par le cinéma hollywoodien, il est également allé rechercher dans ce cinéma ces mêmes représentations.
 
Réalisateurs présents à l’affiche d’au moins trois films du corpus
 
La liste des réalisateurs fait apparaître quelques Movie Brats(14) comme Steven Spielberg, George Lucas ou Brian De Palma et, à leur suite, un groupe de réalisateurs affiliés comprenant Richard Donner, Joe Dante, Chris Colombus, Robert Zemeckis, Ron Howard, Rob Cohen et Joe Johnston. Par ailleurs, quelques spécialistes reconnus du cinéma à grand spectacle comme John McTiernan, James Cameron, Roland Emmerich et Renny Harlin reviennent souvent dans ces films adaptés en jeu. Enfin, quelques réalisateurs spécialistes de l’animation chez Disney ou ailleurs (le tandem Ron Clements et John Musker, Andrew Adamson) ainsi que des réalisateurs auxquels ont été confiées une ou plusieurs séries de film (Gore Verbinski, Chris Columbus, Barry Sonnenfeld) se placent en bonne position dans ce classement du fait de leur participation à des productions faites en série. Grâce aux films Kirikou et à Azur et Asmar, Michel Ocelot est le seul réalisateur de la liste à ne pas travailler pour les studios américains. Ce classement rassemble de surcroît les réalisateurs habitués aux meilleures recettes du cinéma hollywoodien (James Cameron, Peter  Jackson, Chris Colombus, Georges Lucas,  Steven Spielberg, Sam Raimi, Tim Burton…) auxquels les majors confient leurs projets les plus ambitieux et met en lumière cette logique de concentration des moyens et d’accumulation des garanties pour assurer le succès des productions hollywoodiennes au box-office : moyens financiers conséquents, pre-sold projects, genres spectaculaires, stars, réalisateurs chevronnés...

Classement des films adaptés par la MPAA et la Commission de classification CNC

Enfin, le classement des films selon le public recommandé révèle un corpus de productions tournées vers l’exploitation grand public et le divertissement familial. Selon le classement de la Motion Picture Association of America (MPAA) en vigueur depuis la fin des années 1960, les classements G, PG et PG-13 désignant les films adaptés au plus grand nombre caractérisent 76 % des films adaptés en jeu visés par l’organisme. Les films non classés par la MPAA sont soit antérieurs à l’entrée en vigueur de ce système de classification, soit non exploités en salles aux États-Unis.

Classification des films adaptés par la MPAA

Système de classification des films appliqué par la MPAA

Les films engagés dans des processus d’adaptation en jeu vidéo sont très majoritairement des productions hollywoodiennes ou à capitaux américains tournées en dehors des États-Unis (runaway productions) : les films américains représentent ainsi 85 % des films adaptés en jeux vidéo. Les productions ambitieuses financièrement sont surreprésentées : les films qui sont l’objet d’adaptations en jeu vidéo font majoritairement partie des productions cinématographiques d’envergure de leurs pays de production, soit par la taille de leur budget, soit par leur succès au box-office. La prise de vue réelle est la technique de réalisation la plus employée par les films adaptés alors que la production en images de synthèse est en constante progression.
 
La logique qui prédomine dans le processus d’adaptation est celle d’une simultanéité des sorties du film et de son adaptation qui remet en cause le principe même d’adaptation : l’adaptation vidéoludique adapte un texte filmique en cours de fabrication. Elle est donc fondée sur des éléments de pré-production comme le script, le casting, les dessins préparatoires, les décors et costumes, mais jamais sur le contenu même du film. Ces contraintes de production expliquent certainement que le corpus des 547 films adaptés en jeu de 1975 à 2010 soit profondément intermédiatique : chaque film est inséré dans un réseau de supports qui vont de la source du film (littéraire, télévisuelle, graphique…) à ses diversifications (novellisation, série télévisée, comics…). L’adaptation vidéoludique doit pouvoir s’appuyer sur un objet fini autre que le film qui sert à concevoir le jeu vidéo, qu’il s’agisse d’un roman comme Harry Potter à l’école des sorciers ou d’une série de comics comme Spider Man. Nous avons également constaté que le rapport de force entre l’œuvre filmique et le média vidéoludique penchait très fortement en faveur du jeu vidéo : celui-ci impose au récit source son système de valeurs, ses conventions, ses genres propres, ses priorités d’ordre ludique. Enfin, l’adaptation vidéoludique semble historiquement emprunter trois voies par rapport au récit filmique en fonction de l’évolution des capacités techniques du domaine vidéoludique : elle réduit le récit filmique à une situation ludique, puis elle emprunte au récit filmique ses événements à potentiel ludique, enfin avec l’arrivée de la modélisation en trois dimensions, elle crée un espace pourvu de possibilités ludiques et narratives à partir du récit filmique.
(1)

Ce travail de dénombrement a été initié en 2005 dans le cadre d’une thèse de doctorat menée en études cinématographiques à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense sous la direction de Raphaëlle Moine. Cette thèse analysait précisément les processus d’adaptation entre cinéma et jeux vidéo. Cette tentative de produire un instantané des films donnant lieu à adaptation visait à saisir dans leur exhaustivité un ensemble d’objets produits à l’intersection de deux industries du divertissement. 

(2)

À partir de 1983, le marché du jeu vidéo jusque-là en expansion permanente commence subitement à décliner. Plusieurs facteurs participent à cette crise : un problème de concurrence accrue et de saturation du marché par une surproduction de logiciels développés dans la précipitation et le transfert de consommation qui s’effectue avec la micro-informatique. 

(3)

Calcul réalisé à partir des données rassemblées par le site TheNumbers.com. Il s'agit bien évidemment d'estimations de budgets de production car les majors restent en général assez discrètes sur les questions touchant à leurs coûts de production. 

(4)

Comptage fait à partir des chiffres du Centre national de la cinématographie. 

(5)

ING Geoff, New Hollywood Cinema, op. cit., p. 74. 

(6)

Calcul réalisé à partir des données rassemblées par le site Boxofficemojo.com. 

(7)

Voir le bilan 2010 du CNC. 

(8)

Ces dix films sont dans l’ordre décroissant du nombre d’entrées en salle : Bienvenue chez les Ch’tis, Les Visiteurs, Taxi 2, Astérix et Obélix contre César, Un Indien dans la ville, Le Cinquième Élément, Astérix aux Jeux Olympiques, Arthur et les Minimoys, Taxi 3, Les Ripoux. 

(9)

KING Geoff, New Hollywood Cinema, op. cit., p. 180. 

(10)

Production cinématographique qui est directement distribuée sur un support vidéographique, sans sortie en salle. 

(11)

Une sequel est la suite d’un film à succès, souvent numérotée. 

(12)

KING Geoff, New Hollywood Cinema, op. cit., p. 133. 

(13)

KLINE Stephen, DYER-WHITHEFORD Nick, De PEUTER Greig, Digital Play. The interaction of technology, culture and marketing, Montréal, McGill-Queen's University Press, 2003. 

(14)

L’expression Movie Brats désigne la jeune génération de réalisateurs qui bouscula Hollywood dans les années 1970, avec à leur tête Francis Ford Coppola. 

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