Jeanne Favret-Saada.

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Traitement média des accusations de blasphème : entre amnésie et confusion

Il y a 30 ans, l’irruption du mot « blasphème » dans notre débat public sidéra les médias. Depuis, ils ne cessent de parler de ces « affaires » dans une extrême confusion. L’anthropologue Jeanne-Favret Saada donne une vision nouvelle des acteurs de ces tentatives de censure, chrétiens et musulmans. Entretien.

Temps de lecture : 20 min

Anthropologue, Jeanne Favret-Saada a été directrice d'études à l'École pratique des hautes études (sciences religieuses). Elle publié plusieurs ouvrages sur les accusations de blasphème, dont Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988 (Fayard, 2017).

 

Vous êtes anthropologue et vous avez d'abord mené des travaux sur la sorcellerie dans le Bocage de l'Ouest français. Après vos livres célèbres sur le sujet — notamment Les Mots, la Mort, les Sorts, paru en 1977 —, pourquoi vous être intéressée, à la fin des années 1980, aux accusations de blasphème ?

Jeanne Favret-Saada : Parce que les médias sont venus me tirer par la manche. Souvenez-vous : à la fin de l'été 1988, ceux d'entre nous, en Europe, qui lisaient la presse, ont vu soudain s'afficher à la première page des quotidiens le mot étrange de « blasphème », un mot que nous avions rencontré dans les livres sans l'avoir jamais proféré —, du moins, nous semblait-il. Et les radios ne cessaient de nous abreuver d'informations nouvelles sur les événements, assorties de consultations d'experts en religions, chrétienne et musulmane.

C'était à l'occasion de la sortie presque simultanée de deux productions artistiques : d'abord, dans les cinémas français, le film de Martin Scorsese, La Dernière Tentation du Christ(1) ; quelques jours après, dans les librairies britanniques, le roman de Salman Rushdie, Les Versets sataniques(2) . L'une et l'autre sortie avaient été saluées par des protestations indignées de fidèles — catholiques dans un cas, musulmans dans l'autre —, et par des tentatives caractérisées pour que ces œuvres ne rencontrent pas leur public, ou qu'elles soient retirées de la circulation. En somme, des tentatives de censure, malgré le fait que l'autorité catholique niait demander une censure, alors qu'elle avertissait le gouvernement français des troubles gravissimes qui ne manqueraient pas de se produire si le film était projeté ; et, malgré le fait que les protestataires musulmans, tout en demandant au Premier ministre britannique l'interdiction du roman, invoquaient dans la presse ce qu'ils appelaient leurs « sensibilités religieuses blessées »uneexpression dont j'apprendrai ensuite qu'ils n'en étaient pas les inventeurs.

Comme vous le savez, l'affaire Rushdie(3)   — qui était au départ, une simple tentative de censure littéraire dans un certain pays d'Europe — a changé de nature avec la condamnation à mort de l'écrivain britannique et de tous ceux qui contribueraient à la diffusion de son roman. En proclamant cette condamnation, le Guide de la Révolution de la République islamique d'Iran, l’imam Khomeini, suscitait une grave crise internationale, ainsi qu'une longue suite d'attentats (qui paraît close aujourd'hui, sans que le gouvernement iranien ait pris aucun engagement à cet égard). En comparaison, l'importance des événements qui ont entouré la sortie de La Dernière Tentation du Christ en France peut paraître négligeable, mais je rappelle qu'il y eut plusieurs manifestations violentes, des salles de cinéma incendiées ou vandalisées, des blessés, et, surtout, un spectateur handicapé à vie. Le fait marquant de la période 1988-1989 est donc à la fois la nouveauté et la dangerosité des accusations de blasphème dans la vie publique de nos sociétés.

 J’ai enregistré le choc provoqué par cette irruption brutale du mot « blasphème » dans notre débat public  

Je venais juste de terminer ma recherche sur la sorcellerie dans le Bocage(4) et au surplus, j'étais malade : j'avais donc l'esprit disponible, et j'ai enregistré le choc provoqué par cette irruption brutale du mot « blasphème » dans notre débat public. Vers la mi-octobre 1989, très peu de temps après la sortie des œuvres contestées, ces affaires de blasphème ont été relayées par la première affaire de voile islamique à l'école publique. Depuis lors, la presse française — et d'ailleurs euro-américaine — n'a plus jamais cessé de parler de la religion, et de sa place dans des États où elle est séparée de la politique.

 Les médias laissaient entendre que le nouveau problème social ou politique résiderait dans l'œuvre de ces artistes ou dans leurs intentions, et non dans les propos de leurs accusateurs  

C'était il y a trente ans : en 1988, la nouveauté et l'extrême dangerosité des accusations de blasphème m'avaient stupéfiée. Et tout autant, le fait que les médias ne cessaient pas d'en parler, mais dans une extrême confusion. Par exemple, en reprenant le terme de blasphème sans le renvoyer à ses émetteurs — ceux qui accusaient Scorsese ou Rushdie —, ils laissaient entendre que le nouveau problème social ou politique résiderait dans l'œuvre de ces artistes ou dans leurs intentions, et non dans les propos de leurs accusateurs.

Vous décidez alors de consacrer votre séminaire à cette question pendant plusieurs années. Pourquoi ? En quoi cela vous a-t-il paru important ?

Jeanne Favret-Saada : Ces accusations s'exprimaient dans la presse, le lieu par excellence du débat public. Il s'agissait donc d'une forme sociale particulière, celle de l'« affaire », que nous avions bien connue en France depuis le XVIIIe siècle avec Voltaire, et au tournant des XIXe et XXe siècles avec l'affaire Dreyfus. Ces affaires qui venaient de surgir sous prétexte de « blasphème », je voulais donc les mettre en relation avec celles que nous connaissions déjà, et qui, pour la plupart, dataient d'avant les Révolutions euro-américaines du XVIIIe siècle, et concernaient le christianisme. Avec des historiens, des littéraires, des linguistes et des anthropologues, j'ai rassemblé des matériaux susceptibles d'éclairer cette étrangeté, qui, d'ailleurs, s'est bientôt installée comme un caractère permanent de notre paysage culturel et politique.

Puisque j'étais anthropologue et que j'étudiais des faits contemporains, j'ai procédé à des enquêtes directes auprès des protagonistes de certaines affaires : ainsi, à Londres, en 1989 et 1990, pour l'affaire Rushdie ; au Danemark, en 2006, pour celle des dessins de Mahomet (sur laquelle j'ai écrit Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins ; et sur les affaires de Charlie Hebdo en France(5) . Dans un petit livre, Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU. Droits humains et laïcité (2010), j'ai aussi examiné une période cruciale dans l'histoire de l'ONU, les années 1998 à 2001, au cours desquelles — huit jours avant les attentats du 11 septembre 2001 — cette grande organisation internationale avait commencé à transférer aux religions l’universalité de la Déclaration des droits de l’homme, et donc son autorité.

Enfin, j'ai consulté des documents d'archives dans un dépôt négligé de l'Église catholique française, celui de l'instance ecclésiale chargée du cinéma entre les années 1960 et 1980 : grâce à ces documents, j'ai construit une version entièrement nouvelle des événements, surtout pour le cas de La Religieuse, le film de Jacques Rivette, en 1965-1966, mais aussi pour celui du Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard (1985), et pour la sortie en France de La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorcese (1988).

 J’ai donc enquêté dans plusieurs directions à la fois sans savoir où cela me conduirait parce que ce genre de faits n'avait jamais été traité par les ouvrages de sciences sociales 

Pendant longtemps, j'ai donc enquêté dans plusieurs directions à la fois sans savoir où cela me conduirait parce que ce genre de faits n'avait jamais été traité par les ouvrages de sciences religieuses, et, plus largement, de sciences sociales. D'ailleurs, ni les travaux passés d'ethnologie religieuse ni les grandes synthèses sur l'état présent des religions dans nos démocraties ne permettaient de comprendre les événements qui se déroulaient sous nos yeux. Toute cette littérature dite scientifique était, en réalité, inspirée par des thèses philosophiques issues de Hegel plutôt que par des enquêtes empiriques, et ses impensés excluaient la possibilité même des événements qui étaient en train de survenir.

Pouvez-vous nous donner quelques repères sur cette notion de « blasphème » et sur son histoire, puisqu'elle est réapparue de façon si soudaine en 1988 dans la presse ?

Jeanne Favret-Saada : Au cours des premiers siècles de son existence, l'Église avait édicté des règles de droit canonique contre ceux des fidèles qui feraient subir un « traitement indigne » — indigna tractatio — aux entités sacrées. L'évêque évaluait l'indignité du traitement à l'aide de sa sensibilité théologique, et il édictait une peine religieuse proportionnée au rachat du péché. Tout se jouait alors entre fidèles d'une même foi, sans l'intervention d'aucune autorité publique.

Par la suite, quand le christianisme est devenu religion d'État, ces règles ecclésiastiques sont devenues des lois civiles : du coup, elles ont concerné tous les sujets du royaume, qui étaient censés partager la foi du souverain. Le sens du blasphème s'en est trouvé déplacé, puisque le souverain se préoccupait de protéger son autorité de droit divin, plutôt que la dignité des entités sacrées. Le blasphème est alors devenu un crime politique : insulter Dieu, ce fut désormais insulter le Roi et bafouer la Paix publique, que sa personne incarnait.

Les peines ecclésiastiques avaient visé la guérison du pécheur, ce pourquoi on les disait « médicinales ». Les peines royales, au contraire, ont voulu terrifier les sujets : ce furent des peines infamantes, exécutées sur la place publique, et d'une cruauté toujours plus grande : la langue percée, le pilori, la mort.

En France, la Révolution a aboli le crime de blasphème. La République fédérale américaine, elle aussi, a aboli la blasphemy law anglaise dès la naissance de la Fédération, mais plusieurs États l'ont conservée, sans l'utiliser, jusqu'au début du XXe siècle. De même, la Grande-Bretagne l'a conservée jusqu'en 2008, car le souverain est censé protéger son Église établie. Reste qu'une loi inappliquée n'est pas une loi abrogée : elle reste à la disposition du petit malin qui sera capable d'actionner un tribunal.

 Les activistes chrétiens qui se mobilisent dans ces années-là contre certains films savent donc que l'incrimination de blasphème est périmée, et qu'ils doivent la traduire dans des termes nouveaux 

Au moment où commence mon enquête, en 1965, la chose paraît inimaginable : aux États-Unis, en France, et au Royaume-Uni, la religion est séparée de la politique depuis longtemps, et le pluralisme des opinions, notamment en matière de religion, est la règle absolue. Les activistes chrétiens qui se mobilisent dans ces années-là contre certains films savent donc que l'incrimination de blasphème est périmée, et qu'ils doivent la traduire dans des termes nouveaux, qui soient recevables dans une démocratie pluraliste.

Mais dans l'islam ?

Jeanne Favret-Saada : La notion chrétienne de blasphème a pour équivalents une pluralité de termes islamiques correspondant à des infractions religieuses susceptibles d'être sanctionnées par des juges et des tribunaux, voire par tous les musulmans une fois qu'elles ont été constatées par un tribunal. Toutefois, les diverses affaires intervenues dans l'espace euro-américain depuis 1988 ont été suscitées ou relancées par des tenants d'un islam révolutionnaire, qui se souciaient peu de la théologie ou du droit classiques : de là, l'embarras des islamologues convoqués par la presse à propos de l'affaire Rushdie, mais aussi de toutes celles qui ont suivi. L'imam Khomeiny a fait prononcer la condamnation à mort de Rushdie par un journaliste de Radio Téhéran sous le simple prétexte d'un livre « contre l'Islam, le Prophète, le Coran », qui le désignait de façon implicite comme un apostat, si bien que l'écrivain fut voué à être exécuté sans jugement(6) . Or, cette condamnation rompait violemment avec la tentative des premiers protestataires musulmans du Royaume-Uni. Ils s'étaient adressés au pouvoir d'État de leur propre pays, en se fondant sur l'argumentation que les dévots du christianisme avaient élaborée pendant les trente années précédentes : j'en montre la construction dans Les Sensibilités religieuses blessées.

On aurait attendu de vous un livre sur l'islam, d'autant que vos premiers ouvrages sur le blasphème s'y rapportaient. Pourquoi vos Sensibilités religieuses blessées portent-elles sur le christianisme ?

Jeanne Favret-Saada : Depuis 1988, j'ai travaillé de façon simultanée sur des « affaires » montées par des protestataires de ces deux religions, puisque la situation initiale était ainsi. Bien sûr, les affaires qui engageaient l'islam sont devenues notre obsession quotidienne, en Europe et aux États-Unis : nous pensons qu'elles font peser une terrible menace moins sur nos démocraties que sur la possibilité d'y « vivre ensemble », malgré des désaccords fondamentaux sur les vérités ultimes. Mais, outre que les pressions chrétiennes en faveur de la censure n'ont nullement cessé après 1988, quelque chose de nouveau s'est produit à l'occasion des attentats parisiens de janvier 2015 : ils ont mis fin à notre fascination et à la culpabilité provoquées, depuis l'affaire Rushdie en 1988, par l'invocation de blasphèmes contre le Prophète de l'islam. En effet, le massacre à la rédaction de Charlie Hebdo les inscrivait encore dans cette perspective, mais les autres assassinats de la même semaine ont montré que, dorénavant, les juifs etles « mécréants » seraient pris dans la même détestation. Et les attentats de novembre 2015 ont confirmé cette tendance : les meurtriers étaient passés de la guerre au blasphème à celle contre les « mécréants ».

J'ai alors pensé qu'il valait la peine de montrer l'important travail idéologique opéré par les dévots du christianisme durant la période de 1960 à 1980 : les premiers, ils avaient saisi qu'il fallait cesser de crier au « blasphème », puisque le terme n'avait plus de conséquences juridiques depuis la fin de l'Ancien Régime. Nous vivions à présent dans des États démocratiques et pluralistes : il fallait donc élaborer une nouvelle argumentation susceptible de convaincre l’opinion non croyante et même l'opinion moins dévote, qui s'était libéralisée. Au surplus, il fallait en convaincre les juges.

Des activistes chrétiens ont donc entrepris tout un travail de traduction dont je détaille les progrès dans mon livre. Désormais, ils ne se posent plus en défenseurs de « l'honneur de Dieu », depuis une position de surplomb moral qui outrepasse les pouvoirs, les lois et les personnes ; ils ne dénoncent plus comme « blasphèmes » (terme qu'ils réservent maintenant à l'entre-soi dévot) les représentations religieuses qu'ils estiment insultantes pour les personnes sacrées ; enfin, ils ont cessé d'annoncer l'inévitable vengeance que le Tout-Puissant ne manquerait pas de tirer de la société tout entière.

C'est un changement radical de posture : dans un État pluraliste, qui sépare la politique de la religion, et dans une société largement sécularisée, l'autorité morale et sociale de la référence à Dieu a perdu toute crédibilité. Dès lors, plutôt que d'accuser autrui au nom des droits absolus de « Dieu », les dévots contemporains se sont mis à le faire au nom de leur propre droit humain d'avoir une opinion religieuse. Ils se sont présentés comme les victimes de ceux qui bafoueraient leurs opinions religieuses, les victimes de ceux qu'ils disaient autrefois être des « blasphémateurs ».

 On a pu alors voir des gens qui, depuis bientôt deux siècles, vomissaient la Déclaration des droits de l'homme en réclamer soudain les bénéfices afin que leurs « sensibilités religieuses blessées » soient reconnues par les magistrats 

On a pu alors voir des gens qui, depuis bientôt deux siècles, vomissaient la Déclaration des droits de l'homme en réclamer soudain les bénéfices — notamment celui de l'égalité — afin que leurs « sensibilités religieuses blessées »soient enfin reconnues par les magistrats, et que soit interdite toute atteinte à leurs convictions les plus chères. Dans la France de 1984, l'inventeur de ce formidable renversement fut Mgr Lefebvre, alors le chef de file des intégristes dans l'Église catholique. Ce fut à l'occasion d'un procès qu'il fit, et qu'il gagna, contre une affiche de cinéma qui représentait une plantureuse jeune femme attachée à une croix, les seins nus et les hanches recouvertes d'un pagne.

Pourquoi parlez-vous de « dévots » ?

Jeanne Favret-Saada : Dans nos sociétés, où la référence à Dieu a cessé depuis longtemps d'être centrale, où la plupart des locuteurs a perdu le sens du respect avec lequel il conviendrait d'en parler, il existe néanmoins des partisans de l'honneur de Dieu qui s'émeuvent de cet état de choses. J'ai choisi de parler de « dévots » en employant le terme dans le sens qu'il a eu du XIIe siècle à la fin du XVIe, quand il désignait un attachement intense à Dieu ou à la religion. Il a reçu par la suite l'acception péjorative qu'on lui connaît aujourd’hui, et son champ sémantique s'est réduit à qualifier des anomalies dans la pratique religieuse : ostentatoire et hypocrite, dans le cas du Tartuffe de Molière; étroite et excessive, dans celui de la bigoterie. Mon travail n'insinue justement pas que les modernes accusateurs de blasphème sont de faux croyants ou des bigots : la plupart d'entre eux sont des chrétiens convaincus, engagés dans une tentative d'imposition de leurs valeurs religieuses à une société pluraliste dont ils sont des membres parmi d'autres. Car même les plus dogmatiques d'entre eux, tel le défunt Mgr Lefebvre, savent pertinemment ne pas pouvoir obtenir la reconquête religieuse de l'Europe.

J'ai donc choisi de ne pas appeler ces gens des « fondamentalistes » ou des « intégristes », bien que certains d'entre eux le soient aussi, afin de montrer qu'il existe un continuum entre les uns et les autres : quand on lit mes enquêtes, on voit bien que la plupart des activistes sont simplement des croyants convaincus, des gens qui voudraient réduire l'épaisseur du mur de séparation entre la politique et la religion, et non, comme Mgr Lefebvre, des partisans d'une théocratie ou d'une dictature dont l'Église serait le soutien.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ces mobilisations font long feu — du moins quand l'autorité, les médias, et les artistes assurent leur part du travail démocratique, en leur opposant la règle de séparation. Voyez le récit que je fais de l'énorme mobilisation dévote, aux États-Unis, pour empêcher la sortie de La Dernière Tentation du Christ pendant plusieurs années : malgré les intentions de ses promoteurs, cela s'est limité à la manifestation la plus massive de l'histoire du cinéma — mais à une manifestation pacifique. Le film a pu rencontrer, pour finir, le public auquel il était destiné, au prix d'un engagement exceptionnel d'une série de gens dont je montre l'action, parmi lesquels le producteur final, l'artiste et les journalistes.

En quoi cette nouvelle argumentation de ces dévots est-elle mieux adaptée à nos démocraties pluralistes?

Jeanne Favret-Saada : En ce qu'ils se mettent à revendiquer pour eux-mêmes des droits de l'individu ou de la personne : le droit d'avoir une opinion religieuse, et le droit au respect de ses convictions. Ce faisant, ils passent sous silence qu'ils font subir une altération décisive aux droits de l'homme et du citoyen tels que nous les connaissons depuis le XVIIIe siècle : ils reconnaissent, en effet, à tous les citoyens la liberté d'opinion et la liberté d'expression en matière de religion. Autrement dit : la liberté d'adhérer à une seule religion et de critiquer toutes les autres ; ou la liberté de n'adhérer à aucune et de les critiquer toutes. Et aussi, puisque les contenus religieux ne disposent plus d'aucun privilège par rapport aux autres, le droit d'expression comporte celui d'en disposer à des fins de réemploi esthétique.

Or, les dévots que j'ai étudiés mettent l'accent sur une conséquence inéluctable de l'exercice des droits humains, le fait qu'ils pourraient infliger un déplaisir aux croyants. Les religions, suggèrent-ils, seraient faites d'une catégorie particulière d'idées, les convictions : des idées auxquelles on serait attaché de tout son être, et avec lesquelles, en somme, on ferait corps. Toute modification dans leur présentation suscite un déplaisir, et le responsable de ce déplaisir (un artiste, par exemple) est alors présenté comme un agresseur : il fait subir à ses victimes une atteinte à leur intimité, car il pille ou il souille ce qu'ils tiennent pour leur trésor symbolique le plus précieux.

En passant d'une accusation de « blasphème » à une accusation d'« atteinte aux sensibilités religieuses », le dévot procède à un échange de victimes : celle-ci n'est plus Dieu, mais moi

Ainsi, en passant d'une accusation de « blasphème » à une accusation d'« atteinte aux sensibilités religieuses », le dévot procède à un échange de victimes. Il déclare de façon implicite à son adversaire : la victime de votre blasphème, ce n'est pas Dieu, puisque vous n'y croyez pas, puisque vous n'y tenez pas ; la victime immédiate, c'est moi, puisque je crois en Dieu, et que j'y tiens de tout mon être.

Votre travail restitue ce moment de l’histoire générale de la liberté d’expression qui va de 1965 à 1988, dans ce secteur particulier de la culture qu’est le cinéma, et dans des pays où la censure d’État n’existait quasiment plus. Que nous dit ce moment de l’état de la liberté d’expression dans des pays démocratiques, de l’état du débat public et des médias qui en sont le relais ?

Jeanne Favret-Saada : À cette époque, quatre films qui font aujourd'hui partie du répertoire international ont été en butte à des accusations de blasphème venant d'Églises ou d'associations chrétiennes : elles ont tenté d'en obtenir l'interdiction, après les avoir frappés d'anathème dans la presse. Deux sont français, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot (Jacques Rivette, 1966) et Je vous salue, Marie (Jean-Luc Godard, 1985) ; le troisième est britannique, Monty Python : La vie de Brian (Terry Jones, 1979) ; et le dernier, nord-américain, La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988).

J'ai mené une enquête précise sur les mobilisations chrétiennes auxquelles ces films ont donné lieu, depuis l'étape de leur conception jusqu'à celle de leur sortie en salles. Or, il suffit de lire l'histoire de ces quatre cas, un à un, pour être stupéfaits, rétrospectivement, par l'énorme quantité d'actions engagées contre chacun de ces films, à une époque où la liberté d'expression artistique était censée être la règle. D'autant que trois de ces films — La Religieuse, La Vie de Brian, et Je vous salue, Marie — n'avaient pas pour objet central la religion, et que leurs réalisateurs n'avaient aucun enjeu idéologique vis-à-vis du christianisme ; tandis que le quatrième, La Dernière Tentation du Christ, proposait la conception personnelle de l'Incarnation d'un cinéaste catholique, et qu'il n'encourait pas même le reproche d'hérésie.

 Mon travail démontre ainsi qu'au cours des années 1960 à 1980, des chrétiens ont inventé une nouvelle argumentation pour demander la censure des œuvres d'art pour des films qui, selon eux, blasphémaient Dieu 

Mon travail démontre ainsi qu'au cours des années 1960 à 1980, des chrétiens qui adhéraient à une grande variété d'Églises et qui vivaient en des points très distants de l'espace euro-américain, ont inventé, séparément les uns des autres, une nouvelle argumentation pour demander la censure des œuvres d'art pour des films qui, selon eux, blasphémaient Dieu, les figures et les choses de la religion. Toutefois, ces affaires nous disent aussi quelque chose d'essentiel sur l'état des médias, ainsi que de l'état de l'opinion générale, c'est-à-dire de nous tous.

Pendant mon travail sur cette période 1965-1988, j'ai en effet été étonnée de constater que la presse, d'une affaire à l'autre, oubliait l'identité des activistes en cause, et les redécouvrait à chaque nouvelle affaire, comme si elle n'en avait jamais entendu parler. Le même phénomène s'est produit aux États-Unis : j'ai pu le savoir parce qu'un chercheur avait étudié dans le plus grand détail les mésaventures de Scorsese avec sa Dernière Tentation du Christ sur une durée de quinze ans, et qu'il a vu les mêmes activistes à l'œuvre tout au long de la période.

 Les médias refusent obstinément d'enregistrer l'existence parmi nous de dévots militants, de concitoyens déterminés à déplacer la ligne qui sépare la politique de la religion 

Il y a là une sorte d'amnésie structurale qui tient, je crois, à ceci, pour la presse comme pour l'opinion : les médias refusent obstinément d'enregistrer l'existence parmi nous de dévots militants, de concitoyens déterminés à déplacer la ligne qui sépare la politique de la religion ; ce projet leur paraît invraisemblable, car ils sont assurés que cette ligne de séparation a été posée une fois pour toutes à l'orée de la modernité. De ce fait, ceux qui la contestent semblent appartenir à une humanité révolue, comme le seraient, par exemple, des survivants du Moyen-Âge ; ou encore, on les assimile à des animaux infernaux, des blattes surgies du sous-sol, ou des crabes sortis des trous de roche — l'imagination politique des pays sécularisés étant riche en métaphores de ce genre, j'en ai plein mes dossiers.

À cet égard, l'élite politique et l'opinion commune ne sont pas en reste : ou bien les anti-modernes sont ignorés, ou bien ils sont traités comme des êtres a-modernes, des sortes de morts-vivants. Il en va de même pour les activistes musulmans, mais la tâche paraît plus simple parce qu'elle ne met pas en cause la conception que l'Europe chrétienne se fait d'elle-même : il suffit de frapper d'arriération soit leur religion, soit les sociétés d'où ils sont issus. Pourtant, eux aussi sont des contemporains, et ils sont souvent nos concitoyens.

N'y a-t-il pas, pourtant, une spécificité des accusations de blasphème issues de l'islam ?

Jeanne Favret-Saada : Bien sûr, mais il convient de la situer correctement. Voyez la conclusion de mon livre(7) , qui traite longuement de ce problème à propos de trois exemples : le premier britannique, Les Versets sataniques de Salman Rushdie en 1988 ; le deuxième néerlandais, le film d'Ayaan Hirsi Ali, Submission, et l'assassinat de Théo Van Gogh, en 2004; le troisième au Danemark, l'affaire dite des « caricatures de Mahomet » en 2005. Afin de favoriser la réflexion, j'ai délibérément évité les événements liés à Charlie Hebdo, dont j'ai néanmoins traité dans la réédition en 2015 de Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins.

Notons au préalable ce que toutes les affaires de censure au nom de la religion ont en commun : elles sont le fait d'une minorité qui se pose comme représentant à elle seule toute la religion — tout « le christianisme », tout « l'islam » —, et, donc, comme étant fondées à exiger publiquement son respect selon leurs propres modalités. Ce faisant, elles ignorent à la fois le pluralisme interne à toute religion (il y a une infinité de façons correctes d'être « chrétien » ou « musulman »), et le pluralisme des opinions dans les sociétés démocratiques (les non-croyants y sont fondés à parler des religions).

Or, si les médias n'ont aucun mal à citer, par exemple, des protestants français qui s'opposent à telle accusation catholique de blasphème, ils sont fort mal à l'aise lorsqu'il s'agit de musulmans partisans d'une censure, et multiplient les précautions épistémiques : leur prétention est-elle inscrite dans « l'islam » ? Dans le Coran ? Ou peut-être qu'il s'agit d'une divergence entre sunnites et chiites ? etc. Il suffirait pourtant de penser que, comme dans le cas des christianismes, il y a autant d'islams que d'interprètes de l'islam ; autant de versions, de traductions et d'interprétations du Coran que de lecteurs musulmans de ce livre. Il ne manquerait plus alors que le courage d'évaluer cette demande de censure au nom du Prophète de l'islam dans un État comme le nôtre, où la religion est séparée de la politique.

Cela dit, en quoi consiste la différence entre les affaires islamiques et musulmanes de blasphème survenues depuis un demi-siècle ? Les fidèles de l'islam qui ont protesté dans les situations évoquées tout à l'heure vivent en Europe mais ils s'inscrivent dans un autre espace, celui de l'islam contemporain, qui résulte d'une histoire relativement autonome, et qui s'organise selon des logiques distinctes. Cette particularité ouvre deux possibilités inédites. D'une part, l'initiative de l'action peut échapper aux militants qui ont déclenché l'affaire en Europe, pour être confisquée par un leader politique étranger dont nul n'aurait imaginé l'intrusion dans ce conflit. D'autre part, les activistes musulmans qui résident au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou au Danemark sont tributaires des courants de pensée religieuse venus d'Asie du sud-est ou du Moyen-Orient. Certains d'entre ces activistes sont nés dans ces régions du monde, d'autres y ont étudié ou vont y visiter leurs familles, mais tous sont engagés dans leurs partis transnationaux, qui proclament à la fois la fusion du politique et du religieux, et le refus des libertés individuelles.

Une fois transplantés dans une Europe démocratique, ces deux principes politiques soutiennent, sans que cela puisse être dit, la volonté de construire des communautés d'immigrés, c'est-à-dire l'administration et le développement séparés de citoyens partageant la même religion. Or, la direction morale et politique de telles communautés, à l'échelle tant locale que nationale, constitue souvent un enjeu décisif pour ceux qui s'indignent publiquement d'une atteinte à la foi.

C'est pourquoi, d'ailleurs, à l'inverse des « blasphémateurs » du christianisme, ceux de l'islam profèrent tous une critique religieuse radicale, avec une vigueur depuis longtemps passée de mode en Europe. Certains des artistes visés, comme Ayaan Hirsi Ali aux Pays-Bas ont, en effet, investi une énergie considérable à s'extraire d'une société (la Somalie) qui tentait d'anéantir leur autonomie personnelle. Salman Rushdie a rencontré la censure des mollahs au Pakistan, puis leur colère à l'occasion d'un roman publié au Royaume-Uni. Enfin, les artistes danois du Jyllands Posten ont publié leurs dessins dans le cadre d'une enquête qui mettait en cause l'autoritarisme des certains imams danois sur leurs fidèles, et la menace qu'ils faisaient peser sur la liberté d'expression au Danemark. C'est que, depuis les années 1980, le monde islamique, pour nombre de raisons tenant à son histoire régionale — et non pas à une essence supposée de sa religion —, connaît un degré particulièrement élevé de tension religieuse et politique. Or, ce n'est nullement le cas de l'espace chrétien, dont la machine désirante, pour employer une métaphore commode, tourne à bas régime depuis plusieurs décennies.

En somme, le sous-titre des Sensibilités religieuses blessées assure que ce livre porte sur la période 1965-1988. Je l'ai toutefois écrit afin de nous rendre pensable celle qui a débuté en 1988, par la sortie des Versets sataniques, et qui s'est achevée en 2015, par la généralisation à tous les « mécréants » des massacres au nom de la religion.

Vos travaux n’ont pas reçu un écho suffisant dans le monde culturel comme dans le monde médiatique. Or, vous pensez que « ces crises sont notre avenir pour longtemps ». Comment analysez-vous cet aveuglement ?

Jeanne Favret-Saada : Les auteurs sont certainement les plus mal placés pour expliquer l'insuffisante réception de leurs travaux. Pour ce qui me concerne, j'y suis habituée depuis mes débuts : les revues d'anthropologie n'ont jamais publié de comptes-rendus, même critiques, de mes livres sur la sorcellerie ; elles ne se sont pourtant jamais demandé pourquoi ils sont aujourd'hui encore enseignés, à travers le monde, dans tous les départements d'anthropologie ; ni pourquoi tant de jeunes chercheurs les emportent dans leurs bagages lors de leur première enquête de terrain. Mon travail se situe donc, de façon paradoxale, à la fois au-dehors et au centre de la discipline, mais je ne sais pas au dehors et au centre de quoi, et mes collègues ne sont manifestement pas pressés de le dire. 

Mon travail sur les accusations de blasphème semble connaître le même sort : mes premiers livres sur le sujet n'ont eu droit à aucun compte-rendu de presse, et mes collègues ont considéré que, cette fois, j'étais définitivement sortie de la discipline. Je m'en explique dans un fascicule que j'ai publié en 2016(8) , après une suite d'événements tragi-comiques : l'invitation, par la Société d'ethnologie, à donner sa conférence annuelle au Musée des Arts Premiers, précisément parce que son bureau savait que je travaillais sur le sujet depuis près de trente ans sans que la profession ait donné la moindre reconnaissance à mon travail ; l'annulation de cette conférence par la direction du Musée, à la suite des attentats de novembre 2015 ; sa tenue à l'université de Nanterre quelques semaines après, par suite de la mobilisation d'une partie du bureau...

 J'ai ainsi appris à mes dépens que le débat public était solidement pré-organisé selon des positions binaires du genre « Olivier Roy contre Gilles Kepel » 

Pendant les mêmes trente ans, les rares fois où j'ai tenté de prendre part au débat public en écrivant des « Opinions » dans la presse que nous lisons tous, j'ai rencontré soit le refus de me publier, soit une acceptation, mais sous un autre intitulé et avec un chapeau qui inversait le sens de mon texte. J'ai ainsi appris à mes dépens que le débat public était solidement pré-organisé selon des positions binaires du genre « Olivier Roy contre Gilles Kepel » — avec une supériorité du premier dans Le Monde et du second dans Le Figaro. Dès lors, puisque Fayard me laissait libre d'exprimer ce qu'il me paraîtrait important de dire, j'ai préféré écrire un livre.

Une dernière remarque. Quand vous parlez de l'absence d'écho de mon travail « dans le monde culturel », vous vous trompez un peu : j'ai des lecteurs enthousiastes, qui guettent la parution de mes livres ou de mes rares parutions dans le blog Mezetulle, qui en font leur profit et qui le font savoir autour d'eux. Or ils sont plus nombreux qu'on ne l'imagine : un ciné-club de province projetait, cette semaine, un petit film sur moi réalisé par des chercheurs de Lausanne ; tant de spectateurs se sont présentés qu'il devra organiser une seconde séance. Peut-être, après tout, qu'une pensée peut atteindre ses destinataires sans passer par les médiations ordinaires.

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Pour en savoir plus

Jeanne FAVRET-SAADA, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, Fayard, 2015.

Jeanne FAVRET-SAADA, Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU, Droits humains et laïcité, collection « penser / rêver », Paris, Éditions de l’Olivier, 2010.

Jeanne FAVRET-SAADA, Mezezetule.fr :

Les habits neufs du délit de blasphème

L’affaire des dessins de Mahomet

Au nouveau chic radical : « Laïcité, dégage ! »

    (1)

    Jeanne FAVRET-SAADA, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma (1965-1988, Paris, Fayard, 2017, Pages 403-439.

    (2)

    Jeanne FAVRET-SAADA, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma (1965-1988, Paris, Fayard, 2017, Pages 479-490.

    (3)

    Jeanne FAVRET-SAADA, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma (1965-1988, Paris, Fayard, 2017, pages 479-490.

    (4)

    Jeanne-FAVRET-SAADA, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, collection « Folio Essais », 1985.

    (5)

    Jeanne FAVRET-SAADA, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, Fayard, 2015.

    (6)

    Jeanne FAVRET-SAADA, Une anthropologie des polémiques à enjeux religieux : le cas des affaires de blasphème, Nanterre, Société d’ethnologie, collection « Conférences Eugène Fleischmann (IX) », 2016.

    (7)

    Jeanne FAVRET-SAADA, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma (1965-1988, Paris, Fayard, 2017, pages 474-504.

    (8)

    @ Jeanne FAVRET-SAADA, Une anthropologie des polémiques à enjeux religieux : le cas des affaires de blasphème, Nanterre, Société d’ethnologie, collection « Conférences Eugène Fleischmann (IX) », 2016.

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