Internet, outil de puissance géopolitique ?

Internet, outil de puissance géopolitique ?

Souvent vu comme un monde exempt de frontières, l’espace virtuel constitué par internet a pourtant été traversé très rapidement par des enjeux stratégiques, économiques et politiques, qui constituent autant de facteurs de tension entre les grandes puissances mondiales.

Temps de lecture : 10 min

 

L’émergence du monde immatériel a concentré l’attention sur l’innovation et les capacités offertes par les technologies de l’information. Ce « second monde », symbolisé par internet, est vu jusqu’à présent comme une source d’opportunités et de créativité. Est-il si différent du monde matériel qui est le produit de la recherche pacifique du progrès humain mais aussi le résultat des dynamiques conflictuelles de différentes natures (géopolitique, géoéconomique, religieuse, culturelle) ? Dans ce « premier monde », la différence dans le jeu des acteurs s’exprime à travers la capacité à penser l’accroissement de la puissance. La définition des objectifs de conquête maritime ou terrestre en est l’expression la plus concrète.
 
Le monde immatériel est-il appelé à suivre une évolution comparable ? Plusieurs facteurs semblent le démontrer. La vision apaisée d’un internet mondialiste en anglais est en train de se dissiper sous l’effet des politiques menées par des pays qui affirment leur prétention à sauvegarder leur souveraineté.
La Chine et la Russie ont créé des frontières linguistiques en inventant l'internet en langue locale (chinois, russe). Dans ce nouvel espace d’expression, la question du contrôle et de la surveillance du contenu circulant « dans les tuyaux » est très vite devenue un sujet de démarcation entre les partisans de la liberté absolue et les défenseurs d’une censure d’État. Les régimes totalitaires ont été les premiers dénoncés. L’affaire Snowden a démontré que certaines démocraties n’étaient pas exemptes de critiques sur ce sujet très sensible.

Internet : une histoire américaine ?

 

La conquête du monde immatériel est indissociable de son processus de création. Il ressort de ce principe élémentaire une grille de lecture qui donne au créateur du réseau un avantage déterminant. La naissance du monde immatériel est attribuée aux États-Unis d'Amérique. Au début des années 1960, la révolution informatique instaure une course à l'innovation technologique quasi permanente. Dans le même temps, les risques d'affrontement nucléaire incitent le département de la Défense américain à trouver des parades pour préserver le fonctionnement des communications militaires. Dans un premier temps, une agence dépendant du Pentagone, la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency) est missionnée pour concevoir un système de communication capable de résister aux effets d'une attaque nucléaire. Cette démarche aboutit en 1968 à la mise en place d’un réseau décentralisé nommé Arpanet. Son principe repose sur l'interconnexion d'un ensemble d'ordinateurs et sur un nouveau mode de transferts de données(1)  par commutation de paquets(2) .
 
Durant ces années de recherche, des liens sont tissés entre le monde militaire et certaines universités qui vont profiter de ces échanges pour créer l'embryon d'un réseau informatique. D'autres équipes mènent des recherches sur des terrains similaires. En France, la Délégation générale à l'informatique(3)  essaie d'imiter la démarche américaine en lançant en 1972 le projet Cyclades. Mais, comme l'explique son initiateur, Louis Pouzin(4) , les contradictions franco-françaises aboutiront à l'échec de la création d'un internet français. L’administration des PTT (Postes, télégraphes, téléphones) cherchait à développer la téléphonie par des outils technologiques spécifiques. Les groupes industriels à l'image de la CGE (Compagnie générale d’électricité) d'Ambroise Roux restaient focalisés sur leurs propres intérêts et privilégiaient l'acquisition de matériel américain. Quant aux défenseurs d'une politique de souveraineté, ils étaient accaparés par la modernisation de l'appareil industriel français, dénuée de toute anticipation des futurs enjeux stratégiques du monde immatériel(5) .
 
 

Les États-Unis furent très tôt confrontés aux questions stratégiques que posait ce nouvel échiquier. Les risques de pillage technologique par l'URSS et ses pays satellites du Bloc de l'Est légitimèrent le dialogue que l'appareil de Défense et des agences de renseignement telles que la National Security Agency (NSA) ont tissé avec les universités et les entreprises en cours de création dans le secteur des technologies de l'information. Ce lien objectif facilite les échanges d'information entre le monde militaire et civil. Il en découle une sorte d'esprit de connivence qui se traduira par la suite par des synergies durables entre les créateurs de start-up et les garants de la stratégie de puissance américaine concernant le monde immatériel. L'ouverture d'internet et sa fréquentation croissante par toutes les nationalités oblige le Pentagone à créer en 1983 le réseau spécifiquement militaire Milnet.
 
Cette dissociation entre les objectifs purement militaires et l'appropriation d'internet par le monde civil conduisent les autorités américaines à reconfigurer leur approche du réseau. À partir de 1977, elles confient sa gestion à une agence civile, la National Science Foundation (NSF), qui doit aider les jeunes universitaires à finaliser des projets de recherche dans le domaine. Le monde militaire conserve un droit de regard important sur la gestion quotidienne d'internet par le biais d'un service de la Darpa, l'Assigned Numbers Authority (IANA).
 
Les États-Unis ont exercé une mainmise(6) sur le système par la localisation sur leur territoire de dix des treize serveurs racines mondiaux. Ils ajoutent à cette maîtrise de l’infrastructure du contenant un droit de regard sur l'attribution des adresses IP. Dans un premier temps, il s’agit d’une démarche directe par l’intermédiaire de l’administration fédérale américaine des télécommunications, rattachée au ministère du commerce. Mais la croissance exponentielle des internautes de tous pays a obligé les États-Unis à se faire moins voyants en passant par une démarche plus indirecte pour préserver leur avantage en termes de politique puissance. En 1998, ils créent pour la circonstance une société privée, de droit californien,l’internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann). Cet organisme a un pouvoir d’influence important puisque c’est lui qui attribue les noms de domaine au niveau mondial.
 
Au début des années 2000, des voix s’élèvent en Europe et en Asie pour dénoncer l’emprise des États-Unis sur internet. L’ambassadeur américain David Gross y répond lors du sommet de Tunis de novembre 2005 en déclarant qu’il s’agit « d’une question de politique nationale » afin de préserver la liberté informationnelle des États-Unis.
Comme l’a souligné en 2009 Stéphane Viossat(7) au moment où la polémique sur l’appropriation d’internet par la puissance américaine commence à prendre une certaine résonance internationale, « les États-Unis, de par le contrôle qu’ils exercent sur l’Icann et son partenaire technique, la société VeriSign, sont la seule nation qui pourrait « rayer » d’internet un pays entier, en décidant de couper soudainement son extension ».
 
La question de l’ouverture d’internet est un sujet régulièrement évoqué lors des sommets mondiaux sur la société de l’information. Derrière les effets d’annonce, comme le retrait programmé de l’administration américaine dans la supervision de la racine de l'internet, se confirme la volonté des États-Unis d’assurer la conduite de la gouvernance par le biais de l’Icann.

Le développement de la stratégie américaine sur internet

 

Lors du second mandat du Président Bill Clinton, les autorités américaines ont exprimé leur souhait d’avoir le leadership mondial sur le commerce de l’information privée. Cette mise en perspective des enjeux commerciaux de la future économie numérique s’est révélée très démonstrative dans plusieurs domaines :

Les postures quasi monopolistiques acquises par les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon).
La stratégie d’investissement dominante dans le stockage des données (cloud).
La maîtrise des nouveaux canaux de diffusion (cf. l’exemple des MOOC, formation en ligne ouverte à tous).
Le processus de valorisation de l’économie de la connaissance (cf. influence des standards éducatifs américains sur le classement académique des universités mondiales de Shanghai).
 
 Les États-Unis ont compris que l’exercice de la puissance n’était plus seulement militaire ou diplomatique, mais qu’il dépendait aussi de la capacité à créer des dépendances dans le domaine de la production de connaissances  
Si la classe politique américaine est divisée sur la question géopolitique et sur le dossier syrien en particulier, elle s’accorde, en revanche, plutôt sur la question de l’exploitation politique, commerciale, culturelle et éducative du monde immatériel. Les États-Unis ont compris que l’exercice de la puissance n’était plus seulement militaire ou diplomatique, mais qu’il dépendait aussi de la capacité à créer des dépendances durables dans le domaine de la production de connaissances. Ce fut le cas dans le processus de valorisation de la recherche scientifique mondiale(8) au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Les milieux dirigeants américains ont ensuite jeté leur dévolu sur l’édition et le monde éducatif. Internet leur a donné les moyens de créer un nouveau marché de la connaissance répondant aux besoins des pays développés et des économies émergentes. L’avance accumulée dans l’exploitation des multiples vecteurs de diffusion de la société de l’information leur donne aujourd’hui une place prédominante dans l’économie numérique.
 
Cette stratégie commence à être contrée par certains pays, comme la Chine, qui développe un internet chinois et les produits à vocation locale. La montée en puissance de plates-formes d’achat en ligne est symbolisée par le succès d’Alibaba(9) qui domine le commerce électronique chinois.
La créativité américaine se déploie dans de multiples directions. Les nouveaux modes de transport collectif, les plates-formes communautaires de location et de réservation de logements de particuliers, les mutations des pratiques de l’hôtellerie et de la restauration, l’apparition des banques en ligne, la numérisation de métiers dans les secteurs de la santé et de l’assurance sont autant d’espaces dans lesquels s’engouffrent les start-up américaines. Les firmes multinationales qui s’emparent de ces marchés trouvent leur légitimité dans l’aspiration consumériste suscitée par les technologies de l’information. Elles sont la meilleure démonstration de la stratégie américaine sur internet.

Pour la France et l’Europe : une occasion manquée ?

 

 Afin de préserver leur suprématie sur les technologies de l’information, les Américains ont décidé de muter vers des stratégies de contrôle 
Au cours des années 1990, la stratégie de puissance américaine évolua de manière significative. Le maintien de la suprématie militaire n’était plus le seul objectif de puissance. L’avènement de la société de l’information, l’invention d’internet, la dimension informationnelle de la première guerre du Golfe sont autant d’éléments qui modifient la perception de la puissance par les élites de Washington. Jadis militaire, territoriale et commerciale, celle-ci devint globale, à la fois géostratégique, géoéconomique et techno-culturelle. Menacés par la concurrence asiatique dans l’informatique, les États-Unis ont fait évoluer la compétition au-delà des aspects productifs et commerciaux. Afin de préserver leur suprématie naturelle sur les technologies de l’information, les Américains ont décidé de muter vers des stratégies de contrôle : contrôle de la toile d’internet, contrôle de l’espace, contrôle des grands systèmes d’information, contrôle des règles et des normes, prédominance dans la production de brevets. Le glissement progressif d’une recherche de suprématie militaire vers une stratégie de contrôle global a laissé l’Europe sans voix.
 
Les États-Unis sont passés d’une politique de maîtrise des technologies de souveraineté à une recherche de suprématie mondiale et durable dans les technologies de l’information. Un tel gap stratégique ne figure pas dans la grille de lecture des fondateurs de l’Europe, ni dans celle des défenseurs français de l’intérêt national. La théorie gaulliste, fondée sur la préservation de l’indépendance, n’a plus de prise sur un tel changement de paradigme.
 
 
 
La France a abordé ces questions par une approche purement technique censée répondre aux besoins du marché intérieur. Le faible pourcentage d’ordinateurs à la fin des années 1970, la prédominance de la télévision dans les foyers et l’impérieuse nécessité de moderniser le système de téléphonie ont orienté les choix vers une solution technologique considérée comme pragmatique et adaptée aux besoins de l’époque. L’innovation vint du Minitel dont l’exportation fut un échec, car les pays potentiellement acheteurs préféraient avoir accès à un système ouvert. internet était justement ce système ouvert qui offrait de multiples possibilités de développement à un niveau mondial, même s’il ne fournissait pas les services commerciaux du Minitel à ses débuts.
 
 Le pouvoir politique français a eu une position d’attente par rapport aux ruptures technologiques 
Le pouvoir politique français a eu une position d’attente par rapport aux ruptures technologiques. Le monde immatériel est resté un concept flou sans susciter d’analyse particulière sur les nouvelles formes d’enjeux de puissance à venir. L’attention des pouvoirs publics et des décideurs économiques se concentra sur les savoir-faire techniques et le déploiement des infrastructures. Aucun plan stratégique ne fut conçu pour donner, comme diraient les militaires, un effet final recherché(10) à la multiplication des aides indirectes de l’État dans le cadre du développement de l’économie numérique(11)  : « Sans être pour autant du colbertisme, la répartition des ressources s’est faite selon une praxéologie de type " jardinier " et non " architecte ", pour reprendre les expressions de Jean-Pierre Brulé »(12) .

La France et l’intelligence économique dans le cyber espace

 

 L’interconnexion des individus par la digitalisation de l'économie a suscité de nouvelles formes de rapports de force 
Des intérêts divergents entre les États-Unis, l’Union européenne et la Chine sont apparus à propos de la définition des normes appliquées aux technologies, notamment dans le domaine de la propriété intellectuelle, ainsi que sur la définition du cadre législatif en devenir. À ces querelles de puissance s’est ajoutée l’implication croissante d’acteurs de la société civile dans le champ politico-économique, notamment par le biais des réseaux sociaux. L’interconnexion des individus par la digitalisation de l'économie a suscité de nouvelles formes de rapports de force(13) . La force attaquante exploite les nouveaux atouts que lui offre internet :
 
La dimension temporelle qui permet des offensives instantanées, de durée variable ou illimitée.
La dimension spatiale qui permet la création d’espaces informationnels autonomes qui échappent au contrôle des médias et des institutions.
La dimension planétaire qui favorise la diffusion tous azimuts de textes et messages dans de nombreux pays jusqu’alors inaccessibles à cause des distances géographiques.
 
Ce nouveau cadre conflictuel a légitimé le recours à de nouveaux concepts. L’intelligence économique(14) qui a vu le jour au début des années 1990 répond à ce besoin. La traçabilité des informations, la cartographie du jeu des acteurs, la diffusion personnalisée de la connaissance, les formes de plus en plus élaborées de représentation du savoir, l’analyse comparée des situations, l’étude de la complexité des enjeux, font partie des solutions fournies par l’intelligence économique.
 
Cette manière de pensée transversale a donné naissance à de nouvelles méthodes d’analyse adaptée au caractère dual du monde immatériel. L’intégration de cette manière de penser aux modes de raisonnement traditionnels est d’autant plus utile que la maîtrise combinée des technologies et de la production de connaissances est en train de devenir la clé de la résolution des conflits dans ce qu’il est convenu d’appeler désormais le cyberespace.

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À lire également dans le dossier Internet, ça sert, d’abord, à faire la guerre
 
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Ina. Illustration Livio Fania

Crédits photo :
- University of Maryland and Sourcefire Announce New Cybersecurity Partnership, Merrill College of Journalism, Flickr
- Hacker, Diebe, Sensationen 330/365, Dennis Skley, Flickr
    (1)

    À l'origine, ce mode de transmission consiste à fragmenter les données en séquences d'une dizaine à une centaine de caractères.

    (2)

    La transmission de données par paquets a été gérée à partir de 1978 par Transpac, une filiale de France Télécom. Cette option n’a pas résisté à la concurrence d’internet qui offrait des vitesses de transfert supérieures.

    (3)

    La création de la Délégation générale à l'informatique en 1966 s'inscrivait dans l'optique gaulliste de garantir la souveraineté de la France dans le domaine de l'informatique.

    (4)

    Louis Pouzin, Cyclades ou comment perdre un marché, La Recherche,mensuel n°328, février 2000.

    (5)

    Christian Harbulot, Sabordage, comment la France détruit sa puissance, Paris, édition François Bourin, 2014.

    (6)

    Rapport Géopolitique de l'internet, Cigref, septembre 2003.

    (7)

    Stéphane Viossat, Qui contrôle internet, O1net.com, 2009 

    (8)

    Les universitaires de tous pays cherchent à être publiés dans les revues les plus connues et les mieux notées qui sont gérées en majorité par des intérêts anglo-saxons.

    (9)

    Le site d'Alibaba est classé au neuvième rang mondial. 

    (10)

    En langage civil, l’EFR peut être défini comme le résultat à atteindre dans une démarche de réflexion stratégique. 

    (11)

    Elodie Bernard, Alain Cambon, Laetitia Mazet, Stéphane Nicolas, L’Ère numérique. L’économie française est devenue numérique il y a… 20 ans. Retour sur un déni de réalité, Étude EGE, 2013.

    (12)

    Jean-Pierre Brulé, L'Informatique malade de l'État. Du Plan calcul à Bull nationalisée : un fiasco de 40 milliards, Paris, Les Belles Lettres, 1993.

    (13)

    Christian Harbulot, Les fabricants d’intox, la guerre mondialisée des propagandes, Paris, Lemieux éditeur, 2106.

    (14)

    Manuel d’intelligence économique, comprendre la guerre économique, Paris, PUF, 2015 

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