Imagerie de l’horreur : une viralité décuplée

Imagerie de l’horreur : une viralité décuplée

Les images suscitant la peur et l’aversion circulent désormais sur une échelle inconnue jusque-là.
Temps de lecture : 2 min

Aujourd'hui, les réseaux sociaux mettent en circulation sur une échelle inconnue jusqu’alors des images – photos et vidéos – inspirant la peur et l’aversion. L’iconographie de l’horreur a atteint un pic depuis quelques mois – avec, début août 2014, la première décapitation, largement publiée par les médias, d’un otage américain par l’État islamique. La circulation virale de ces images, et leur succès auprès des internautes, repose la question de notre rapport ambigu avec cette imagerie de l'horreur. Ce que le philosophe américain Noël Carroll a appelé « le paradoxe de l’horreur » pour décrire le double mouvement devant les films d'horreur – peur et plaisir – s'applique à cette consommation trouble de l’image. Les photographes de guerre, très tôt, ont été confrontés à ce dilemme. Journalistes ou charognards ? Montrer les ravages de la guerre au nom du devoir d'informer ou ne pas les publier au motif que leur exposition flattait le voyeurisme du spectateur. Distinguons toutefois. Les images de décapitation postées sur les réseaux sociaux, loin d’être des éléments d’information – parce que réalisées par des partisans, et pas des journalistes – sont une partie d'une guerre déclarée à l’Occident. Terrorisme de l’image avant que d’être terrorisme du fait.
 

La douleur infligée à autrui n’a pas d’âge, ni de pays. Dans Les larmes d’Eros, Georges Bataille publiait et commentait une photographie, prise en 1904, représentant un condamné à mort chinois qui avait subi le supplice des « cent morceaux ». Le propos était philosophique, et pas d’information. Mais cette image est demeurée longtemps comme le paradigme de l'image d’horreur. Les siècles sont pleins de ces membres écartelés, de ces têtes coupées, de ces peaux arrachés – pensons aux Misères de la guerre, les gravures de Jacques Callot évoquant les ravages de la guerre de Trente ans ou les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, qui donnait une forme en vers à l’horreur des guerres de religion… Pour reprendre le titre d’un livre du photoreporter James Nachtwey, la terre est un Enfer. Mais qu’est-ce qui décide de l’horreur dans ces images-là postées par l’EI ? Est-ce la chose elle-même – la vue d’un égorgement ? Est-ce le regard qu’on lui porte – dépendant de la sensibilité ou du code éthique de chacun ? Est-ce la mise en scène de celui qui produit l’image – complice du bourreau ? C’est dans ce triangle où interagissent bourreau, photographe/vidéaste et spectateur que se situe l’horreur. Entre eux, une seule chose en commun : le corps de la victime, et ce tabou anthropologique de l’intégrité du corps.
 
 Le spectacle de l’horreur n’a pas déserté le monde 
Les chrétiens vénèrent les images d’un supplicié mort dans d’atroces souffrances. Mais cette douleur extrême a, pour eux, une justification : cet homme-Dieu donne la mort à la mort. En revanche, aux yeux des révolutionnaires de 1794, la Descente de Croix de Rubens (prise de guerre à Anvers) ne doit pas entrer au Musée : la Révolution ne célèbre pas l'image, inacceptable, d’un homme torturé ! Variation du point de vue. Dans le même temps, ces révolutionnaires ont envoyé le roi à l’échafaud. Avènement de la démocratie, vécue comme le surgissement d’une foule sans chef, d’une nation « acéphale ». Suivent, durant la Terreur, des milliers d’hommes expédiés à la guillotine. Changement de focale. Ce spectacle révolutionnaire et sanguinaire exhibe sa justification : voilà une mort propre, sans bourreau, objective, une mort administrée par une machine qui tranche. À l’objectivité de la peine répond la neutralité d’un mécanisme égalitaire : tous les citoyens ont « droit » à la guillotine alors que la décapitation était réservée aux seuls aristocrates sous l’Ancien Régime. Il faudra Hugo puis Badinter, en 1981, pour changer de regard sur l’horreur de la machine à exécuter. Depuis, malheureusement, le spectacle de l’horreur n’a pas déserté le monde.
 
Comment s’en protéger ? Censurer – comme alors en 2014 au Royaume-Uni, l’interdiction prononcée par les autorités d’une vidéo de décapitation qui circulait sur Facebook ? Ou encore s’y préparer – mais comment ? Ou pire, comme le Kurtz (Marlon Brando) de la dernière scène d’Apocalypse now, s’y accoutumer pour ne plus la craindre : « J’ai vu des horreurs…L’horreur…L’horreur a un visage… et vous devez vous faire de l’horreur une amie. L’horreur et la terreur morale sont vos amies. Si vous ne le faites pas, alors elles deviendront des ennemis qui vous terroriseront. »

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Crédits iconographiques :
Descente de Croix. Peter Paul Rubens / Wikimedia Commons
La pendaison. Les grandes misères de la guerre. Jacques Callot / Wikimedia Commons

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