Le digital labor : une question de société

Le digital labor : une question de société

Pourquoi la notion de digital labor liée au numérique suscite-t-elle autant d’intérêt en France, après d’autres pays ? Antonio A. Casilli embrasse la complexité de ce phénomène qui fait écho aux inquiétudes liées aux transformations du monde du travail.

Temps de lecture : 26 min

Comment expliquer le succès, à son échelle, de l’ouvrage auquel vous avez collaboré sur le digital labor ?  (1)(2)

Antonio A. Casilli : Le digital labor est un sujet sur lequel, dans le domaine des sciences sociales, on mène des études depuis des années, notamment aux États-Unis. L'intérêt qui se développe actuellement en France fait écho aux interrogations qui se portent sur le numérique, et surtout aux inquiétudes face aux transformations du monde du travail. Il s’agit donc d’un questionnement relatif au futur de l’emploiplutôt qu’un questionnement sur la société et Internet. On a beaucoup dit qu'après avoir exploré pendant des années toutes les possibilités associées à Internet, les chercheurs exprimeraient aujourd’hui une sorte de désenchantement, qu’ilsdévelopperaient une vision plus pessimiste, concentrée sur les effets de domination, d’exploitation, etc. En plus, certains semblent vouloir m’associer à cette mouvance. Mais c’est faire peu de cas du fait que je ne suis pas du tout d'accord avec cette vision. D’abord, je n’ai de cesse de souligner la puissance de libération et de création de diversités inscrites dans les usages d’Internet. Ensuite, s’il y a une attitude critique, je pense qu’elle a toujours été consubstantielle des études sur les technologies.

On n’a pas dû attendre Evgeny Morozov ou Andrew Keen pour qu’une école de pensée, très française par ailleurs, développe un refus a priori et total des technologies de l'information et de la communication. Des voix reconnues comme celle de Paul Virilio, de Jean Baudrillard, de Michel Serres à une certaine époque, avant qu'il ne se réinvente... Ces intellectuels réfléchissaient sur les technologies, mais pour les condamner sans appel. Ce n'était pas mon point de vue ni celui de la majorité des gens qui ont étudié ces sujets. Au contraire, les acteurs de la recherche qui restent attentifs aux réalités des terrains d'Internet, aux utilisateurs, aux usages, se partageaient entre deux tendances : ceux qui mettent l’accent exclusivement sur les possibilités de participation, de capacitation des publics, et ceux qui, tout en admettant le potentiel positif, demeurent extrêmement vigilants sur l'emprise industrielle, commerciale, politique, de ces technologies. Ces deux points de vue coexistent depuis les années 1990.

 

 L'intérêt pour le digital labor n'est pas l’effet d’une bouffée paranoïaque soudaine à l’encontre du numérique 

 

Tout ceci pour dire que l'intérêt pour le digital labor n'est pas l’effet d’une bouffée paranoïaque soudaine à l’encontre du numérique. Au contraire, elle fait surface au sein d’un débat sur l’épuisement de l’horizon salarial dans nos sociétés. Je pense qu'aujourd'hui, en France en particulier, la question du travail est une question douloureuse ; elle fait l’objet de conflits sur le plan politique, de controverses sur le plan culturel. On voit arriver en France ce qui s'est produit dans d'autres pays il y a vingt ou trente ans, aux États-Unis, dans les pays du sud de l'Europe, l'Espagne, l'Italie, la Grèce, et des pays qui ont embrassé le néo-libéralisme économique trop rapidement, mais non sans conflits, tel le Royaume-Uni. Dans tous ces contextes nationaux, on a vu se développer les mêmes inquiétudes sur le travail et les technologies ; depuis les années 1990 et 2000, ces inquiétudes portent plutôt sur la disparition progressive de la stabilité de l'emploi, la déstructuration des garanties et des droits liés au monde du travail, à la perte de vitesse des corps intermédiaires protégeant les salariés et, finalement, à la création de nouveaux emplois qui sont surtout temporaires et atypiques.

Précarisation de l’emploi, disparition des protections sociales, tout ceci fait que la question du travail est chargée d’anxiétés et d'appréhensions en France : donc, lorsque l’on parle de digital labor, les gens sont à la recherche d’explications. Parce que les explications classiques ne suffisent plus à contrer cette perte de repères. On se demande alors si un éclairage concernant nos vies, nos activités productives, ne serait pas à chercher là, dans ces écrans ou ces claviers, auxquels nous sommes confrontés plusieurs heures par jour. Un lien pourrait alors exister entre l'émergence de ces usages et le changement du monde du travail.

 

 L'économie numérique serait largement basée sur le travail de l'ombre, le travail non déclaré et parfois non rémunéré 

 

Même si personnellement je ne les partage pas, les craintes liées à l’automatisation, aux « robots qui vont prendre nos emplois », participent de la même mise en place d’une réflexion sur technologies et travail. Je situe mes recherches dans un champ plus vaste que celui de la simple mécanisation des tâches productives. La question la plus controversée, celle dont on parle beaucoup, c'est le retour du travail implicite, du travail invisible avec le digital labor. On la résume souvent à ce questionnement : est-ce que poster sur Facebook c'est travailler ? Mais c'est une formulation absolument réductrice qui me met mal à l'aise, même si je sais que les journalistes aiment bien ce type de raccourcis. Ainsi formulée, ce n’est qu’une provocation qui ne rend évidemment pas compte de la problématique centrale pour ma réflexion, à savoir que l’économie numérique serait largement basée sur le travail de l'ombre, le travail non déclaré et parfois non rémunéré. Les plateformes numériques nous permettent d’effectuer des activités très avantageuses pour nous, mais elles nous poussent surtout à réaliser des opérations très avantageuses pour leurs propriétaires et leurs investisseurs. Pointer du doigt ces formes d’extraction de valeur du corps social ne constitue pas une démarche nouvelle en sciences sociales. Cela fait des décennies qu’existent des analyses à ce propos. Avant même l’arrivée d’Internet, les analyses du travail invisible des femmes, par exemple, avait entraîné une longue saison de luttes pour à la reconnaissance de ce travail, qui avaient cours dans les années 1960 jusqu’aux années 1980.

Plusieurs créneaux de recherche convergent pour faire émerger une nouvelle manière d’appréhender un travail qui ne dit pas son nom. Ma notion de digital labor, j'insiste à chaque fois pour le rappeler, hérite de concepts qui en sont des antécédents théoriques. Je citerai Marie-Anne Dujarier et son « travail du consommateur », ou toute la tradition post-opéraïste italienne qui a misé sur le travail immatériel, comme les analyses sur le travail des publics de Dallas Walker Smythe(3). Finalement, ma réflexion sur le travail informel dans le contexte de dispositifs numériques reprend et réinterprète, revitalise ces grandes traditions de recherche qui ont été quelquefois laissées de côté.

 

En France en particulier ?

Antonio A. Casilli : La difficulté de reconnaître le travail implicite n'est pas spécifiquement française. Incontestablement, en France, l’institution-travail est encore soutenue par les charpentes théoriques du modèle salarial, qui assimile le travail au seul emploi formel. Maintenant, dans la mesure où on assiste à une érosion des prérogatives du salariat, à une éclipse de l'emploi ancré au lieu de travail, on voit apparaître toutes sortes d’activités atypiques, non reconnues, mal rémunérées, de travail de l'ombre, de travail invisible… Soudainement, on se rend compte que même les activités de loisir, de partage ou de coopération sur Internet peuvent être assimilées à une activité productive. Le moment historique de le dire est venu, car de plus en plus de monde en prend conscience.

C'est sans doute pour ça que votre livre a eu un succès de presse très réel et que vos thèses ont été amplement commentées dans le rapport sur les nouvelles trajectoires de l’emploi présenté en janvier 2016 au ministère du Travail. Il existe à ce sujet une réelle inquiétude...

Antonio A. Casilli : Il nous faudra prendre un peu de temps pour définir les activités dont nous parlons… Le digital labor se manifeste dans plusieurs secteurs d’activité. Prenons d'abord l'exemple de l’économie collaborative. Avec des entreprises comme Uber, les périls pour les travailleurs sont évidents de prime abord. Ni le gouvernement ni les villes de France n’ont fait, ici, ce que le gouvernement a fait en Corée du sud, à savoir la création d’un « contre-Uber » en encourageant des entreprises nationales comme KakaoTaxi, mais aussi en créant une infrastructure qui vise à transformer Séoul en ville de partage (non seulement de voitures, mais aussi de logements, de biens). C’est un contrepouvoir représenté par des plateformes publiques coopératives… en France, autour de ces tensions, on a assisté à la manifestation de conflictualités classiques, à mon sens, mal interprétés par la presse.

 

 Les journalistes n’ont pas remarqué non plus qu’en juin, c’étaient les taxis qui manifestaient contre Uber, mais en septembre les chauffeurs d’Uber eux-mêmes créaient leur propre syndicat  

 

Les médias ont mobilisé des vieilles catégories, ont présenté les luttes du mois de juin et septembre 2015 entre les chauffeurs Uber et les taxis comme une défense, de la part de ces derniers, d'un statu quo, d’un corporatisme dépassé. Ils les ont analysées sur le mode : « Regardez ces vestiges du passé qui refont surface et qui empêchent l'innovation d'arriver... ». C’est une presse qui est, d’une part, très influencée par des intérêts industriels et par la doxa néo-libérale. Ensuite, c’est le recours à une rhétorique surannée : le grand récit des forces de l’obscurantisme qui s'opposent à l'innovation. Mais ils n'ont pas vu que c'était une plateforme qui s'opposait à une autre plateforme ! Et des syndicats qui allaient main dans la main avec d’autres syndicats. Les chauffeurs de taxis qui ont brûlé quelques pneus et renversé une voiture, c'était très spectaculaire, mais eux aussi travaillent pour une plateforme. Elle peut s'appeler, par exemple, Taxis bleus ou G7… Les journalistes n’ont pas remarqué non plus qu’en juin, c’étaient les taxis qui manifestaient contre Uber, mais en septembre les chauffeurs d’Uber eux-mêmes créaient leur propre syndicat, descendaient dans la rue pour protester contre l’entreprise de San Francisco.

Mais quelle est donc la différence entre un taxi classique et un chauffeur Uber ? Dans le cas de ce dernier, le chauffeur et le passager, tous deux, réalisent un travail qui relève très clairement de ce que l’on qualifie de digital labor. En effet, si vous êtes un passager vous installez une application sur votre smartphone et, d'un clic, vous pouvez commander une voiture dont le coût tarifaire n'est pas fixe, mais il varie selon le principe du surge pricing : le prix peut changer selon plusieurs critères, dont la demande, la géolocalisation, le nombre de personnes connectées, etc. Je ne rentre pas dans le détail, mais c'est très intéressant, très fascinant… Car le prix va être défini au travers d'un algorithme. Et, parce qu’ils prennent en compte ces algorithmes, autant les chauffeurs que les passagers consacrent une partie importante de leur temps de connexion à la réalisation de digital labor. Si vous êtes un chauffeur ou un passager Uber, vous devez passer un temps fou à personnaliser votre profil, à choisir une bonne photo, à rédiger la bonne biographie et, surtout, à évaluer les autres. Le passager note le chauffeur, le chauffeur note le passager. Et si vous avez un mauvais score en tant que passager, le prix flambe ! Ou potentiellement, vous n'avez plus accès au service. Si vous êtes noté comme un mauvais passager, il n'y aura plus de voiture pour venir vous prendre… Les taxis ont été accusés, parfois à juste titre, d'opérer des discriminations, mais Uber le fait aussi, une discrimination algorithmique.

Alors, qui s'oppose à quoi ? C'est une lutte sociale à l’heure des plateformes. Et quand, quelques mois après la première grève, les chauffeurs d’Uber se sont mis à applaudir les taxis, on a commencé à préfigurer une convergence des luttes : les travailleurs de l’ancienne plateforme commencent à créer des solidarités avec les travailleurs de la plateforme nouvelle. De plus, on a vu également au mois d’octobre la naissance de plateformes coopératives de voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), créées par sept cents ex-chauffeurs d’Uber… Donc, on commence à voir apparaître des phénomènes nouveaux et des luttes nouvelles.

 

Ces pratiques nouvelles, comment les caractériser ?

Antonio A. Casilli : Aujourd’hui, il y a à mon avis trois  principaux « écosystèmes d’usages numériques » où le digital labor s’exprime : les plateformes de consommation collaborative, les services de micro-travail et les médias sociaux. Un quatrième, celui des objets connectés, est en pleine éclosion, mais il n’a pas encore atteint sa masse critique.

Le premier écosystème, on vient d'en parler, ce sont les plateformes de consommation collaborative, ce qu'on a appelé à un moment « sharing economy », ou l'économie collaborative. Aujourd'hui, en 2016, on le qualifie plutôt d' « on-demand economy » et il est caractérisé par des plateformes de coordination dont le fonctionnement repose sur des algorithmes qui font de l'appariement entre différents acteurs sociaux: une personne qui a une perceuse est mise en relation avec une personne qui a besoin d'une perceuse, ou une entreprise qui veut embaucher une particulier avec un tel profil est mise en relation avec des candidats potentiels, etc. Si ces plateformes numériques n'existaient pas, ces mécanismes de coordination ne pourraient pas fonctionner, du moins pas de cette manière-là. Cela concerne Uber, Airbnb, BlaBlaCar, etc. Et d'autres qui ne se sont pas encore développées en France. Par exemple des plateformes de micro-intérim, comme Taskrabbit, le "lapin des tâches", qui pousse à l'extrême la logique du travail temporaire : si vous avez besoin de quelqu'un pour ranger votre armoire, vous pouvez l'embaucher pendant 15 minutes, il sera donc "micro payé" à la tâche...

Voilà qui va me permettre de passer au deuxième écosystème d’usages, les services de micro-travail. En France, on connait FouleFactory ou Mechanical Turk d’Amazon. Il s’agit de portails d’externalisation massive (crowdsourcing) de tâches de plus en plus simplifiées : un click, une note, un commentaire… Il en existe d'autres aux États-Unis et dans plusieurs paysdu Sud. Existent aussi des plateformes qui ont des effectifs beaucoup plus importants, comme Zhubajie en Chine, qui peut avoir jusqu’à treize millions d'utilisateurs, ou Upwork qui en a presque dix millions. Ce sont des services qui font de l'externalisation de tâches bureaucratiques et parcellisent, atomisent ces tâches pour les rendre d'une simplicité extrême. Donc, en forçant un peu le trait, si auparavant on pouvait externaliser une activité, par exemple en confiant à un journaliste pigiste la rédaction d’un texte, aujourd'hui on peut lui demander d'écrire un mot, voire une syllabe ! Tel est le principe. Au lieu de confier un travail à un opérateur spécialisé dans n'importe quel domaine, un rédacteur, un photographe, un musicien ou un développeur, on confie des millions de micro-tâches à une foule de personnes qui n'ont aucune de ces spécificités, et qui sont micro-rémunérées : un centime, ou 0,25 centimes par exemple. Tout est basé sur des opérations très simples à réaliser et qui, de plus, ne se différencient pas de nos gestes quotidiens sur Internet : lire, regarder, partager, commenter, noter… L'exemple typique, en ce qui concerne Mechanichal Turk : vous devez, par exemple, regarder des vidéos pour les taguer, pour les qualifier mais vous n'avez pas besoin d'être cinéaste ou spécialisé en montage...

 

Ni d’être documentaliste qui est aussi un vrai métier...

Antonio A. Casilli : Bien entendu. Le maître mot ici est « tâcheronner » (taskify), selon la définition de Mary Gray (4). Cela veut dire remplacer des métiers spécialisés par des emplois qui ont perdu leur spécialisation et leurs compétences en créant des systèmes de coordination, comme Mechanical Turk, à l'aspect ludique, basés sur des éléments plaisants, sollicitant une participation.

 Le maître mot ici est tâcheronner  

Ce sont aussi des « jobs » qui ressemblent à une activité de loisir. Par exemple, regarder une photo et laisser des tags comme on le ferait sur Flickr. Ou écrire des commentaires, comme on ferait sur un blog ou sur Facebook. Ou écouter des morceaux de musique et les classer sur des playlists, comme sur Spotify.

Ainsi, nous en venons au troisième écosystème, au troisième ensemble d'usages : les plateformes de loisirs ou de sociabilité, dans lesquelles on réalise des activités de micro-production qui engendrent de la valeur sans les reconnaître et sans la rémunérer. Les plus célèbres, Facebook, YouTube, Twitter, Instagram, WhatsApp, etc. ont désormais une position dominante sur les marchés européens et américains, elles gèrent donc une base utilisateurs immense. Ce sont des plateformes auxquelles on peut difficilement échapper, et elles sont donc basées sur une double gratuité : en principe, l’usager ne paie pas le service, et le propriétaire du service ne paie pas l’usager. Avec plein de bémols, certes, puisque certains usagers de Facebook sont en fait des personnes qui travaillent dans des « fermes à clic » (click farms) dans des pays tiers, qui sont payé une misère pour « aimer »des posts sponsorisés et pour s’abonner à des pages à longueur de journée. Et ceci nous met face à une réalité souvent méconnue. Il existe une multitude de plateformes qui sont en train de payer des contenus, de la participation, notamment les plateformes qui font du partage de photos et vidéos et qui rémunèrent par des royalties comme Youtube. Ou des plateformes comme Tsu, qui se présente comme une alternative à Facebook et qui rémunère ses utilisateurs : vous invitez un ami ou vous partagez avec lui des photos de vos vacances et de vos repas, et vous recevrez 90 % des revenus publicitaires générés (ce qui ne fait que très peu). De plus en plus de plateformes réfléchissent à la manière de rémunérer leurs utilisateurs et de reconnaître la valeur produite par la monétisation de leurs données.

De plus en plus de plateformes réfléchissent à la manière de rémunérer leurs utilisateurs et de reconnaître la valeur produite par la monétisation de leurs données  

Et c'est effectivement ce troisième écosystème du digital labor qui intrigue davantage les journalistes. Quand ils parlent de travail des usagers des plateformes, ils se concentrent presque exclusivement sur celui-là en raison de sa nouveauté et de son aspect provocateur : discuter, poster des messages, en quoi serait-ce un travail ? Et, de fait, c'est cette troisième catégorie qui est la plus problématique, la plus controversée, et sur laquelle il y a une entreprise théorique et empirique à mener pour faire reconnaître que ces activités, qu’on ne peut souvent distinguer du loisir, sont en fait un vrai travail.

Ce ne serait qu'un maillon d'un processus beaucoup plus important, et par là même, plus inquiétant ?

Antonio A. Casilli : Décrire chacun de ces trois écosystèmes comporte des difficultés spécifiques. Concernant le troisième, celui des médias sociaux, la difficulté est de faire reconnaître que ce travail non rémunéré est bien du travail. Pour le deuxième, le micro-travail d’Amazon Mechanical Turk, c’est de montrer qu’il a tendance à reproduire des inégalités extrêmes, qu’il risque d’accentuer des dynamiques de paupérisation de populations souvent déjà fragilisées, de créer un «  turkétariat ». Pour la première galaxie, en gros, toutes les plateformes collaboratives, le problème principal est de faire comprendre que, par-delà la part qu'elles représentent dans les marchés actuels, ces plateformes constituent une tendance de plus en plus importante dans le produit intérieur brut. Elles restent pour l'instant assez minoritaires si on regarde seulement leur pourcentage relatif à l’ensemble de l'économie, mais leur logique est devenue, en fait, un paradigme qui traverse toutes les industries actuelles. C’est cette logique que l’on désigne quand on prononce le mot « ubérisation ». Regardez ce qui se passe chez SNCF, par exemple, ou chez d’autres grandes entreprises qui opèrent, parfois avec difficulté, leur transition numérique en se transformant en des plateformes de coordination algorithmique, voire en de vraies « usines digitales ».

 La SNCF réfléchit à la possibilité de faire partir les trains seulement si assez de monde a réservé...  

 La SNCF réfléchit, par exemple, à la possibilité de faire partir les trains seulement si assez de monde a réservé... Imaginez la situation dans laquelle vous devrez réserver le train comme on le fait avec un taxi, mais en plus vous devez inviter votre réseau de connaissances à « aimer » votre voyage comme sur un média social. À la fin, si vous n'avez pas la capacité de mobiliser assez d'amis pour partir à 10h30 et pas à 14 heures, vous arriverez à votre destination avec quatre heures de retard…

Là c'est très parlant. On change de paradigme…

Antonio A. Casilli : On peut pousser l'analyse encore plus loin : si on se dit qu'on change de paradigme d'un point de vue politique, on peut envisager le glissement progressif d'un État providence à un État plateforme. En fait, ce n'est pas moi qui ai fait cette analyse. Vous la trouverez chez des auteurs néo-libéraux comme Nicolas Colin (5)qui déclare : l’État, comme le reste, est en train de se transformer en plateforme et c'est très bien comme ça. Mais cela ouvre, à mon avis, aussi sur des scénarios dystopiques : imaginez une situation dans laquelle les retraites ou les aides aux familles sont basés sur des mécanismes de participation en ligne, clic, share, partage, et ainsi de suite...

 On peut envisager le glissement progressif d'un État providence à un État plateforme  

 Une série d’études et de réflexions sont menées sur ces phénomènes. Et la pluralité des approches rend la lecture de ce qui est en train de se passer au niveau étatique ou politique très difficile. Les signaux sont extrêmement brouillés. Il y a ceux qui cherchent à réaffirmer, à travers le numérique, la puissance régalienne de l’État. Ce qui peut être inquiétant puisque, au nom de la lutte « pour la sécurité », plusieurs lois que je juge liberticides ont été votées. Certes, je ne nie pas que la lutte contre le terrorisme soit un problème très important, mais je pense que l’État a choisi la mauvaise réponse à ce problème. Et là, on trouve la tentation de se servir du numérique pour créer un contrôle total sur les populations. Ce n'est pas propre à la France, c'est une tendance mondiale. Mais la France a produit des lois qui ont fait régresser de plusieurs décennies les libertés fondamentales et les droits de l’homme.

 La France a produit des lois qui ont fait régresser de plusieurs décennies les libertés fondamentales et les droits de l’homme  

 

La deuxième tendance cherche à conserver un noyau de libertés et de protections ; je lis ainsi le projet de Loi numérique de la ministre Axelle Lemaire ou l’activité du Conseil national du numérique entre 2013 et 2015. Il s’agit d’efforts pour garder tout un ensemble de protections, même si les personnes impliquées n'y sont pas parvenues complétement ; leur vision demeure minoritaire, ils ne bénéficient pas de la pleine approbation des ministres régaliens car la tendance dominante est d'accompagner le changement industriel dans le sens de libéraliser à l'extrême, d'optimiser, rationaliser et de rendre caduc les acquis en termes de protection sociale et de libertés fondamentales.

 
 

Est-ce la fin de l'Internet ouvert et non marchand ?

Antonio A. Casilli : L’internet a toujours été, à mon avis, à la fois ouvert et soumis à tout un ensemble de contraintes. On assiste certainement à un changement, indépendant de la question du digital labor, qu'on a appelé « balkanisation d'Internet », une forme de renationalisation. En effet, certains États ressentent un besoin de réaffirmer leur souveraineté : la France et l'Angleterre, l’Iran, l’Indonésie, la Russie aussi. La Chine a toujours connu cette emprise étatique, avec la création de son système de « Grand firewall ». Face à ces tendances, la question de l'internet non commercial est un peu plus complexe. La générosité qui est liée à l'envie de participation des utilisateurs représente effectivement une force sociale sur Internet. Or, le problème est que cette force sociale est aujourd'hui soumise à une forme de captation devenue capillaire et extrêmement sophistiquée. Et quand je dis captation vous pourriez tranquillement traduire « récupération » commerciale.

Ceci ne marque pas la fin de l'internet non commercial, mais lui impose de nouveaux réflexes et le transforme davantage en un champ de luttes. La réflexion dans le domaine de recherche mais aussi de militance lié au digital labor marque un changement de cap dans l'articulation possible entre les commons et les pouvoirs étatiques et économiques sur Internet. On a passé deux décennies à chercher des harmonisations possibles et à présent, c'est plutôt conflictuel. Ce qui était une lutte ponctuelle et très focalisée commence à devenir une conflictualité répandue et multi-terrain pour le contrôle de contenus, données personnelles, conditions d’usage, conditions matérielles de production. Cette lutte s’accompagne d’une prise de conscience du fait que, pendant longtemps, on a fait du faux non-commercial. Par exemple, le web 2.0, qui était porté par une rhétorique ambiante de partage et de coopération, mais qui se solde in fine par une reproduction des logiques marchandes et propriétaires.

Au sein de l’internet rêvé par les investisseurs de Facebook et de Google, les insistances sur le social, sur le collaboratif, et sur le gratuit aussi, constituent le socle du faux non commercial dont je parle. C'était le moment où on nous faisait croire que les services, parce qu'ils adoptaient une certaine forme de gratuité instrumentale au développement de marchés multifaces, étaient des services du commun. Ces plateformes sont « multifaces » parce qu’elles ont plusieurs catégories de clients : des annonceurs, des intermédiaires de données, des utilisateurs lambda… tous ces clients paient pour accéder au service, ou de leur poche ou de leur travail, en produisant des contenus ou des métadonnées pour la plateforme.

 

 L'extraction des données pose le problème des libertés publiques face aux politiques sécuritaires des États, pour lesquels ces formes de surveillance de masse s'articulent avec des pratiques commerciales 

Pour en revenir spécifiquement au digital labor, ce qui s’avère central alors,c'est la question de l'extraction des données. Parce qu’elle pose le problème des libertés publiques face aux politiques sécuritaires des États, pour lesquels ces formes de surveillance de masse s'articulent avec des pratiques commerciales. La première révélation d’Edward Snowden concernait justement le programme de surveillance Prism ; c’est à ce moment là qu’on a compris que la surveillance de masse ne passe pas par un système centralisé mais récupère les données avec lesquelles nous-mêmes contribuons aux plateformes numériques. Ces données sont extraites de vos mobiles, de vos profils, de vos photos, de vos posts, des e-books que vous lisez, des films que vous regardez, des personnages que vous incarnez dans les jeux vidéo, et sont récupérées par les États. Il y a une continuité non seulement en termes d'architecture technique, mais aussi en termes de calcul politique entre les géants du web et les gouvernements qui veulent s'approprier nos informations personnelles.

C'est un phénomène spécifiquement américain?

Antonio A. Casilli : Non, la Grande Bretagne, l’Hongrie, la Russie, sont eux aussi engagés dans un processus d’articulation entre agences de surveillance et entreprises commerciales. À son tour, le ministre français de l'Intérieur vient de faire le tour de la Silicon Valley pour rappeler que d’autres attentats se préparent, que l’État va demander plus de données, que l’injonction à signaler tout comportement suspect est désormais inéluctable... Parfois les États saisissent ces données, parfois ces données, ils les paient : depuis un arrêté de 2013, les tarifs des interceptions électroniques sont connues. Si les autorités de police veulent savoir si vous avez visité un site web, elles doivent payer 15,70 € à votre FAI ...

Évidemment, ce sont les questions de sécurité nationale qui sont mises en avant mais cela peut concerner n’importe quel domaine que l’État estime être de son intérêt. Ça peut être lié à la politique fiscale, à des contrôles d'entreprises ou de personnes privées, etc. Les dangers liés au terrorisme sont réels, nul ne le nie, mais ces dispositions posent de vrais problèmes et préfigurent non seulement un État policier, mais aussi un État commerçant qui achète les données relatives à la vie privée de ses citoyens au prix de détail.

 Ces dispositions préfigurent non seulement un État policier, mais aussi un État commerçant qui achète les données relatives à la vie privée de ses citoyens au prix de détail  

 

Et c'est là que la recherche sur le digital labor s'éloigne progressivement des études préexistantes sur les usages d'Internet, sur la contribution en ligne, parce que ces études étaient concentrées sur les contenus : les photos, les textes, les vidéos qu'on publie volontairement sur Internet. Avec le digital labor, on parle beaucoup moins du contenu en tant que tel, et beaucoup plus des métadonnées qui se cachent derrière le contenu. Si je publie une photo sur une plateforme numérique, bien sûr l'œil humain regarde le sujet de l’image, mais l'algorithme (l'œil de la machine pour ainsi dire), repère les métadonnées. Par exemple, la date, le lieu, l'heure de la prise d'images, l'appareil photo, l'adresse IP sur laquelle l'image circule. Alors, évidemment, il y a deux manières complétement différentes d'envisager l'utilisation possible de cette même photo : ceux qui s'intéressent à la contribution analyseront la richesse des contenus, la démarche participative, la générosité, etc., mais ceux qui analysent les modalités d’exploitation de ces données et d’extraction de cette richesse par les plateformes, se concentrent sur l’économie de la transformation des données en valeur commerciale…
 

Vous analysez ainsi une nouvelle forme de captation de la valeur ?

Antonio A. Casilli : Oui, moins focalisée sur la revente de contributions originales, et davantage sur des activités accessoires que les internautes réalisent. On peut citer à ce propos les travaux d’auteurs comme Michel Callon (6), qui parlait d'économie des qualités : aujourd'hui un utilisateur de n'importe quel service numérique qualifie ce dont il se sert et par ce fait même il en enrichit la valeur. J’achète un album de musique et j'écris un commentaire sur le site web où je l’ai acheté ; je cherche de l'information et je fais part de ce que j’ai appris sur des forums de discussions ; ou encore je lis un message et je le range dans le dossier « indésirables » ce qui améliore mon filtre anti-spam, etc. Voilà ce qui constitue un travail de qualification, des usagers des plateformes numériques.

Mais sur ces mêmes plateformes on trouve l’aspect complémentaire, celui des tâches de quantification qui sont aujourd’hui omniprésentes. Prenez tout simplement le nombre de compteurs et de métriques de performance associés à n'importe quel produit, à n'importe quel service sur Internet : combien de gens ont partagé telle vidéo, combien ont aimé tel contenu, combien de visionnages pour telle chaîne vidéo. Il existe un travail de mise en chiffres du produit qui est effectivement l'une des caractéristiques propres de l’émergence du digital labor. C'est ce que Marie-Anne Dujarier mettait en évidence dans Le Travail du consommateur (7), en insistant sur cette belle image du « consommateur-contremaître »…

Le consommateur devient un évaluateur de la performance du service. Donc, si on pense à n'importe quel service après-vente, vous recevez systématiquement un petit questionnaire où on vous demande : est-ce que cette personne vous a aidé ? Le service vous a-t-il convenu ?, etc. Ce travail de contremaître se manifeste non seulement à travers la qualification du service reçu, ou du produit consommé, mais aussi par quantification. Et cette qualification et cette quantification sont rendues encore plus ubiquitaires et sophistiquées grâce au digital labor des plateformes.

Nous sommes donc face à la mise en place d'un gigantesque système d'évaluation qui, à lui seul, produit de la valeur…

Antonio A. Casilli : La question est effectivement celle de la valeur produite par les usagers des plateformes et de comment la reconnaître. Et je dirai d'entrée qu'il ne faut pas tomber dans le piège qui consiste à considérer que cette valeur serait produite par chaque individu indépendamment de tout autre.

 

 La valeur n'est jamais singulière, elle ne surgit pas dans un vide social 

Justement, le problème principal est que, trop souvent, la recherche fait le jeu des plateformes en se concentrant sur la production individuelle et sur la contribution individuelle. Toutefois, ces contributions sont mises en réseau avec d'autres contributions. Elles sont toujours des activités sociales, collectives. Ma donnée, mon contenu, n'a aucune valeur en tant que telle, il en prend une seulement dans la mesure où il est relié à mon « graphe social », au fait que je sois connecté à d’autres profils, d’autres pages, d’autres entités, de sorte qu'il y a un effet de réseau. Donc, la valeur n'est jamais singulière, elle ne surgit pas dans un vide social. Par contre, les plateformes insistent pour évaluer ces contributions individuellement. Pourquoi ? Parce qu'évidemment pour elles, cette approche a l’avantage d’atomiser, de morceler les efforts de reconnaissance des digital laborers qui finissent par être rémunérer à la tâche, et surtout "au lance-pierre". Si vous lisez la littérature savante sur ces trois écosystèmes d’usages que j’ai évoqués, vous verrez que souvent il s’agit d’études menées par (ou en collaboration avec) les entreprises mêmes de la filière numérique. Facebook, Google ou les grandes entreprises de télécom, cherchent depuis longtemps à savoir à quel prix les usagers seraient prêts à vendre leurs données, au cas où…

Une donnée qui circule sur les grandes plateformes sociales est toujours évaluée à la baisse. Ceci est dû au fait que la marchandisation de ces données a lieu selon des mécanismes d'enchères qui sont fascinants d’un point de vue économétrique, mais qui servent à contenir le prix de chaque donnée, de chaque profil, de chaque identifiant. J'anime un séminaire à L’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), dans lequel nous abordons, chaque fois, un aspect différent du digital labor. Lors de certaines séances, nous avons étudié quelle est la valeur d'un clic. C'est vraiment la question centrale. Mais si vous lisez les articles existants, vous vous rendez compte qu'un profil Facebook vaut quelques dollars à peine, et qu’un clic sur un lien n’est évalué qu’à quelque dixième de centime. Bien sûr, ce sont les plateformes qui produisent l'évaluation en omettant de dire qu'un profil Facebook n'a aucune valeur en tant que tel, il a une valeur dans la mesure où il est lié à presque un milliard et demi d’autres profils. D’autres auteurs ont suggéré qu’un calcul plus véridique de la valeur de chaque profil devrait plutôt reposer sur la loi de Metcalfe : chaque nœud qui s’ajoute à un réseau vaut le carré du nombre de tous les autres nœuds. Mais cela diffère radicalement de l’approche adoptée dans les études que les plateformes mènent pour évaluer la valeur des activités de leurs utilisateurs.

Les plateformes de micro-travail aussi produisent de ces estimations. Sur les plateformes du type Mechanical Turk, ceux qui recrutent des "Turkeurs" capables de réaliser des clics, proposent désormais de rémunérer selon un minimum qui n’est pas le Smic établi par l’État mais c'est l’évaluation minimale établie dans la "littérature scientifique". Et dans cette "littérature scientifique", désormais, une tâche vaut au maximum un dollar virgule trente-huit par heure (8).

Que recouvre cette « littérature scientifique » ?

Antonio A. Casilli : Des articles d'économistes, spécialistes d'études des médias, qui produisent ce type d'évaluations financées parfois par les plateformes… Ils font aussi appel à des sociologues, des juristes, c'est extrêmement varié. La valeur des données est un objet d'étude, l'économie des données, aussi. L'un des auteurs les plus importants dans ce domaine, est, à mon sens, Alessandro Acquisti, enseignant chercheur à la Carnegie Mellon University à Pittsburgh aux États-Unis, qui produit des contributions très intéressantes depuis une dizaine d'années sur l'économie des données.

 

 La question est bien de trouver et de connaître la valeur du partage 

Pour aborder la question de la valeur des activités en ligne, il est essentiel de reconnaître que cette valeur est toujours collective. Dans la mesure où il s'agit de tâches collaboratives, que le contenu que je mets en ligne ou la trace que je laisse n’ont aucune valeur sauf s’ils sont partagés, la question est bien de trouver et de connaître la valeur du partage, la valeur de la coopération et la valeur de l'aspect proprement social de ce travail qu'est le digital labor.

C’est pourquoi, dans un contexte marqué par la remise en cause des prérogatives du travail salarié, certains, moi et d'autres, prônent plutôt l'idée d'un revenu de base afin de reconnaîtrela valeur issue de ces contributions, donc un revenu qui ne serait pas lié aux tâches réalisées. C'est un point de vue pour l'instant minoritaire, quoique l'idée d'un revenu de base, pour des raisons qui parfois sont des critiquables, commence à s'imposer un peu partout. Je dis aussi « pour des raisons critiquables », car certains, à droite, se sont approprié cette idée, dans l’optique de rationaliser et de baisser les aides de l’État aux citoyens et de se débarrasser de tout le reste. Selon eux, on vous attribuera une certaine somme mensuelle, mais fini les aides aux familles, fini la Sécurité Sociale… Ma position consiste en revanche à mettre l’accent sur le revenu universel et inconditionnel comme modalité pour reconnaître la valeur socialement produite par chaque citoyen, par chaque individu. En l’occurrence, la valeur produite via les plateformes numériques par chaque individu dans une société hautement connectée.

 

La nature du travail est en train de changer et le nombre de postes diminue...

Antonio A. Casilli : C’est plutôt l’horizon salarial qui rétrécit : il s’ouvre, de façon stable, à moins de monde, pendant moins de temps, à des conditions moins attrayantes. En effet, le travail est en train de changer, et ceci par-delà les chiffres. Bien sûr, dans le secteur concurrentiel français on a encore 87% des effectifs en CDI, mais il y a quand même une forte hausse des contrats temporaires, de l’intérim, et, au niveau européen, les données Eurostat indiquent que les emplois précaires et atypiques continuent de progresser : en 2014 ils représentaient 32% du total des emplois. L’émergence du digital labor et le recours au travail des plateformes emboîtent le pas de ces transformations. Les nouveaux précaires cherchent des emplois partiels sur les plateformes d’économie « on demand » ou sur celles de micro-travail. Ou alors ils cherchent à récupérer une partie des profits amassés par les plateformes sociales par le biais d’actions en justice contre l’utilisation abusive d’images et de contenus ou par des recours collectifs contre l’extraction de données personnelles.

Et si l’on pense aux nouveaux usages émergents, j’avais cité tout à l’heure un quatrième écosystème d'usages, que je ne développerai pas ici, celui des objets connectés. Aujourd'hui, cela n’apparaît que relativement peu mais, progressivement, on est en train de mesurer et de produire des données pendant notre repas, pendant notre sommeil, etc… donc, tout ce qui auparavant était exclu de l’activité productrice de valeur commence à être quantifié et transformé en données. Et l’on est plongé dans une situation où l’on n'arrête jamais de produire.

 

Ces profondes mutations semblent peu analysées, en tout cas en France…

Antonio A. Casilli : Trop peu, en effet, mais des questionnements commencent à se faire entendre auprès des décideurs publics, auprès des syndicats. Face à ces dynamiques du travail et de l’économie numérique, il existe aussi des possibilités de résistance, voire de contre-attaque, dans un contexte où des corps intermédiaires autrefois puissants comme les syndicats sont complétement dépassés. En France, des initiatives comme Sharers & Workers cherchent à sensibiliser les syndicats aux enjeux du travail des plateformes et les opérateurs des plateformes à ceux du monde du travail. Mais ici les signaux sont encore trop faibles.

Par contre, certains pays comme l'Allemagne sont en train d'aller dans le bon sens : les syndicats allemands sont extrêmement actifs et ont entamé une réflexion sur le travail des plateformes. IG Metall,le premier syndicat d’Europe en termes d’effectifs, a créé une plateforme pour les travailleurs des plateformes. Un portail sur lequel ils peuvent s'organiser et évaluer leurs recruteurs. Un contre-pouvoir, donc, organisé par un syndicat, avec la possibilité pour les travailleurs de récupérer les données et de pouvoir eux-mêmes accorder un sens à ces données-là. La DGB, Confédération allemande des syndicats qui compte six millions d’adhérents, a produit un rapport sur les travailleurs des plateformes numériques pour déterminer ce qu'il faudrait faire en termes de politiques publiques pour les protéger (9). On peut citer aussi des pays très innovants, comme la Corée du Sud,qui, pour faire face à l'émergence d’entreprises comme Airbnb, Uber, etc. misent sur des plateformes publiques qui proposent le même type de services.

En France, on peut citer le rapport  « Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires » que le Conseil national du numérique a rendu au ministère du Travail en janvier 2016, et celui que l’IGAS prépare pour le ministère des Affaires sociales. J'ai été auditionné pour ces rapports et je constate que les pouvoirs publics deviennent sensibles à ces questions.

 

 Comment faire alors pour accompagner ce changement social ?  

Ma crainte, compte-tenu de mes expériences précédentes sur la question des données personnelles et de la surveillance de masse en particulier, c’est que ces analyses et préconisations restent lettre morte en raison des résistances, de vieux réflexes théoriques et politiques, d’intérêts industriels également qui sont extrêmement puissants. Comment faire alors pour accompagner ce changement social ? Cela passe par la prise de conscience de l’existence d’un travail numérique, du rôle des plateformes et dispositifs numériques dont j’ai parlé. Ce changement social voit l’émergence d’un ensemble de luttes et de revendications nouvelles qu’il faut savoir reconnaître et accompagner.

Pourquoi ne pas réfléchir à des modèles de plateformes qui auraient une structure coopérative comme le suggère Trebor Scholz, l’un des principaux penseurs du digital labor aux États-Unis.  Marie-Anne Dujarier et moi l’avions invité dans nos séminaires respectifs. Trebor Scholtz a fait des interventions très remarquées, auxquelles des centaines de personnes, notamment venues du monde associatif, ont assisté, prêtes à écouter quelqu’un qui disait : partout dans le monde, un mouvement est en train de se mettre en place ; des citoyens ou de collectivités clonent des plateformes et les transforment en expériences de propriété partagée. Tous les utilisateurs seraient donc propriétaires de la plateforme et profiteraient de la valeur produite par celle-ci. Cela changerait sans doute la donne, enclencherait une logique de création de commons autour du travail des usagers des plateformes.

 

 Le digital labor ne peut pas se réduire à une activité que les utilisateurs subissent  

Alors, personnellement, je me méfie un peu des solutions miracles, mais c'est très intéressant ! Car le digital labor ne peut pas se réduire à une activité que les utilisateurs subissent. Ils réagissent aussi, et nous voyons émerger et converger de nouveaux types de combats pour la reconnaissance de leurs activités.

Il faut également analyser ce qui se passe dans le monde entier, comment la captation de valeur et de données annonce une saison de luttes qui sont liées au digital labor même si elles se présentent sous d’autres noms, parce que le contexte législatif actuel ne reconnaît pas encore ces activités comme des rapports de travail. Comme cette plainte de l’ONG autrichienne Europe-vs-Facebook, qui a monté un recours collectif, une class action, de 25 000 personnes  demandant à Facebook que l’utilisation de leurs données personnelles soit indemnisée, à hauteur de 500 euros par personne. Un montant symbolique, incontestablement. Mais 500 euros fois 25 000… cela fait 12 millions et demi d'euros. Imaginez qu’ils aient gain de cause, que Facebook soit obligé de payer, ce qui crée, de surcroît, un précédent qui fait jurisprudence. Si cela fait tache d’huile, ce sont des milliards de dollars qui sont en jeu… Cette revendication représente un risque réel pour les plateformes qui basent leur succès sur l’exploitation de données personnelles et de digital labor des utilisateurs.
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Crédit photo : Didier Goupy

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