À qui profite le retour des studios britanniques ?

À qui profite le retour des studios britanniques ?

Si les studios anglais accueillent des tournages de blockbusters américains à destination de publics internationaux, sont-ils en mesure de soutenir le cinéma britannique ?

Temps de lecture : 8 min

Il y a un double paradoxe à faire l’étude des studios de cinéma britanniques. D’abord, le terme de studio peut désigner à la fois le lieu de tournage en intérieur, vaste hangar équipé destiné à accueillir des décors et équipes, et la société de production qui conçoit le film, alors que les deux entités ne sont pas nécessairement liées. Historiquement, les studios ont commencé par être les deux à la fois, avant que les producteurs ne se séparent peu à peu de structures et d’équipements coûteux dont ils peuvent externaliser la gestion.
 
De même, et dans la ligne de cette réflexion, les films produits par les studios au Royaume-Uni peuvent être des films britanniques, mais pas nécessairement : ils sont britanniques par le lieu de tournage et les équipes employées, mais restent étrangers par l’origine de leur réalisateur ou de leur financement. Or, on considère généralement la nationalité d’un film par la nationalité de son producteur.
 
Il résulte de ces paradoxes que la bonne (ou mauvaise) santé des studios ne signifie pas forcément une bonne santé du cinéma britannique. D’où un certain nombre de statistiques en trompe l’œil, telles que celles mesurant le succès de la série Harry Potter, films adaptés de romans anglais, tournés dans les studios de Leavesden près de Londres, avec des acteurs britanniques, mais financés par la major américaine Warner Bros et filmés dans un style « hollywoodien » : est-ce un succès du cinéma britannique ou américain ? Le succès de cette franchise n’est dès lors qu’un indicateur fort peu fiable de la santé du cinéma britannique dans son ensemble. L’industrie du film étranger tourné au Royaume-Uni est aussi dépendante du différentiel économique que représente un tel tournage, par rapport à la Californie par exemple, et donc indirectement de la ligne économique des gouvernements britanniques en termes d’incitations fiscales.
 
Étudier le cinéma anglais par le prisme des studios, c’est donc sortir d’un schéma de pensée strictement national pour se concentrer sur l’étude de pôles de productions inscrits dans des réseaux internationaux. Dès lors, si les studios anglais accueillent des tournages de blockbusters américains à destination de publics internationaux, sont-ils en mesure de soutenir le cinéma britannique ?

Des studios initialement au service du cinéma britannique

La plupart des grands studios britanniques naissent en périphérie de Londres dans les années 1930 et produisent des films proprement anglais (financement, équipes et réalisateurs anglais). Les studios Elstree, fondés en 1926 à Borehamwood, au nord de Londres, accueillent le tournage de Chantage (Hitchcock, 1929), reconnu comme étant le premier film britannique parlant. Le film est produit par British International Pictures, dont le propriétaire, John Maxwell, est aussi propriétaire des studios. Les studios Ealing, situés à Ealing Green dans l’ouest de Londres, sont créés en 1902 puis largement étendus en 1931. Ils accueillent les tournages des films produits par l’Associated Talking Pictures. Les studios Pinewood sont créés en 1936 et couplés au studio Denham deux ans plus tard, sous le contrôle de J. Arthur Rank, puissant propriétaire de la société de production Rank Organisation. On tourne The Red Shoes (Powell, 1947) à Pinewood, Colonel Blimp (Powell et Pressburger, 1943) et Brief Encounter (Lean, 1945) à Denham.
 
La production ronflante des studios avant guerre est partout mise en sommeil pendant la Seconde Guerre mondiale, lors de laquelle la plupart d’entre eux sont réquisitionnés comme hangars de production et de stockage militaire. Les studios rentrent dans leur âge d’or après-guerre, avec les films de David Lean, Carol Reed, Michael Powell, et les comédies tournées à Ealing telles que Passport to Pimlico (Cornelius, 1949), The Lavender Hill Mob (Crishton, 1951) ou encore The Ladykillers (Mackendrick, 1955). 
 
Mais les années 1960, avec l’importante chute de fréquentation provoquée par la concurrence de la télévision, marquent une période de déclin qui culmine dans les années 1980 (48 films produits au Royaume-Uni en 1980, 24 en 1981). Le succès des films produits par David Puttnam et sa compagnie Goldcrest Films (Chariots of Fire, 1982 ; The Killing Fields, 1984 ; The Mission, 1986) masque la pauvreté de la production britannique de l’époque. Les studios Welwyn, ouverts en 1928, possédés et utilisés par British International Pictures en complément de Elstree (pour un certain nombre de séries B, comme The Dark Eyes of London), ferment en 1951 ; les studios Denham accueillent le tournage de Robin des Bois, produit par Disney en 1952, avant de fermer. Les studios Ealing sont rachetés par la BBC en 1955, et connaissent une période faste liée à cette nouvelle activité : on y tourne des séries télévisées, des documentaires et plus de 50 salles de montage sont en fonction.
 
Cette période est aussi marquée par le tournage des premiers films hollywoodiens au Royaume-Uni, en raison de l’avantage économique que procure la main d’œuvre britannique, qualifiée mais moins coûteuse que la main d’œuvre californienne. L’Empire contre-attaque et Superman 2 sont tournés en 1980 dans les studios Elstree. Les premiers films à effets spéciaux britanniques, comme Bandits Bandits et Brazil de Terry Gilliam, construisent la réputation internationale des techniciens anglais. En 1980, une émission de la BBC, « A Risk Game », interrogeait les équipes de L’Empire Contre-Attaque sur le choix des studios britanniques : « The techniciens here are willing, they’re able, and they’re highly motivated », affirme le réalisateur Irvin Kershner, tandis que Mark Hamill, qui joue Luke Skywalker, glisse amusé : « It’s almost the same, except with a british accent ». La construction du célèbre vaisseau Le Faucon Millenium est assurée par un entrepreneur gallois pour 70 000 £. Mais les effets spéciaux du film sont produits en Californie. Et le journaliste de conclure : « it is not a lack of talent that dogs the british film business, it is a lack of finance ». D’autant que 4 ans plus tard, en 1984, le gouvernement britannique met fin à l’ « Eady Levy », le mécanisme de réduction de taxes pour le tournage de films étrangers, ce qui provoque une importante réduction du nombre de films tournés au Royaume-Uni.

Les studios dans le cinéma contemporain : les ateliers d’Hollywood ?

Trois grands studios se détachent au Royaume-Uni depuis les années 2000, dégageant trois axes de lecture : les studios Leavesden détenus par Warner Bros, sont un studio américain au Royaume-Uni ; les studios Elstree, au contraire, sont véritablement britanniques ; enfin, le groupe Pinewood-Shepperton est un studio britannique axé sur une stratégie à forte orientation internationale.

 Warner Bros Leavesden est le seul studio américain en territoire britannique 
Les studios de Leavesden, aujourd’hui appelés Warner Bros Leavesden depuis leur acquisition par Warner en 2010, constituent une structure unique : c’est le seul studio américain en territoire britannique. Situés au Nord-Ouest de Londres, les studios utilisent d’anciens hangars d’aéronautique rachetés par Rolls Royce après-guerre. Golden Eye est le premier film tourné dans les studios, en 1995, suivi de Star Wars Episode I (Lucas, 1999), Sleepy Hollow (Burton, 1999), la série Harry Potter dès 2001, ou encore The Dark Knight (Nolan, 2008) et Inception (Nolan, 2010). Le succès de la série Harry Potter conduit Warner Bros à ouvrir un studio public, qui constitue une attraction permanente pour le public désireux de s’immerger dans l’univers du sorcier. Une fois et demie plus grand que le studio de WB à Burbank en Californie, Leavesden permettrait, selon Warner Bros, de filmer deux blockbusters en même temps. L’enjeu aujourd’hui est de pérenniser l’activité d’une infrastructure dont la croissance a été rapide, mais dont la principale source d’activité est désormais tarie(1).
 
La trajectoire des studios d’Elstree est plus mouvementée : après-guerre, les parts du fondateur sont rachetées par Warner Bros. Le studio se développe, appuyé par le passage de quelques vedettes telles qu’Audrey Hepburn. Le studio est par la suite racheté par EMI. On y tourne L’Empire contre-attaque, Le Crime de l’Orient Express (Lumet, 1974), et plusieurs épisodes de la série Indiana Jones. Puis le studio est revendu à Cannon en 1986, qui vend le catalogue et tourne Superman IV. Le studio est rapidement racheté par un collectif de producteurs locaux, avant de fermer, faute de projets, en 1993. Le studio réouvre enfin dans les années 2000 entièrement refait, et connaît son premier succès majeur avec Le Discours d’un Roi, tourné pour 9 millions £ (Hooper, 2010). Par la suite, le studio capte les tournages de Sherlock Holmes 2 (Ritchie, 2011), Kick Ass (Vaughn, 2010), The Dark Knight Rises (Nolan, 2012) et du prochain World War Z (Forster, 2013). Il accueille aussi des tournages de programmes TV, comme Big Brother Uk et Who wants to be a Millionaire. Révelé par un film anglais, le studio vit donc d’une majorité de productions (film et TV) anglaises et quelques productions américaines(2).

 Pinewood, plus qu'un lieu, est devenu une véritable marque et un prestataire de services  
Malgré les soubresauts de l’industrie, Pinewood est resté, dans les années 1980, un studio capable de produire des films hollywoodiens à gros budgets, tels que Batman en 1989, ou la majorité des films de la série James Bond. La Rank Organisation revend les studios en mars 2000 à un consortium mené par l’ancien directeur de Channel 4, Michael Grade. Le groupe Pinewood absorbe aussi Shepperton, et amorce une stratégie d’expansion internationale qui le conduit à ouvrir des studios au Canada, en République dominicaine, en Allemagne et en Malaisie, devenant ainsi, plus qu’un lieu, une véritable marque. En Grande-Bretagne, Pinewood accueille surtout des blockbusters américains, mais aussi des films britanniques, séries et films de télévision. Les studios Pinewood offrent 16 plateaux, dont 7 grands (incluant le plateau « 007 », le plus grand d’Europe), 7 moyens et 2 petits, ainsi que des bassins pour les scènes sous-marines, des salles de mixage et d’étalonnage, des logements, et bien sûr des équipes de techniciens. Shepperton propose 14 plateaux. Teddington dispose enfin de 8 studios qui sont quant à eux dédiés à la production télévisuelle (sitcoms, jeux, divertissements). Le plateau « 007 » construit pour l’Espion qui m’aimait en 1976, est le fer de lance du studio, et a été utilisé pour Tomb Raider, Charlie et la Chocolaterie, Le Da Vinci Code…On tourne ainsi à Pinewood des films tels que Iron Man (2008), Sherlock Holmes (Ritchie, 2009), Clash of the Titans (Letterier, 2010), Hugo (Scorsese, 2011), Skyfall (Mendes, 2012), Great Expectations (Newell, 2012), ou encore Les Misérables (Hooper, 2013), pour lequel Paris a été reconstitué sur le plateau « Richard Attenborough ». Tandis qu’à Shepperton, on tourne Robin des Bois (Scott, 2010), Captain America (Johnston, 2011), John Carter (2012), Prometheus (Scott, 2012), ou encore Anna Karenine (Wright, 2012). Le groupe Pinewood offre aussi son expertise dans le monde du jeu-vidéo, notamment en sonorisation, et récolte les projets tels que Driver, Brink ou encore Fable : The Journey.
 
Or, les studios du groupe Pinewood ne sont plus seulement recherchés pour leurs tarifs compétitifs, mais désormais aussi pour la qualité de leur offre en termes d’espaces, de services, et d’équipes qualifiées et expérimentées : il s’agit moins d’un lieu de tournage qu’un véritable prestataire de services, qui peut s’offrir à tout producteur, britannique ou étranger. Si les films de studios américains représentent une large part de la production, un certain nombre de films britanniques passent aussi par Pinewood : ceux de Celador Films par exemple, comme The Descent, (Marshall, 2005), Slumdog Millionaire (Boyle, 2009), Centurion (Marshall, 2010) ; Toledao Production y a tourné L’Aigle de la Neuvième Légion (MacDonald, 2011) ; Ruby Films y tourne Tamara Drewe (Frears, 2010) et la récente adaptation de Jane Eyre (Fukunaga, 2012) ; Number 9 Films tourne Great Expectations (Newell, 2012) etc. La Hamme, grande société de production de films d’épouvante disparue dans les années 1990 et récemment reprise par le producteur hollandais John de Mol, y tourne même le film qui signe son grand retour : The Woman in Black (Watkins, 2012). D’ailleurs, les studios Pinewood, conscients de leur capacité à soutenir la production anglaise, ont récemment développé la division Pinewood Films, pour la production et le financement du cinéma indépendant britannique. S’associant à des projets tournés au Royaume-Uni, au budget entre 2 et 8 millions de livres, Pinewood Films a l’ambition de produire 4 films par an, et a pour l’instant soutenu trois films : A Fantastic Fear of Everything (2012), Last Passenger (2013) et Belle (2013).
 
La réussite du groupe Pinewood (un chiffre d’affaire de 73 millions de livres entre décembre 2010 et mars 2012) tient à ce qu’il n’est pas un simple lieu de tournage, mais au contraire une offre de services complète, compétitive et de qualité à destination des producteurs. Mais le succès international de Pinewood est aussi largement dépendant de la politique nationale en faveur du cinéma : actuellement, un crédit d’impôt de 20 à 25 % est accordé aux productions tournées au Royaume-Uni.
 
Les studios Ealing, quant à eux, renouent avec l’activité depuis leur rachat par un consortium d’entrepreneurs du cinéma et un retour à de grosses productions telles que Shaun of the Dead (2004), The Descent (2005), la franchise St Tinian’s (Parker, 2007), Dorian Gray (Parker, 2009) ou encore certaines scènes de la série Downtown Abbey. Ils demeurent néanmoins beaucoup plus modestes (4 plateaux seulement). 
 
La vitalité du cinéma britannique en studio tient donc moins à la qualité des équipes et au talent des réalisateurs, qu’à la capacité des producteurs britanniques à financer et distribuer des films d’une certaine taille, sur des canaux de taille correspondante – ce que les studios américains savent faire et contrôlent quand il s’agit de films à gros budgets. Certaines co-poductions, comme Johnny English Reborn (Parker, 2011, Universal Pictures/ Relativity Media / Working Title /Studio Canal), parviennent à conjuguer savoir-faire britannique et puissance de feu américaine, avec plus ou moins de succès. Un nombre croissant de productions britanniques utilisent, dans la mesure de leurs moyens, les infrastructures et services de Pinewood ; mais le modèle économique d’un tel groupe reste largement basé sur les productions des majors américaines. Ateliers d’Hollywood, les studios britanniques peuvent, à terme, supporter l’émergence d’un certain cinéma britannique, mais ne sont pas, loin s’en faut, le seul facteur déterminant.

 

--
Crédit photo : 
Pinewood Studios Powell Theatre with Dolby® Atmos™ © Pinewood Studios Ltd.

Références

- Gareth Owen and Brian Burford, The Pinewood Story, 2000
 
- Warren, Patricia, British Film Studios: An Illustrated History, 2001
 




(1)

Le studio n’a pas souhaité nous communiquer son chiffre d’affaires. 

(2)

Le studio n’a cependant pas souhaité nous communiquer son chiffre d’affaires. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris

Autres épisodes de la série

Coproduire en Europe, solution économique ou choix artistique ?

Le moteur d’une coproduction est-il seulement fiscal, ou peut-il être aussi artistique ? Est-il possible de réussir cinématographiquement une coproduction ?