L’audiovisuel public français est-il soluble en une plateforme unique ?

L’audiovisuel public français est-il soluble en une plateforme unique ?

Le think tank Terra Nova a publié une note conseillant de rassembler tous les contenus de l'audiovisuel public sur une unique plateforme numérique. Analyse de cette proposition.
Temps de lecture : 7 min

Rassembler les contenus audiovisuels publics dans une seule et même plateforme numérique, comme la BBC en Grande-Bretagne, c’est la proposition audacieuse du think tank socialiste Terra Nova, défendue par deux dirigeants anonymes de l’audiovisuel public(1). Louis-Cyrille Trébuchet, consultant spécialisé dans la transformation numérique à LCT Conseil et Benjamin Amalric, étudiant à Sciences Po Paris, sont les seuls auteurs connus à ce jour de la note « Audiovisuel public : tous ensemble vers le numérique », publiée le 15 juin 2015. «  Nous n’affirmons pas détenir la vérité. Notre objectif est d’ouvrir un débat, de dépassionner le sujet » explique Louis-Cyrille Trébuchet.

Un débat qui tarde à démarrer. Contactés par notre rédaction, la plupart des cadres de l’audiovisuel public n’ont pas répondu à nos demandes d’interview. Et pour cause, la publication du think tank progressiste arrive dans un climat tendu. Pourtant, il est intéressant d’analyser sur le fond cette proposition, tant le fantasme d’un Netflix ou d’un BBC à la française revient régulièrement dans les médias.

Une seule plateforme numérique pour tout l’audiovisuel public

Radio FranceLa proposition de Terra Nova part d’un constat : l’évolution du Web vers des interfaces toujours plus intuitives et ergonomiques. Pour les auteurs de la note, l’audiovisuel public se révèle fragmenté, voire redondant, ou encore confus, sans passerelle entre les univers de la télévision, de la radio et des archives. Ils proposent donc de réunir dans une seule plateforme l’ensemble des contenus de l’audiovisuel public, en les structurant par grandes thématiques. Ainsi, l’utilisateur pourrait basculer d’un podcast de France Inter à une vidéo de France Télévisions sans changer de site, manœuvre impossible pour le moment.

Comme le font déjà Netflix ou Amazon, le futur usager se verrait directement proposer des contenus similaires à ce qu’il est en train de consulter, venant d’autres médias de la plateforme. En regroupant les données de l’ensemble des utilisateurs des sites de l’audiovisuel public, Louis-Cyrille Trébuchet croit fermement à la recommandation algorithmique.

 Pourquoi RFI n’apporterait-elle pas sa connaissance du terrain à une autre rédaction ?  
Le think tank, réputé proche du gouvernement, ne s’arrête pas aux données : il veut mutualiser l’hébergement, l’indexation, la publication et la monétisation des contenus de l’audiovisuel public, dans le but de valoriser les contenus, notamment sur les moteurs de recherche. D’une part, il compte sur le gigantisme de la future structure : « Dans ce monde numérique qui est en fait un univers de plateformes, il est obligatoire d’atteindre une taille critique pour avoir une capacité de négociation avec les tiers. Par exemple, la capacité de négociation de TV5 Monde avec Google ou avec Facebook est minime » estime Louis-Cyrille Trébuchet. D’autre part, les auteurs de la note espèrent gagner en performance en regroupant les ressources humaines, techniques et financières. « On va donner aux acteurs les plus modestes comme TV5 Monde de réels moyens. » déclare le consultant en transformation numérique à LCT Conseil. « L’idée c’est de mobiliser des acteurs diversifiés sur des sujets très précis. Pourquoi RFI (Radio France internationale) n’apporterait-elle pas sa connaissance du terrain à une autre rédaction ? » ajoute son cadet Benjamin Amalric.

Interrogé, Francis Balle, professeur de science politique à l'université Paris II et ancien membre du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), va même plus loin dans cette logique de mutualisation : « Normalement, la mise en œuvre de cette plateforme ne se fera pas à coût constant, mais avec des moyens moins importants. On pourra donc consacrer des moyens, qui vont aujourd’hui à l’administration générale, à la recherche d’un nouveau public et de nouveaux formats ». Après des années de débat sur le financement de l’audiovisuel, l’un des objectifs affichés de ce projet est bien évidemment de faire des économies. Ainsi, selon le texte de Terra Nova, « la mutualisation des moyens  permettront de réduire considérablement les coûts de conception, de développement et de maintenance des installations ».

Bien sûr, ces économies d’échelle n’ont pas de sens si le coût de mise en œuvre du projet est trop élevé. Pour réduire les coûts de déploiement de la future plateforme, la note co-écrite par deux dirigeants anonymes propose de s’appuyer sur des structures déjà existantes : France Télévisions et l’INA. La première pour son rayonnement numérique avec France Télévisions Éditions Numérique, la deuxième pour son expertise en indexation des contenus.

Un projet aux effets incertains

Tout au long de leur note, les auteurs s’inspirent de la réussite internationale de la BBC, qui regroupe en un seul ensemble l’équivalent de France Télévisions, de Radio France, de France Médias Monde et d’une partie des activités de l’INA au Royaume-Uni. Est-il possible de créer une BBC à la française ? Pas vraiment. Les conditions de production audiovisuelle diffèrent largement entre les deux pays. Tout d’abord, la BBC peut produire en interne et possède donc les droits d’exploitation de ses productions, ce qui n’est pas le cas des chaînes françaises depuis la loi Tasca. De plus, la redevance télévisuelle est fixée à 145 livres (environ 205 euros) en Grande-Bretagne contre 136 euros dans l’Hexagone (137 euros en 2016), entraînant une différence considérable de budget.

 Créer un projet purement numérique financé par les seuls détenteurs de télévision paraît paradoxal  
« La redevance devrait être payée par tous les foyers. Ce qui serait le moyen de résoudre le problème du financement de l’audiovisuel public. Quand tout le monde n’avait pas de téléviseur, il était légitime que seuls les détenteurs payent. Aujourd’hui, tout le monde a une télévision, un smartphone ou une tablette. Je ne vois pas pourquoi on lierait la redevance à un équipement en particulier » défend l’ancien membre du CSA, Francis Balle. Une question sensible alors que la BBC vient d’annoncer la suppression de 1 000 emplois, à cause d’une baisse de la redevance britannique. Pour le moment, créer un projet purement numérique financé par les seuls détenteurs de télévision paraît paradoxal. Surtout lorsque l’on sait que les programmes publics sont loin de toucher tous les publics : l’âge moyen du journal télévisé de France 2 atteint 60 ans.

 Les chiffres d’audience de la jeunesse ont effectivement de quoi faire pâlir les dirigeants des médias publics. En créant une plateforme numérique, les membres de Terra Nova sont persuadés de reconquérir ce « non-public » sur leur terrain de jeu favori, Internet. Pourtant, cela fait des années que les programmes radiophoniques et télévisuels sont disponibles en replay sur la Toile, sans que la jeunesse suive. « En regroupant la production actuelle de toutes les chaînes dans une seule plateforme, on aura une tranche de population analogue à celle de leurs sites web actuels » estime Alain Le Diberder, directeur des programmes d’Arte. La moyenne d’âge des spectateurs de la chaîne franco-allemande est de 58 ans, mais de 45 ans sur le Web et de 35 ans sur les réseaux sociaux.
 Le problème du vieillissement de l’audience n’est pas une question d’interface, mais de contenu 
 « Le problème du vieillissement de l’audience n’est pas une question d’interface, mais de communication et de contenu : les jeunes sont habitués à aller sur des sites exotiques pour chercher le contenu qui les intéresse » analyse Alain Le Diberder. Bernard Stiegler, philosophe, estime même que les auteurs se trompent de problème : « Il ne faut pas imiter YouTube et les autres géants américains, mais produire des choses nouvelles. Or, il est impossible d’innover en cherchant à atteindre une audience particulière. Si les contenus sont de qualité, ils attireront tous les publics, y compris les jeunes. »

Et c’est là où le bât blesse ; la note aborde très peu la question du contenu et se concentre principalement sur des aspects techniques. Le lecteur apprend rapidement que les publications seraient structurées par grandes thématiques, avec un acteur chef de file par thème, par exemple RFI pour l’international. Les nombreuses problématiques liées à l’articulation éditoriale de la plateforme sont ainsi éludées. Comment gérer les doublons de contenus sur une même actualité ? Comment garantir la diversité éditoriale au sein d’une plateforme unifiée ? Les acteurs de l’audiovisuel public pourront-ils garder leur indépendance et leur marque de fabrique ? « Là on est sur la problématique la plus complexe de notre projet, celle des thématiques transverses. Pour les thématiques qui n’ont pas lieu d’être transversales, chaque acteur garde clairement ses offres spécifiques. Par contre, certaines thématiques mériteraient d’être traitées globalement, comme la culture, le spectacle vivant, les news » concède Louis-Cyrille Trébuchet.

Francis Balle est plus optimiste à ce sujet : « On est habitué dans le secteur public à ce que chaque antenne garde sa propre identité, cela a déjà été fait pour le regroupement de France Télévisions. » Les deux auteurs assurent leur volonté de préserver l’indépendance des chaînes de radio et de télévision, tout en donnant les prémisses d’une mutualisation de la production dans leur note: « Il faut que les marques et les offres soient conçues et organisées pour en optimiser la cohérence et l’efficacité et que la production ou l’acquisition des contenus soient mutualisés chaque fois que c’est possible. ».

Qui dit mutualisation des moyens, dit suppression potentielle d’emplois. Louis-Cyrille Trébuchet assure que « l’objet de ce projet n’est pas de supprimer des emplois ». Alain Le Diberder pense même qu’un tel regroupement peut en créer : « Il suffit de regarder ce que coûte France Télévisions en superstructure : plusieurs personnes s’occupent de coordonner l’ensemble des chaînes. Bien sûr, des synergies sont possibles, mais il faut voir leur coût. Arte est une chaîne franco-allemande, je suis bien placé pour savoir que la coordination demande beaucoup d’énergie.» Difficile de se faire une opinion sur ce point, tant la note de Terra Nova manque de données concrètes. Le lecteur n’y trouvera pas d’estimation du coût de mise en œuvre de la plateforme, ni le montant des possibles économies d’échelle. « C’est une deuxième étape du travail, qui ne dépend plus de nous » explique Louis-Cyrille Trébuchet. Finalement, si la note n’a pas suscité de réactions, c’est peut-être en partie à cause de son aspect encore nébuleux. La proposition du think tank progressiste Terra Nova en est encore au stade de l’idée. Elle a pourtant le mérite de poser publiquement les bases d’un débat qui revient périodiquement sur le devant de la scène : regrouper l’audiovisuel public.
 
En effet, les auteurs de Terra Nova ne sont pas les seuls à envier le succès de la BBC. Orange proposait de créer en juillet 2015 une plateforme de SVOD qui fusionnerait son service de VOD avec ceux de TF1, M6 et France Télévisions. Finalement, le projet n’a pas abouti faute de trouver un compromis assurant la rentabilité à moyen terme. Un accord tout autant difficile à trouver au sein de l’audiovisuel public, explique Alain Le Diberber : «  Il est difficile de mettre en œuvre un système unique sur le numérique, alors que les acteurs ne sont, justement, pas uniques et ce depuis plus de 40 ans. ». Delphine Ernotte, la nouvelle présidente de France Télévisions lance un autre projet : celui d’une chaîne d’information en continu sur Internet en coordination avec Radio France. Pierre Lescure et Jean-David Blanc, anciens dirigeants de Canal + et Allo Ciné, travaillent eux aussi sur un nouveau service pour regarder les contenus audiovisuels publics et privés sur Internet : Molotov.tv. L’idée d’un Netflix à la française continue donc de faire son chemin.

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Crédits photos
France Télévisions lors des Chorégies. Jean-Louis Zimmerman / Flickr
Radio France. Anna Fuster / Flickr
Every Channel the Same. Jeffrey / Flickr

(1)

Le périmètre de cette plateforme concerne l’essentiel des organismes issus de l’éclatement de l’ancien ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française), chaînes de radio (Radio France) et de télévision (France Télévisions), ainsi que l’Ina (Institut national de l’audiovisuel), gardien de leurs archives et France Médias Monde 

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