Neutralité du net : un dogme intouchable ?

Neutralité du net : un dogme intouchable ?

Le principe de non-discrimination gouverne Internet : sur le réseau, toutes les données sont traitées de la même manière. Jusqu'à quand ?

Temps de lecture : 9 min

 

Sur les autoroutes de l'information, c'est à la fois liberté et égalité : aucun véhicule n'est prioritaire et la seule limitation de vitesse est celle imposée par le trafic, l'internaute de base ayant autant de droits que les mastodontes Google ou Facebook. S'il y a engorgement, les plus gros et les plus pressés devront faire la queue, comme tout le monde. D'où le débat qui oppose défenseurs et adversaires de la neutralité du réseau.

Le réseau appartient à tout le monde : une norme en débat

 

Depuis la fin de l'année 2009, l'expression « neutralité du réseau » (ou « neutralité du net ») devient un élément incontournable de l'analyse du secteur des télécommunications. L'explosion de services gourmands en bande passante, tels la musique et la vidéo à la demande, ainsi que celle des terminaux mobiles a absorbé l'excédent de capacité des réseaux construits au moment de la Bulle Internet. Historiquement, Internet fonctionne sur la base de la non-discrimination : toutes les données sont traitées de la même manière, quelle que soit leur source ou leur destination.
 
Comme le souligne Tim Berners-Lee, un des inventeurs d'Internet dans un article du Scientific American, ce choix a des conséquences profondes sur le fonctionnement du Web, composé de l'ensemble des applications utilisant Internet : il signifie qu'aucune de ces applications ne peut avoir la priorité sur une autre. Cette neutralité du réseau traite donc à égalité les données émises par des particuliers et des entreprises, celles des jeux et celles des communications stratégiques, celles des sites liés au fournisseur d'accès du client et celles provenant d'autres serveurs. Pour Tim Berners-Lee, cet arrangement est au fondement du succès d'Internet, assurant que celui-ci ne peut être confisqué par une entreprise ou une institution et assure un égal accès aux ressources du réseau aux individus et aux entreprises innovantes.
 
Relayée par des instances de régulation comme la Commission européenne, cette défense de la neutralité du réseau s'oppose aux revendications des principaux opérateurs de réseaux, en première ligne desquels les fournisseurs d'accès auxquels sont venus récemment s'ajouter les opérateurs de réseaux de téléphonie mobile, peu habitués à ce fonctionnement, ainsi que des acteurs comme Apple qui exploitent des services réservés aux possesseurs d'un matériel particulier. Pour cet ensemble d'acteurs, la diversification des réseaux supportant la circulation des données (ligne téléphoniques, réseau de téléphonie mobile, fibre optique, etc.), la montée en puissance de services plus intensifs en termes de bande passante (visioconférence, streaming, jeux en ligne) ainsi que la multiplicité des modes et supports d'utilisation requièrent un traitement différencié des données. Il existe aujourd’hui des outils capables d’inspecter le trafic en temps réel. De tels outils rendent techniquement possible un traitement différencié qui permettrait de dégager des ressources supplémentaires susceptibles d’être réinvesties dans le développement des infrastructures elles-mêmes.
 
Dans ce débat, l'analyse économique permet de distinguer plusieurs aspects dans ce qu'englobe la neutralité du réseau et, au sein de chaque aspect, d'évaluer la pertinence des arguments avancés par les promoteurs d'un traitement différencié des données. En l'état, l'analyse économique ne suffit pas à trancher entre ces arguments. Les éléments disponibles mettent en balance une meilleure utilisation des réseaux existants avec la crainte d'un contrôle excessif des contenus par les fournisseurs d'accès. Elle ne soutient donc pas une imposition immédiate de la neutralité à l'ensemble du secteur. En revanche, elle appelle à la vigilance les consommateurs et les autorités de la concurrence, qui vont devoir examiner de près comment les fournisseurs d'accès vont tenter de contourner cette norme de facto du net.

 

Pourquoi abandonner la neutralité du réseau ?

 

Les argumentaires en faveur d'un abandon du principe de neutralité proviennent essentiellement des fournisseurs d'accès. Leurs deux lignes de force sont, d'une part, la volonté d'utiliser le plus efficacement les équipements existants et d'autre part, la nécessité de financer des infrastructures nouvelles pour faire face à l'augmentation du trafic. Le trafic actuel sur les réseaux est en effet composé de contenus dont la sensibilité au délai est très variable tandis que des technologies de deep packet inspection, qui rendent possible l'identification de la nature des données transmises, permettraient de donner la priorité aux flux les plus sensibles et de répartir la charge plus uniformément au cours de la journée. De tels procédés techniques ne permettront toutefois pas de faire face à l'augmentation du trafic lié à des utilisations plus intensives ainsi qu'au développement des plates-formes mobiles (smartphones, tablettes). Les entreprises opérant des infrastructures (par abus de langage, disons les fournisseurs d'accès) mettent donc en avant la nécessité de financer de nouveaux équipements. Or, la neutralité du réseau implique que chaque fournisseur ne peut faire porter ces coûts que sur ses seuls consommateurs et non sur les fournisseurs de contenu qui bénéficient de l'accès à ces consommateurs. Le problème central est donc celui du financement des équipements.
 
En regard de ces possibilités, les partisans de la neutralité du réseau relèvent que le succès d'Internet est fondé sur l'interconnexion de l'ensemble des utilisateurs. Outres les évidentes possibilités de censure directe, la deep packet inspection permettrait aux opérateurs, souvent verticalement intégrés avec des fournisseurs de contenus ou de services, d'avantager leur propres offres au détriment de contenus concurrents, à l'image des opérateurs de téléphonie mobile qui interdisent l'utilisation de protocoles VoIP (par exemple, l'accès à Skype) sur leurs réseaux. Le risque serait alors une balkanisation d'Internet en territoires locaux contrôlés par les fournisseurs d'accès.
 
Dans ce débat, la littérature économique relève que par « neutralité du réseau », on entend en fait deux éléments réglementaires distincts : une règle de non-tarification du trafic entrant d'une part et une règle de non-dicrimination d'autre part.
 

La non-tarification

 

Les opérateurs de réseaux constituent une plate-forme entre des fournisseurs de contenu (les sites) d'une part et leurs abonnés d'autre part. En toute généralité, une plate-forme de ce type peut tirer des revenus des deux côtés (La littérature a consacré le terme de « marché bifaces » pour désigner les marchés où une plate-forme met en relation deux côtés d'un marché et où les décisions prises par un côté du marché ont une influence importante sur l'autre côté) de son marché, faisant payer aux fournisseurs de contenus la possibilité de contacter ses abonnés, et aux abonnés la mise en relation avec les fournisseurs de contenu. Dans son acception actuelle, la neutralité impose aux opérateurs de ne pas faire de distinction entre les paquets entrant sur leurs réseaux. Cela implique qu'ils ne peuvent pas faire payer les fournisseurs de contenus, ni directement, ni indirectement via une facturation du fournisseur d'accès des sites concernés. Les opérateurs affirment que faire payer d'importants fournisseurs de contenu, comme Google ou Facebook, leur permettrait de ne pas faire supporter aux seuls abonnés les coûts de développement du réseau.
 
Cette possibilité pourrait toutefois avoir des conséquences négatives. Depuis l'origine d'Internet, une large part du contenu est fournie par des particuliers qui ne retirent pas, ou très peu, de bénéfices financiers et dont la disposition à payer est donc très faible. Même dans le domaine commercial, des entreprises connaissant un succès certain ont traversé de longues périodes où elles ne parvenaient pas à transformer un trafic déjà important en ressources. Un paiement en fonction du trafic est donc de nature à appauvrir le contenu, à former une barrière à l'entrée pour les nouvelles entreprises et à rendre plus précaire la situation de projets à but non lucratif fonctionnant sur la base de dons, comme Wikipédia et les autres projets de la Wikimedia Foundation.
 
En outre, cet effet peut se composer d'un problème de coordination. Quand un fournisseur d'accès impose à un producteur de contenu de payer pour accéder à ses consommateurs, il récupère immédiatement les paiements de ceux qui acceptent tandis que la perte d'attractivité du réseau, en termes de producteurs qui préfèrent jeter l'éponge, est répartie sur l'ensemble des fournisseurs d'accès par l'intermédiaire d'une disposition à payer plus faible de l'ensemble des consommateurs. De ce fait, même si cette tarification pouvait être utile, les FAI auraient tendance à fixer des tarifs trop élevés et d'autant plus élevés que la concurrence entre eux serait faible, les consommateurs ne pouvant plus alors répliquer en changeant de FAI. À terme, le risque est celui d'une balkanisation du réseau, avec des services qui seraient accessibles depuis certains FAI mais pas depuis d'autres, au détriment des effets de réseau qui ont fait le succès d'Internet.
 
La littérature économique est donc, en l'état, très sceptique quant à l'opportunité de laisser les opérateurs de réseau faire payer l'accès à leur réseau par leurs fournisseurs de contenu. Et ce, d'autant moins que des revenus plus élevés serviraient davantage à étendre la couverture (afin de gagner de nouveau consommateurs) qu'à d'améliorer les infrastructures existantes, où les abonnés sont déjà plus ou moins captifs.

Payer pour accéder à l'internaute

 

La neutralité du réseau peut également désigner une obligation de non-discrimination sur l'origine ou la nature des contenus transmis. En l'absence d'un telle obligation, les opérateurs pourraient proposer, soit aux offreurs de contenus, soit aux consommateurs, des contrats différenciés selon le type de débit qu'ils souhaitent pour chacun des types de trafic. Les opérateurs pourraient alternativement avoir la possibilité de définir des règles de priorité sans en référer ni aux uns, ni aux autres.
 
Comme l'espoir des fournisseurs d'accès est en effet de faire participer les entreprises bénéficiant le plus d'Internet (Google, Microsoft, Facebook et autres Blizzard) au financement de nouvelles infrastructures, la littérature a surtout considéré le cas d'une tarification des offreurs de contenus. Ces derniers se distinguent à la fois par leurs marges et par la sensibilité de leurs contenus à un délai éventuel. Selon l'ampleur de cette distinction, l'introduction d'un régime différencié, qui offrirait un accès prioritaire à un prix plus élevé, conduit soit à l'adoption par tous les offreurs de contenu de l'accès prioritaire, soit à une séparation entre accès prioritaire et accès lent, ce dernier étant choisi par les offreurs aux marges les plus faibles ou aux contenus peu sensible au temps d'attente. Dans les deux cas, le réseau est utilisé de manière plus efficace, le temps d'attente étant réduit pour le trafic le plus valorisé ou le plus sensible au délai. Cela améliore l'expérience des consommateurs, en ouvrant éventuellement la porte à des applications qui ne peuvent fonctionner que sur la base d'un trafic prioritaire, et réduit les coûts d'accès pour les offreurs qui optent pour le service plus lent, qui font face à des prix plus faible que si une seule qualité de connexion était disponible. Toutefois, ces contrats conduisent à proposer une option plus lente que ce qu'il serait possible d'offrir et, comparativement avec le contrat unique, transfèrent des profit des offreurs de contenus vers les opérateurs. En outre, et contrairement aux assertions de ceux-ci, il n'est pas clair que de tels contrats les incitent à investir dans les infrastructures. Une augmentation de la capacité des réseaux améliore mécaniquement la qualité du service lent, diminuant leurs possibilités d'extraire une forte plus-value du service prioritaire. Pour que cette incitation existe, il faudrait que l'amélioration du débit pour les deux types de service se traduise par une importante augmentation de la disposition à payer des consommateurs, ce qui n'a, en soi, rien d'évident ; et l'est encore moins quand le marché de l'accès individuel est concurrentiel.
 
Le bilan d'une rupture de la neutralité dans le sens d'une discrimination par les prix est donc mitigé. Si elle ne fournit pas d'incitation fortes au développement du réseau, elle permet une utilisation plus efficace des équipements existants, de rendre possible des services très sensibles aux délais et transfère une partie des profits des fournisseurs de contenu les plus rentables vers les opérateurs de réseau et fournisseurs d'accès. Le principal risque est toutefois celui d'une dégradation du service de base.
 

Définir des règles de priorité

 

Dans les contributions précédentes, chaque fournisseur de contenu ou de service faisait le choix du régime, prioritaire ou non, s'appliquant à ses données, mais il est également possible de donner aux opérateurs la possibilité de donner à leur discrétion la priorité aux types de trafics qu'ils jugeraient prioritaires, partant de l'idée qu'ils sont les mieux placés pour savoir comment utiliser efficacement leurs capacités.
 
De fait, des pratiques de ce type existent. En France, certains FAI limitent le débit sur les trafics associés à des protocoles peer-to-peer, tandis que sur les réseaux mobiles européens, la plupart des opérateurs interdisent la téléphonie sur technologie IP (VoIP). Ce dernier cas souligne le danger inhérent à de telles pratiques : la plupart des opérateurs appartiennent à des groupes offrant également des services et auraient donc intérêt à dégrader le trafic de leurs concurrents, allant, comme dans le cas de Skype, jusqu'à l'exclusion pure et simple.
 
Comme l'a rappelé Neelie Kroes, Commissaire européenne chargée des nouvelles technologies le 11 novembre 2010, la pression des consommateurs, accréditée par la menace de changer de fournisseur d'accès, devrait permettre de sanctionner les opérateurs indélicats (Mme Kroes conseillait aux abonnés dont les opérateurs interdisent Skype de changer d'opérateur). Toutefois, la concurrence sur ce marché est vouée à diminuer maintenant qu'une large part de la population est équipée et qu'il existe des coûts substantiels à changer d'opérateur. Il faudrait donc alors faire confiance aux entreprises elles-mêmes et aux autorités de la concurrence pour mettre le holà lorsque ce type de pratique n'est pas justifié par des considérations d'efficacité.

Conclusion : des risques de part et d'autre

 

La littérature économique ne permet ainsi pas de trancher fortement en direction d'une thèse ou de l'autre. Abandonner la neutralité du réseau permettrait d'utiliser plus efficacement des infrastructures que la croissance des usages pousse à leurs limites, éloignant le risque d'une congestion généralisée. Elle aurait cependant pour conséquence de favoriser les acteurs en place, en particulier les plus gros d'entre eux, au détriment des entreprises entrantes et des fournisseurs de contenus non-commerciaux. Le consommateur, de son côté, est tiraillé entre l'avantage que constitueraient des abonnements moins onéreux et l'inconvénient de devoir surveiller les pratiques de son opérateur, sous peine de ne pouvoir accéder qu'à une sous-partie des contenus. En l'état, le problème majeur est le vide dans lequel se déroule ce débat : les pratiques anti-concurrentielles ont été vigoureusement contestées et il n'est pas évident que les opérateurs eux-mêmes aient intérêt aux plus néfastes d'entre elles. Le risque est alors d'interdire des pratiques légitimes afin d'éviter d'éventuelles déviations. Du point de vue de l'économie, donc, il semble urgent d'attendre et de tirer parti de ce temps pour déterminer quel poids accorder à chacun des effets mis en évidence.

Références

 


---

Crédit photo : Camilo Sanchez
 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris