Laura Paoli Pandolfi

© Crédits photo : Laura Paoli Pandolfi

Pourquoi les collégiens préfèrent-ils Snapchat et ses messages fantômes ?

Snapchat est devenu le réseau social le plus utilisé par les adolescents. Pourquoi cette application occupe-t-elle une place si particulière dans le quotidien des collégiens ?

Temps de lecture : 7 min

Depuis le 3 août 2018, les téléphones portables sont interdits dans les établissements scolaires. Jusqu’à lors, les chefs d’établissement avaient la possibilité d’autoriser leur utilisation en dehors des salles de cours, sur le temps de pause des élèves. Aujourd’hui, on craint cependant que ces appareils puissent distraire les collégiens de leurs apprentissages et qu’ils ne détériorent la vie collective. On les soupçonne de donner aux adolescents un accès prématuré aux images violentes et pornographiques et on craint qu’ils n’en fassent des victimes de racket ou de cyberharcèlement, surtout avec des applications comme Snapchat, qui ne laissent pas de traces. L’attention médiatique et politique est avant tout portée sur les dérives des usages des smartphones. Toutefois, on sait peu de choses sur l’utilisation qu’en font les adolescents au quotidien. L’étude que j’ai conduite de 2016 à 2018 dans quatre collèges franciliens(1)  permet de lever le voile sur ces pratiques.
 

Converser en images

Les adolescents que j’ai rencontrés déclarent dans le questionnaire qu’ils utilisent principalement les réseaux sociaux pour communiquer avec leurs amis (77,1 %) ou leur famille (40,7 %). Quand ils ne communiquent pas ils suivent les publications d’autres collégiens (31,4 %) et l’actualité des célébrités (31,4 %). Ils y recherchent aussi de l’information (30,5 %) ou de l’entraide pour les devoirs (28,8 %).


Snapchat est la plateforme préférée des adolescents français. Les adolescents y consultent très peu les contenus de Discover. Pour s’informer, ils regardent les stories d’influenceurs de leur âge qui s’expriment sur des sujets qui les touchent directement (amitiés, relations de couple, sport, réseaux sociaux, célébrités, mode, musique, élections, scolarité, etc.). Ils débattent avec eux en leur faisant des commentaires via le chat ou en répondant à leurs sondages. Pour suivre l’actualité, les adolescents privilégient donc la discussion via leurs propres canaux d’information avec leurs propres leaders d’opinion.

L’enquête menée en 2018 par Génération numérique auprès de 11 056 jeunes de 11 à 18 ans confirme cette hiérarchie des pratiques : la conversation, les publications des proches et des célébrités sont des pratiques qui devancent généralement la recherche d’informations sur l’actualité.

 

  La conversation, les publications des proches et des célébrités devancent la recherche d’actualités 

Les adolescents utilisent plusieurs plateformes. Selon cette étude, 70 % des élèves de 5e sont abonnés à au moins trois réseaux. Les élèves que j’ai interrogés se connectent au moins une fois par semaine sur YouTube (72 %), Snapchat (63,6 %) et Instagram (49,6 %). Seulement un tiers d’entre eux se connectent régulièrement pour consulter des sites informatifs (36 %). C’est le format vidéo qui remporte le plus de succès. Avec les smartphones, les images sont devenues plus commodes que les mots pour narrer son quotidien. Dans le nom même de Snapchat sont combinés les termes de snapshot, qui désigne en anglais une photographie prise dans l’instant et de chat une conversation amicale et informelle.

Chaque réseau est utilisé dans un but bien précis : Facebook, qui réunit des utilisateurs plus âgés, 27-28 ans en moyenne, sert le plus souvent à entretenir le lien avec la famille ; Instagram est utilisé comme une carte de visite avec des photos soigneusement sélectionnées ; et Snapchat est généralement un espace réservé aux conversations entre amis. C’est aussi sur Snapchat, Instagram et Twitter, dans une moindre mesure, que les adolescents suivent l’actualité de leurs personnalités préférées. Les réseaux ne sont pas utilisés de manière isolée : 43,6 % des collégiens utilisent la fonction d’hyperlien pour que leur communauté Snapchat consulte leur compte Instagram, regardent leurs clips Musical.ly ou leur pose des questions anonymes sur Sarahah.
 

La distinction numérique : Snapchat vs Instagram

En Île-de-France, les collégiens déclarent préférer Snapchat (58,6%) à Instagram (20,2%). Cette tendance s’observe aux États-Unis depuis le printemps 2016.  À l’automne 2018, l’enquête « Taking Stock With Teens », menée par Piper Jaffray auprès de 8 600 adolescents, confirme que les jeunes états-uniens préfèrent Snapchat (46%) à Instagram (32%). Ces applications, dont le point commun majeur est la story(2) , se disputent la première place de la plateforme utilisée au moins une fois par mois par les adolescents états-uniens. Sur ce point, Snapchat a souffert de l’impopularité de sa mise à jour de février 2018 et est désormais devancé par Instagram (85 % contre 84 %). En région parisienne, l’avance de Snapchat sur Instagram est plus nette, mais elle ne se vaut pas dans tous les milieux sociaux.

Les adolescents expliquent en général qu’ils se sont créé un compte sur ces réseaux pour discuter avec des amis qui en avaient déjà un, ou pour bénéficier de certaines fonctionnalités – les filtres attirent particulièrement les collégiens jusqu’en 5e. Pourtant, le choix du réseau ne se fait pas uniquement sur des critères de préférences individuelles, tout un ensemble de caractéristiques sociales entrant déjà en jeu. Lors de l’ouverture de Facebook au public non universitaire en 2007, Danah Boyd remarquait que ce réseau attirait davantage les adolescents qui se destinaient aux études supérieures, alors que les autres communautés restaient sur MySpace.

Aujourd’hui, si près de deux tiers des collégiens de banlieue parisienne affirment préférer Snapchat, c’est le cas de seulement 38,5 % des collégiens du centre de la capitale, qui apprécient fortement Instagram (34,6 %) et WhatsApp (26,9 %).


Une préférence qui se confirme dans la pratique, dans le collège A, seuls 52,9 % des élèves ont un compte Snapchat alors que 69,2 % de l’ensemble des collégiens interrogés y sont inscrits. Ils préfèrent Instagram parce que les échanges y sont ponctuels et durables relativement à Snapchat où les messages et les publications sont éphémères, ce qui incite ses utilisateurs à dédier à l’application une attention totale et constante pour ne rien manquer. Préférer Instagram et WhatsApp permet aux élèves du collège A de contrôler leur temps connecté pour qu’il n’empiète pas sur leur travail scolaire, leurs loisirs ou leur sociabilité. Certains craignent qu’un usage immodéré des réseaux sociaux ne leur provoque des insomnies ou des maladies neurologiques.

Même lorsqu’ils ont Snapchat, les élèves du collège le plus favorisé ont tendance à l’utiliser plus modérément que les autres : 37,6 % envoient plus de 10 snaps quotidiens, quand 48,2 % de l’ensemble des collégiens utilisateurs le font.
 

 

Des usages différenciés et évolutifs


On observe des usages différenciés selon le sexe. Les filles ont tendance à préférer les plateformes qui mettent l’image en avant. Si Snapchat est le premier choix de 63,6 % des adolescents, on constate tout de même que 25,8 % des filles lui préfèrent Instagram contre 9,9 % des garçons. À l’inverse, 8,5 % des garçons préfèrent Twitter, contre seulement 0,8 % des filles.
L’utilisation d’Internet par les garçons est marquée par les jeux vidéo, 61,2 % d’entre eux y jouent chaque semaine (17,9 % des filles), et par une sociabilité de réseaux (18 % se sont connectés à Twitter contre 6 % des filles). Les filles, quant à elles, sont 31,1 % à faire des clips sur Musical.ly (renommée TikTok en août 2018), (11,8 % des garçons) et plus de la moitié d’entre elles se sont connectées à Instagram (38,8 % des garçons).
Avec l’âge, la connexion aux réseaux s’intensifie. En 6e, la moitié des élèves se sont connectés dans la semaine à Instagram, et 47,2 % à Snapchat. En 3e, cette proportion atteint respectivement 60 % et 75,4 %.
 

Snapchat : le réseau des amis proches ?

Le côté ludique de Snapchat avec ses couleurs flashy, ses scores et ses filtres séduit les jeunes et déconcerte les adultes. 71 % des utilisateurs de Snapchat ont moins de 25 ans. Cette messagerie éphémère donne aux collégiens la possibilité d’échanger entre eux, loin du regard des adultes, qu’ils soient leurs parents, leurs enseignants ou des inconnus. Bien que la plupart préfèrerait voir leurs amis en face, Snapchat leur offre un espace de conciliation entre les restrictions de sorties, le contrôle parental des fréquentations et le besoin de conquérir une certaine autonomie relationnelle. Ils s’y sentent d’autant plus libres que, hormis les stories dont ils décident du contenu, aucune information sur leur communauté, ni sur ses réactions, ne sont partagées au public. Grâce au storytelling en vidéo, les collégiens peuvent s’immerger et expérimenter le quotidien de leurs camarades en dehors de l’établissement, depuis leur chambre.

Selon une étude marketing commandée par la Snap Inc., en 2017, 57 % des interactions s’y font entre amis, alors que sur Instagram, les utilisateurs ont tendance à suivre des influenceurs ou des célébrités et que seulement 38 % des échanges se font avec les proches. Alors que la question du cyberharcèlement est au cœur du débat public, l’impression de sécurité offerte par le fort taux d’interconnaissance sur Snapchat permet aux collégiens de se révéler derrière la caméra. L’application ne dispose pas de moteur de recherche pour les profils ce qui permet à chacun de filtrer son audience. Pour retrouver un utilisateur, il faut son numéro de téléphone, son snapcode ou son pseudonyme. Les jeunes utilisateurs peuvent aussi éditer les contenus partagés en public, en masquant les visages et en changeant les voix, restreindre leur diffusion et contrôler les traces laissées par ces fichiers - supposés éphémères(3)  - grâce aux notifications de capture d’écran.

Paradoxalement, ce réseau qui semble construit pour un cercle restreint de connaissances est aussi, pour les adolescents, un lieu de rencontre. Pour 27,4 % des collégiens, Snapchat est le réseau social sur lequel ils font le plus de rencontres. Dans leurs stories, ils ont inventé un système de publicité : ils mettent la photo de leurs contacts avec leur pseudonyme pour que les membres de leur communauté les ajoutent. Si les élèves du collège A ne connaissent pas cette pratique, 8,1 % des élèves du collège B et 15,8 % des élèves du collège D ont déjà fait des publicités. En consultant leurs stories, tous les membres du réseau peuvent ajouter des jeunes qu’ils ne connaissent pas directement. Les rencontres en ligne s’intensifient avec l’âge : si seulement 18,2 % des sixièmes ont discuté avec une personne inconnue sur les réseaux, 52,5 % des troisièmes l’ont déjà fait.
 

Jouer avec le feu… de l’amitié

Dans le chat de l’application, les amitiés sont évaluées par des symboles : un cœur jaune signifie par exemple que les échanges sont réciproquement les plus intenses pour les deux contacts, un emoji lunette de soleil signifie que vous échangez avec les mêmes personnes, etc. La flamme est le symbole que cherchent à obtenir 36,5 % des collégiens, et que 24,1 % obtiennent malgré eux. Elle signifie un échange quotidien ininterrompu pendant le nombre de jours indiqués. Sur l’application, la valeur de l’amitié se définit par la régularité des échanges.

 Sur l’application, la valeur de l’amitié se définit par la régularité des échanges 

Pour faire valoir leurs amitiés, 11 % des collégiens diffusent des captures d’écran des flammes dans leurs stories. Cependant, lors d’une interruption de plus de 24h, le compteur recommence à 0. Pour éviter cela, en cas de confiscation du téléphone ou d’absence d’accès au wifi, plus d’un quart des collégiens qui cherchent à « faire des flammes » ont échangé leur mot de passe avec un ou plusieurs amis en qui ils ont confiance. Cette pratique concerne avant tout les filles et devient plus fréquente avec l’âge.

Paradoxalement, les adolescents qui préfèrent utiliser Snapchat en privé plutôt qu’en public sont aussi les filles (80 % contre 58,2 % des garçons) et les collégiens les plus âgés (83,7 % des 3e contre 52,6 % des 6e). Si, au collège, donner son mot de passe sur Snapchat est une preuve de confiance, c’est aussi une véritable prise de risque. À cet âge, les amitiés sont volatiles et les comptes Snapchat recèlent de « dossiers », c’est-à-dire de photos ou de vidéos potentiellement compromettantes, qui peuvent servir de matière au chantage en cas de menace ou de trahison. C’est bien souvent à partir d’un excès de confiance que naissent des problèmes de cyberharcèlement.

    (1)

    Je me suis rendue quotidiennement dans quatre collèges pour discuter de réseaux sociaux, d’amitiés et d’embrouilles, avec les jeunes. Je les ai suivis sur Snapchat et Instagram. J’ai également proposé un questionnaire auquel 236 élèves ont répondu, sur la base du volontariat. Ces adolescents âgés de 10 à 17 ans évoluent dans des univers très différents : - Le collège A, dans le centre de la capitale, accueille avant tout des élèves issus de milieu favorisé - Le collège B, appartient au Réseau d’éducation prioritaire renforcé (REP+), situé dans une proche banlieue en cours de gentrification où quelques élèves d’origine favorisée et de classe moyenne se mélangent à un public populaire - Le collège C, localisé dans une banlieue pavillonnaire qui accueille aussi bien des élèves d’origine favorisée, que des élèves d’origine populaire de la cité voisine - Le collège D, qui appartient au Réseau d’éducation prioritaire (REP) localisé dans une banlieue enclavée et qui accueille presque exclusivement des jeunes d’origine populaire. 

    (2)

    Instagram lance les stories le 2 août 2016, une fonctionnalité disponible sur Snapchat depuis octobre 2013. 

    (3)

    Dans la charte Snapchat, il est précisé que les données sont conservées à des fins commerciales. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris