Au Moyen Âge, information et désinformation sur l’Afrique

Au Moyen Âge, information et désinformation sur l’Afrique

Tout ce que vous avez toujours cru savoir sur l’Afrique médiévale, sans jamais pouvoir le vérifier. Ou comment archéologues et historiens découvrent à travers de rares et précieuses informations un continent arrimé à un vaste système d’échange.

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De l’Espagne à la Chine, tout le monde sait bien, au Moyen Âge, que l’or, les esclaves et d’autres marchandises précieuses proviennent d’une contrée africaine que les Arabes appellent alors « Pays des Noirs ». Mais si cette information, qui accompagne les produits eux-mêmes dans leur circulation, irrigue l’ensemble du Vieux Monde, les détails au sujet des lieux d’origine et des modalités d’approvisionnement laissent prise à toutes les spéculations. Un nimbe de mystère, parfois de désinformation, qui illustre autant l’organisation du commerce global que l’attitude des marchands.

L’Afrique des royaumes et des cités commerçantes

 

Les sociétés de l’Afrique médiévale ont rarement laissé de sources écrites. Mais de nombreux textes rédigés hors d’Afrique durant cette période qui court du VIIe au XVe siècle, principalement dans le monde islamique mais pas exclusivement, fourmillent de mentions relatives au « Pays des Noirs », c’est-à-dire les régions que nous appellerions aujourd’hui l’Afrique subsaharienne.

 

 Des géographes désireux de décrire l’intégralité du monde habité, des diplomates chargés de renseigner l’histoire des relations avec des pays lointains ont pris le soin de collecter pour leurs contemporains des informations sur ces parties du monde 

Des géographes ou encyclopédistes désireux de décrire l’intégralité du monde habité, des diplomates ou officiers de chancellerie chargés de renseigner l’histoire des relations avec des pays lointains ont pris le soin de collecter pour leurs contemporains des informations sur ces parties du monde. Du Sahel à la vallée du Nil, de la Corne de l’Afrique à toute la côte est-africaine, ils nous montrent sans ambiguïté une Afrique dont les royaumes et les cités marchandes sont fort bien arrimés à un système global d’échange qui relie les unes avec les autres diverses « provinces » du monde, dont l’Europe et la Chine sont les plus périphériques.

 

Tout lecteur éclairé du Moyen Âge le sait bien : l’or qui sert à battre monnaie et à fabriquer des bijoux provient essentiellement de deux régions : l’une située en Afrique de l’Ouest et connectée au Maghreb par liaison caravanière au travers du Sahara, l’autre située en Afrique australe et reliée à l’Arabie et à la Perse par le commerce à la voile qui profite des vents de mousson. Les esclaves à la peau noire, si prisés dans les armées et les harems du monde islamique, viennent quant à eux du Sahel, de la Nubie et, pour ce qui concerne plus spécifiquement les eunuques, d’Éthiopie. Enfin, chaque région d’Afrique offre des produits typiques tels que l’ivoire d’éléphant, les peaux de félins ou encore l’ambre de cachalot (une substance cireuse sécrétée dans l’estomac de certains cétacés et qui entre dans la composition de parfums et d’onguents). En échange de ces biens qu’ils exportent, les pouvoirs africains importent des lingots de cuivre, des étoffes ou encore de la vaisselle de prestige, parfois sortie d’ateliers de porcelaine chinois.

 

C’est à ce système d’échange, auquel participent des élites politiques et économiques de diverses régions d’Afrique, que l’on doit d’avoir vu consigner par écrit des informations historiques précieuses. Grâce à elles, nous connaissons les noms de royaumes fameux comme ceux du Ghana (en actuelle Mauritanie), du Mali ou de Gao (au Mali actuel) ; nous savons quel rôle jouèrent des cités côtières comme Mogadiscio (actuelle Somalie), Mombasa (au Kenya) ou encore Kilwa (en Tanzanie) dans ce commerce à longue distance ; nous devinons le cosmopolitisme de ces lieux d’interface entre univers commerciaux jointifs. Dans certains cas, guidé par ces indices, l’archéologue retrouve les sites archéologiques qui furent naguère des capitales ou de grandes places commerciales africaines. On y découvre les témoins architecturaux ou mobiliers d’une culture d’élite partagée par les puissants du pays d’accueil et des marchands étrangers, qu’ils soient arabes, berbères, égyptiens ou persans. Passés les premiers contacts, l’islam devint en quelques siècles le vecteur de cette culture commune, et les mosquées de ces cités marchandes africaines sont souvent les vestiges les mieux conservés et les plus somptueux.

Les marchandises circulent plus loin que les marchands

 

Mais ne cédons pas à la naïveté consistant à croire que le commerce avec l’Afrique se pratiquait à livre ouvert dans une sorte de circulation généralisée de l’information. En réalité, si certaines informations nous sont aujourd’hui si précieuses, c’est d’abord parce qu’elles sont rares. Et si elles s’avèrent quelquefois précises (pour autant qu’on puisse en juger malgré leur rareté), par exemple quand il s’agit de décrire le complexe palatial du lieu ou bien l’étiquette royale qui y est pratiquée, elles demeurent incroyablement lacunaires dans d’autres registres pourtant bien concrets, tels la localisation précise de la ville. C’est à ce paradoxe que l’on doit d’ignorer encore aujourd’hui l’emplacement de la capitale du Mali médiéval, alors que plusieurs auteurs en décrivent assez précisément l’organisation spatiale . En d’autres termes, si vous êtes capables de vous y rendre, alors vous saurez vous y repérer ; sinon, tant pis !

 

Ce paradoxe n’est cependant qu’apparent. Souvenons-nous, en effet, que l’immense majorité des auteurs du Moyen Âge qui ont laissé des descriptions de l’Afrique n’ont eux-mêmes jamais voyagé. Ils ont collecté leurs savoirs auprès de marchands, de pèlerins, de religieux itinérants, de diplomates, mais étaient sans doute moins enclins qu’eux à relater les détails et les duretés du trajet. Les récits de première main au sujet de l’Afrique sont rares. Mais ils n’offrent de toute façon pas de meilleures garanties de fiabilité. Ainsi, le célèbre voyageur marocain Ibn Battuta n’hésite-t-il pas à forger de toutes pièces certains segments de ses voyages, notamment en Asie du Sud-Est ou encore en Afrique orientale, à partir de sources plus anciennes, qui le trahissent parfois. Et sa description du Mali est si lacunaire et conventionnelle que l’on est même en droit de douter de la réalité de son séjour sur place aux alentours de 1352 .

 

Les lacunes de l’information ont deux causes principales. La première est que les informateurs voyagent moins que les marchands, qui sont des gens trop occupés pour laisser des récits de leurs expériences. La seconde est que les marchands voyagent moins loin qu’ils ne le disent, en tout cas moins loin que les marchandises. L’univers commercial médiéval est en effet organisé très différemment du nôtre ; il est constitué de bassins économiques articulés les uns aux autres et dominés par des castes de marchands au long cours qui s’appuient sur les solidarités ethniques ou religieuses. Tels sont les chameliers berbères qui animent le commerce à travers le Sahara, entre Sijilmâsa  au Maroc et les capitales du Ghana (du VIIIe au XIIIe siècle), puis du Mali (du XIIIe au XVe siècle). Ou encore les marchands swahilis, professionnels du cabotage entre les rivages est-africains, les Comores et Madagascar. Ou encore les marchands persans qui dominent les eaux du nord de l’océan Indien, entre côte swahilie, golfe Persique et côte occidentale de l’Inde. On connaît aussi, à certaines époques, des réseaux hindous ou juifs. Cependant, rares sont ceux qui franchissent les seuils entre ces mondes, et encore plus rares sont ceux enclins à bavarder et à livrer leurs secrets professionnels. Si vous avez fait fortune dans l’or africain ou la soie chinoise, il va de soi que vous n’avez pas intérêt à révéler trop de détails au sujet de vos fournisseurs.

L’art de la désinformation

Le commerce de l’or africain au Moyen Âge illustre à la fois l’articulation des bassins commerciaux, les écrans de désinformation qui s’interposent entre ces bassins et la place prise par les Africains dans ce jeu. Prenons l’Atlas catalan,  une carte produite dans un atelier juif de Majorque en 1375, qui a appartenu à la bibliothèque du roi de France, Charles V, (où elle est attestée en 1380), et qui est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale de France (BnF).

Elle utilise des informations de seconde main et de diverses périodes, parfois périmées, mais néanmoins précieuses. Dans sa partie africaine, entre Afrique du Nord et Sahel, cette carte montre clairement une série de lieux qui ne sont autres que les étapes que franchissent les caravanes transsahariennes et, avec elles, les marchandises et les informations. Elle fait figurer un roi à la peau noire, richement vêtu et assis sur un trône. Il s’appelle Moussa et il régnait un demi-siècle plus tôt sur le Mali. Il soulève une boule d’or, signe de sa puissance. La légende en catalan dit que l’or est recueilli sur ses terres. C’est, en effet, ce que croient les marchands maghrébins ou égyptiens qui se rendent une fois l’an à sa capitale, car sinon comment expliquer sa richesse ? D’autres récits circulent : on croit savoir que dans le Pays des Noirs, l’or pousse dans le sable et se récolte comme des carottes. On raconte aussi que les populations des régions où se trouve l’or sont anthropophages et aiment particulièrement la chair des Blancs. Comment ne pas voir là de simples écrans de désinformation, destinés à dire en substance aux marchands étrangers : venez à la capitale, où l’or est abondant, mais ne vous avisez pas de vous rendre vous-mêmes dans l’arrière-pays, dans les régions de production.

 Comment ne pas voir là de simples écrans de désinformation, destinés à dire aux marchands étrangers : venez à la capitale, où l’or est abondant, mais ne vous avisez pas de vous rendre vous-mêmes dans les régions de production 

 

 

Cela aurait été, du reste, assez mal avisé. Au-delà des capitales africaines, véritables « hubs » commerciaux destinés à attirer une clientèle de grands marchands étrangers, l’intérieur de ces pays avaient des visages différents, essentiellement ruraux, et les marchands étrangers n’y auraient guère rencontré de notables musulmans et lettrés. En outre, les zones aurifères sont souvent fort éloignées de ces centres de pouvoir. Kilwa, qui exporte l’or d’Afrique australe vers l’océan Indien, est à des centaines de kilomètres du plateau du Zimbabwe où se trouvent les puits de mines. Quant aux royaumes du Ghana et du Mali, ils n’exerçaient probablement guère plus qu’une autorité nominale sur les régions aurifères des hautes vallées des fleuves Sénégal et Niger. Du reste, le roi Moussa en fit l’aveu devant témoin lors de son passage au Caire sur le chemin de La Mecque en 1324 : il avait tenté de conquérir et de convertir ces régions, mais ce fut un échec sanctionné par la chute immédiate de la production de métal précieux. Cela nous apprend une chose : que le souverain puissant qui exerce un monopole sur la fourniture d’or auprès des commerçants du monde islamique est lui-même incapable de s’approvisionner directement à la source. En réalité, son pouvoir et sa richesse tiennent au rôle de courtier qu’il assure entre, d’une part, les marchands étrangers qui traversent le désert pour venir devant sa porte et, d’autre part, l’intérieur du pays où circulent des colporteurs africains qui parcourent les savanes entre zone sahélienne et forêt.

 

On comprend mieux le mélange d’information publicitaire et de vrai mensonge que présente l’Atlas à propos du Mali : pour asseoir à l’international une réputation de courtier en pépites et en paillettes, il vaut mieux faire croire à ses clients qu’on en est le producteur, ne serait-ce que pour les dissuader de favoriser un autre courtier. En somme, la force de l’information repose, ici comme ailleurs, sur le pouvoir de désinformer et sur la faculté de dissimuler les pouvoirs qu’on n’a pas.

Références

  • François-Xavier FAUVELLE, Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain, Paris, Alma, 2013 (édition de proche « folio histoire, 2015).

 

 

 

 

  • Nehemia LEVTZION, Ancient Ghana and Mali, Londres, Methuen, 1973.


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Crédit :
Ina. Illustration Alice Durand

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