Le transmédia : entre narration augmentée et logiques immersives

Le transmédia : entre narration augmentée et logiques immersives

Entre narration augmentée et logiques immersives, les stratégies transmédias sont la nouvelle architecture de développement des franchises dans les industries créatives. Retour sur un concept aux frontières parfois mal comprises.

Temps de lecture : 15 min

 

Les industries culturelles, et plus particulièrement les secteurs audiovisuels (Télévision et cinéma entre autres), connaissent de profondes mutations liées à la convergence des technologies et à ce qu’Henry Jenkins appelle « la convergence culturelle ». Ces deux mouvements ont favorisé l’émergence de nouvelles stratégies de production : le Cross-media, le Transmedia Storytelling (Henry Jenkins), le Deep Media (Franck Rose), le Mediamix (Mizuko Ito) sont ainsi progressivement apparus dans les paysages audiovisuels depuis les années 1990.

 

Derrière ces mots à la mode, se cachent des réalités narratives et économiques et un désir de mettre en place des stratégies créatives concurrentielles du côté de la production. Du côté des récepteurs, et en particulier des fans, le désir de se plonger dans la découverte des univers narratifs existe, tout comme l’envie de les détourner et de se les réapproprier.

 

Cet article se propose de décortiquer le phénomène du Transmedia Storytelling pour en comprendre à la fois les mécanismes et les enjeux pour les industries culturelles, et plus particulièrement ici pour les industries de la télévision et du cinéma. Nous proposerons tout d’abord un panorama des définitions que recouvre ce terme. Nous verrons ensuite comment les stratégies de production favorisent la création d’univers et de narration augmentée. Nous terminerons en expliquant en quoi les jeux en réalité alternée (Alternate Reality Game, ARG) sont des exemples immersifs et hybrides de création transmédias.

Le Transmedia Storytelling, entre extensions narratives et logiques immersives

 

Le terme « transmedia » est apparu pour la première fois en 1991 lorsque Marsha Kinder a parlé de « super systèmes commerciaux Transmedia »(1), qui faisaient référence au domaine des stratégies publicitaires. De nouvelles définitions du « Transmedia Storytelling » ont été développées et proposées depuis. Plusieurs chercheurs proposent des pistes de réflexion et des éléments terminologiques différents et complémentaires pour expliquer ce phénomène. Parmi ces prolongements, plusieurs sont notables et illustrent d’une part la diversité des approches, et d’autre part le fait que le Transmedia Storytelling se situe dans l’expérimentation non seulement du côté des pratiques mais également du côté de la conceptualisation.
 

 Le transmédia est processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. 

La contribution de Henry Jenkins à la définition du transmédia est importante et ce pour deux raisons principales. Tout d’abord, il fait du terme « transmedia » un adjectif en le rapportant à celui de « Storytelling », recentrant ainsi la notion sur la narration. Le Transmedia Storytelling va donc être une façon particulière de raconter des histoires. Il propose ensuite une définition académique, la première. Dans un article paru le 15 janvier 2003 dans la Technological Review, il constatait que les frères Wachowski avaient profité des potentialités de la convergence des technologies pour créer un ensemble de dispositifs narratifs autour de leur franchise cinématographique Matrix. La description d’un univers éclaté sur plusieurs médias (des bandes dessinées, des séries animées, des jeux vidéos, des jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs – Massively MultIplayer Online Role Playing Games,  MMORPG) a permis à Henry Jenkins de proposer une première définition du Transmedia Storytelling. Il s’agit pour lui d’un « processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée »(2). Il rajoute qu’idéalement, chaque extension sur chaque média doit pouvoir être vue séparément et constituer un point d’entrée dans l’univers.

 

 Le cross-média ne propose pas un univers enrichi mais plutôt l’adaptation d’une même histoire sur plusieurs médias. 

Le second point &a grave; relever est que le Transmedia Storytelling n’est pas exclusivement produit sur des plateformes médiatiques numériques. En effet, les bandes dessinées Matrix Comics attestent de l’importance de tous les médias dans le développement de récits et de narrations transmédiatiques. Enfin, Henry Jenkins permet de différencier le cross-média du Transmedia Storytelling. En effet, le cross-média ne propose pas un univers enrichi mais plutôt l’adaptation d’une même histoire sur plusieurs médias.

 

Dans le sillage de Henry Jenkins, Christy Dena a écrit la première thèse entièrement consacrée au phénomène du Transmedia Storytelling. Grâce à des analyses d’exemples concrets de stratégies de production transmédias, cette recherche propose une typologie intéressante des projets transmédias qui permet d’éclairer des différences majeures entre des franchises et des projets « purs ». Selon Dena, quatre conceptions de projets transmédias sont possibles. Nous en retiendrons trois ici pour l’intérêt de cet article. Les franchises se présentent comme de multiples extensions mono-média, qui permettent d’étendre la narration à partir d’une narration centrale, que Jenkins appelle un « mothership ». Les concepts transmédias sont écrits dès le départ de leur production. Je les appellerais des projets transmédias « purs ». Enfin, les projets transmédias sont constitués par plusieurs média, comme cela est le cas pour les ARG (Alternate Reality Games).


Ces définitions mettent bien l’accent sur le fait que le Transmedia Storytelling est une extension de la narration, ce que j’appelle une narration augmentée. Plusieurs principes énoncés par Henry Jenkins viennent renforcer cette impression. Il rappelle l’importance de la construction d’un univers qui va permettre de mettre en place tout un processus d’extensions narratives sur plusieurs médias. Le phénomène de sérialité atteste de la cohérence de cet univers éclaté et renforce l’idée d’une narration augmentée. Enfin, Jenkins parle des principes de continuité (les comic books Marvel et DC Comics) et de multiplicité (Pride and Prejudice and Zombies) qui permettent de renforcer la sérialité ou de voir une franchise sous un autre angle, à travers un personnage, un événement ou un lieu particulier.

 

La création d’un univers cohérent à travers des extensions apparaît donc fondamental, mais il est nécessaire qu’il soir immersif et participatif, comme l’a montré Franck Rose.

 

Celui-ci propose une terminologie et une approche différente de celle de Dena et Jenkins. Pour lui, il est plus juste de parler de Deep Media, puisque le but, avec ces stratégies, est de faire vivre une expérience immersive et participative aux récepteurs et aux fans. Cette logique immersive des stratégies transmédias replace le récepteur et le fan au centre du dispositif.

 

Les fans sont bien entendu les récepteurs les plus actifs dans ces processus transmédia. Ils vont aller chercher le contenu narratif sur les différentes plateformes médiatiques (creuser) pour le partager avec la communauté (étendre). Jason Mittel(3) a qualifié ce phénomène de « forensic fandom », comparant les fans à des archéologues fouillant les médias pour reconstituer l’univers. Ce phénomène participe également du principe d’« intelligence collective », tel qu’énoncé par Pierre Lévy.

 

 Cet ARG de fan avait tellement de succès qu’il menaçait l’ARG officiel (...). 

Les fans participent ensuite à des activités, intellectuelles ou de créations, qui viennent rajouter elles-mêmes du contenu narratif à la franchise. Jenkins parle de principe de « performance ». Pour lui, les producteurs, dans la mise en place de leur franchise, doivent laisser un espace de création aux fans. Ceux-ci vont s’en emparer et se réapproprier le texte pour créer leurs propres extensions. Les fanfictions, travail d’écriture et de réinterprétation, sont bien entendu les plus connues. Des fans peuvent aller plus loin dans leurs créations de performance et proposer tout un dispositif transmédia immersif qui permettra à la communauté des fans de prendre du plaisir ensemble. Par exemple, un fan a mis en place un ARG avant la sortie de l’adaptation de The Hunger Games. Il voulait immerger les fans dans l’univers de la franchise et leur permettre de se retrouver et de jouer autour de leur passion commune. Il a ainsi créé un site interactif requérant une inscription pour la délivrance d’un badge d’un district du Capitole, une radio Panem diffusant des informations et des indices pour le jeu, des comptes twitter et des pages Facebook pour alimenter le mystère autour de son jeu en réalité alternée. Cependant, dans ce cas précis, Lionsgate qui a distribué le film, a fait fermer cet ARG en invoquant des problèmes de propriété intellectuelle. Cet ARG de fan avait tellement de succès qu’il menaçait l’ARG officiel de Lionsgate…

 
Dans le domaine des industries culturelles, Jeff Gomez a également contribué à la définition du Transmedia Storytelling. Selon lui, le transmédia consiste en la diffusion d’un message dense au travers de différents médias. Surtout Jeff Gomez a fait rentrer le métier de producteur transmédia au sein de la Producer Guild of America. Désormais, le producteur transmédia est reconnu et légitime dans le secteur audiovisuel, il a un statut juridique et peut proposer des stratégies narratives transmédias autour d’œuvres audiovisuelles.

 

Ces approches montrent bien que, même si des caractéristiques demeurent communes, le Transmedia Storytelling, dans la pratique comme dans la définition est en pleine construction. Certains chercheurs comme Geoffroy Long ou encore Matt Hills demandent des analyses critiques de la définition de Henry Jenkins qu’ils jugent trop romantique et idéalisée.

 

Dans les faits, les secteurs audiovisuels créent des franchises transmédias. En effet, peu de projets transmédias purs existent du fait de la difficile synergie entre les différents médias et de flous économiques et juridiques qu’il est parfois compliqué de dissiper.

La création d’une narration augmentée : quelques exemples de séries télévisées

 

Les industries de la télévision et du cinéma se sont emparées des stratégies de production transmédias, en y voyant un moyen de promouvoir leurs contenus narratifs et d’attirer plus de publics vers leur franchise. Dans un environnement de plus en plus concurrentiel et connecté, la stratégie transmédias représente un moyen de lancer une franchise ou de fidéliser un public à un univers.

 

La promotion de franchise grâce aux stratégies transmédias, même si elle place ce phénomène dans une perspective marketing, n’est pas sans intérêt. L’avantage de partir d’une franchise est que la narration et les personnages sont déjà posés ; le but est alors de proposer des éléments narratifs complémentaires sur plusieurs médias, numériques ou non. De plus, elle permet de créer une communauté ainsi qu’une certaine attente et un certain plaisir de la découverte autour d’un univers narratif.

 

Le Mur de Westeros - Game of Thrones
 

Ainsi, la chaîne américaine à péage HBO a fait appel à l’agence publicitaire Campfire pour promouvoir deux de ses séries phares : True Blood et Game of Thrones. Si pour la première série, ils ont construit un jeu en réalité alternée postulant l’existence des vampires dans la vie réelle, la promotion de Game of Thrones s’est déployée sur plusieurs médias et a permis de construire un univers narratif autour de cette série d’ Heroic Fantasy. Westeros étant une pure invention de l’auteur George R.R. Martin, Campfire a décidé d’axer sa stratégie transmédia autour de la découverte de cet univers fictif à travers les cinq sens. Pour chacun des cinq sens, ils ont développé une extension sur un média afin d’immerger les fans dans Westeros et dans la narration de la série. Par exemple, pour la vue, ils ont recréé le Mur, élément essentiel de la narration de Game of Thrones, que le fan doit explorer à travers un site internet interactif. Placé dans la peau d’un gardien du Mur, il doit avertir les autres personnages de toute attaque mettant en péril Westeros. Pour l’ouïe, ils ont recréé l’auberge de la croisée des chemins dans laquelle l’usager pouvait se balader entre les tables et écouter les conversations et conspirations des personnages de la série. Pour lancer cette campagne promotionnelle, Campfire avait également envoyé à des bloggeurs influents une boîte de parfums et de flacons censés représenter les senteurs de Westeros. L’information a ainsi été relayée dans la blogosphère créant une attente et une curiosité autour de la série. Cette expérience sensorielle a permis aux fans et aux curieux de la série d’avoir un avant-goût de la série et de rendre tangible la reconnaissance de cet univers si particulier.


L’univers de la science fiction, avec sa narration complexe et ses histoires imaginées, se prête particulièrement à ces développements de narration augmentée. De plus, les séries télévisées, avec leurs nombreux hiatus entre les épisodes et entre les saisons, peuvent se permettre de prolonger leur narration sur d’autres plateformes médiatiques. Ainsi, les producteurs de Battlestar Galactica ont proposé entre les saisons 2 et 3 et entre les saisons 3 et 4 des webisodes comblant le vide temporel narratif ou se centrant sur le personnage de Gaeta qui allait être central dans la dernière saison. Les fans qui le désiraient pouvaient se rendre sur le site officiel et regarder ces courts épisodes pour comprendre qui était Gaeta et quelles avaient été les différentes actions de la résistance sur New Caprica. Cette démarche de narration augmentée a fourni des éléments de narration complémentaires aux fans tout en élargissant l’univers de la série.

 

 C’est avec la série Lost que J.J. Abrams a exploité au mieux la stratégie transmédia. 

Le producteur Jeffrey Jacobs Abrams cherche toujours à proposer des extensions narratives aux univers sériels qu’il crée. Il a, par exemple, le premier proposé un ARG autour de sa série d’espionnage Alias. Mais c’est avec la série Lost qu’il a exploité au mieux la stratégie transmédia. Celle-ci avait alors un double but : amener des éléments de réponse aux fans à travers la mise en place de contenus narratifs inédits, et entretenir l’intérêt de la communauté pendant les hiatus. Pour maintenir la cohérence avec l’univers de la série, le Transmedia Storytelling a continué à brouiller les repères temporels et la frontière entre la réalité et la fiction. Ainsi, des affiches de la compagnie aérienne Oceanic Airlines, dont le vol 815 se crashe sur l’île dans le pilot de la série, sont apparues dans les villes américaines. Cette fausse campagne publicitaire renvoyait au vrai-faux site Internet de la compagnie, qui était un des points d’entrée (Rabbit Hole) du jeu en réalité alternée Find 815. Afin d’expliquer les projets de la Fondation Hanso et les objectifs de la société Dharma Initiative, piliers narratifs de la série, les producteurs ont également proposé des documentaires présentant des scientifiques informant le public sur les projets développés ou encore diffusés, en accord avec la chaîne ABC, de vraies-fausses publicités pendant la diffusion des séries de la chaîne. Pour les téléspectateurs qui ne connaissaient pas Lost, la confusion pouvait être importante d’autant plus qu’un site Internet des deux sociétés avait été mis en ligne pour renforcer l’effet « de réalité » voulu par les producteurs. Enfin, pour proposer à la fois un espace d’échange aux fans et un espace éducatif, ils ont créé la Lost University qui propose des cours en ligne, en lien avec la narration de la série, dispensés par des professeurs de l’Université californienne de UCLA.

 

En ce qui concerne une autre série de J.J. Abrams, Fringe, la stratégie transmédia est ici différente puisque fidèle à l’univers, elle développe les personnages et se centre sur les liens affectifs ou professionnels entre eux. Par exemple, des séries de comic books viennent expliquer la rencontre et les premiers travaux scientifiques de Walter Bishop et de William Bell, augmentant la temporalité narrative de la série. Une autre série de comics se concentre sur les personnages secondaires, sur leur vie et leurs motivations. Walter est également mis en avant à travers des webisodes le montrant en train d’expliquer différentes autopsies de cas Fringe. Les fans rentraient ainsi dans des enquêtes qui n’étaient pas présentes dans les épisodes de la série, renforçant l’idée que les personnages continuent leur travail en dehors du temps limité par les épisodes.

 

Il est cependant important de préciser que le Transmedia Storytelling ne se limite pas aux univers de Fantasy ou de Science Fiction. Des sitcoms comme How I met your mother développent une narration fouillée sur des plateformes médiatiques (sites Internet, comptes twitter, blogs, livres), et des séries comme Glee profitent de leur genre hybride entre comédie musicale et drame pour proposer des extensions musicales sur Youtube, Itunes ou des tournées et des concerts.

 

Parks and Recreation, un mockumentary diffusé sur le network NBC, propose des extensions transmédia autour de la narration de ce faux documentaire. Bien entendu, la ville fictive de Pawnee possède son site Internet, permettant de suivre les différents événements organisés dans la ville, ou les réunions qui sont annoncées dans les épisodes de la série.

 

Deux personnages décident de partir en road trip de Pawnee vers le Grand Canyon. Malgré l’annonce et les préparatifs de ce voyage dans la série, le road trip n’est montré dans aucun épisode. Les producteurs ont préféré mettre en ligne une websérie centrée sur ce voyage. En quatre épisodes, les fans peuvent suivre le voyage aller et retour. Le site Internet propose également une option interactive pour les fans puisque ceux-ci peuvent poster et commenter leurs photos des lieux du voyage sur un scrapbook. Leslie Knope, le personnage principal, part en campagne électorale pour devenir le nouveau maire de la ville de Pawnee. Le site Internet de sa campagne est en ligne, qui met en avant l’interactivité avec les fans. Par exemple, les fans ont été sollicités pour choisir le poster de campagne de Leslie qui est ensuite apparu dans la série. Les meetings dont les personnages parlent dans la série mais qui ne sont pas montrés sont disponibles en vidéos sur ce site, rajoutant ainsi du contenu narratif. Enfin, Leslie a écrit un livre sur Pawnee, qui est le sujet d’un épisode entier de la sitcom. Le lendemain, ce livre, présenté comme étant écrit par le personnage Leslie Knope, était disponible à l’achat sur Amazon. Ce livre contient des rappels à des épisodes de la série mais propose également des éléments narratifs inédits.

 

Les stratégies transmédias développées autour des séries télévisées relèvent du phénomène des franchises et servent deux buts différents pour la production : promouvoir le contenu mère de la franchise, ou fidéliser les téléspectateurs par de l’immersion dans l’univers narratif. Les exemples évoqués plus haut sont représentatifs d’extensions transmédias immersives et narratives autour de contenu mère (ici, une série) qui permettra aux fans de découvrir, s’ils le souhaitent, un univers enrichi et cohérent sur d’autres plateformes médiatiques.

Les ARG, objets promotionnels hybrides

 

Parmi les stratégies transmédias promotionnelles, il en est une qui s’avère particulièrement participative et immersive : les jeux en réalité alternée. Les ARG (Alternate Reality Games) s’inscrivent dans cette volonté propre aux stratégies transmédias de brouiller la frontière entre réalité et fiction. Ces jeux sont qualifiés de « réalité alternée » parce qu’ils s’inscrivent non seulement dans l’univers diégétique de la fiction mais utilisent également le monde réel comme terrain de jeu pour se déployer. Ces jeux hybrides s’attachent à placer les joueurs dans le processus même de fiction augmentée. Dans cette « réalité cassée »(4), les joueurs se plongent dans des fictions augmentées interactives. Ils sont alors amenés à collaborer pour résoudre une énigme liée à l’univers de la fiction, de manière à la fois ludique mais également par le travail, la réflexion et la collaboration. Il apparaît impossible de jouer seul à un ARG, au vu des indices à résoudre qui requièrent des compétences intellectuelles et techniques diverses, et des lieux physiques à explorer. L’intérêt d’un tel processus transmédia est donc de former une communauté participative autour d’une franchise qui évoluera pour reconstruire l’univers éclaté qui leur est proposé par les « puppetmasters », les architectes du jeu.
 

Plusieurs éléments sont typiques des ARG et permettent de les caractériser. Afin de plonger les joueurs dans l’univers hypertexte du jeu, des points d’entrée, ou Rabbit Holes, contenant des indices sont disséminés sur plusieurs plateformes médiatiques. Ces points d’entrée vont permettre d’aspirer les joueurs dans l’univers et lancer le jeu. Ils peuvent prendre des aspects plus ou moins originaux. Par exemple, Nine Inch Nails avait décidé de créer un ARG autour de la sortie de son album Year Zero (2007). Lors d’un concert à Lisbonne, ils avaient laissé une clé USB dans les toilettes de la salle de concert avec des dossiers cryptés à déchiffrer qui renvoyaient à plusieurs sites Internet créés pour l’occasion.

 

Ensuite, les ARG sont construits autour d’une timeline bien établie qui est garante du bon développement du jeu et de la progression des joueurs. Cette timeline, cet emploi du temps de l’ARG, varie entre quelques semaines (les ARG de Lost entre les saisons) et plusieurs mois (l’ARG Why so serious a duré un an).

 

Le premier ARG « officiel », reconnu comme tel, est sans doute The Beast, créé pour promouvoir le film de Steven Spielberg Intelligence Artificielle. Parmi les points d’entrée, la mention dans les crédits du film de Jeanine Sella, thérapeute pour robot. Lorsque les plus curieux recherchaient ce nom sur google, ils tombaient sur son blog et comprenaient qu’elle enquêtait sur la mort de son ami Evan Chan. 666 éléments avaient été créés pour ce jeu en réalité alterné parmi lesquels des blogs, des sites Internet, des codes cryptés, des lieux à aller visiter.

 

 Capture d'écran de l'ARG Why so serious ?
 

Parmi les ARG les plus connus, Why so serious ? a contribué à la reconnaissance de cette forme de marketing viral. Cet ARG autour du film The Dark Knight aura duré un an et plongé les joueurs dans les méandres de Gotham City. Les joueurs devaient choisir un camp, celui du Joker, l’ennemi de Batman, ou celui de Harvey Dent, le procureur de Gotham City. Plusieurs Rabbit Holes ont été disséminés dans des sites Internet ou dans le monde réel. Ainsi lors de Comic Con, un avion a laissé dans son sillage un numéro de téléphone du Joker qui demandait à ses recrues de se grimer et d’envoyer leurs photos sur un site Internet communautaire. Parmi les autres actions originales du jeu, les joueurs ont du se rendre dans des pâtisseries new yorkaises après avoir récupéré des coordonnées géographiques et un mot de passe pour acheter un gâteau contenant un Kit du Joker avec téléphone portable, carte de jeu, adresse d’un nouveau site Internet à visiter. Toute la ville de Gotham City avait été recréée virtuellement, les services de police, les transports, la mairie, le département de Justice, les pâtisseries et pizzerias possédant tous un site Internet avec des indices importants à décoder et à partager avec les autres joueurs. 10 millions de personnes dans 75 pays ont à un moment donné de la durée du jeu visité un site appartenant à l’architecture hypertexte de Why so serious ?. Et le film The Dark Knight a réalisé la troisième meilleure performance au box-office lors du premier week-end d’exploitation aux USA.

 

Aujourd’hui, les producteurs et distributeurs de blockbusters consacrent une grande part de leur budget marketing aux ARG. The Amazing Spiderman, The Dark Knight Rises, The Hunger Games, Promotheus proposent tous des jeux en réalité alternée qui provoquent la curiosité et regroupent une communauté de fans autour d’un même but.

Le Transmedia Storytelling, un work-in-progress

 

Plusieurs facteurs sociologiques ou économiques ont contribué à une plus grande visibilité du Transmedia Storytelling. Tout d’abord, l’usage et l’appropriation des nouvelles technologies dans les pratiques de production a permis de faire éclore le phénomène en proposant des extensions numériques interactives et participatives. Ensuite, la grande concurrence dans les secteurs audiovisuels a contribué à l’émergence de narrations de plus en plus complexes et engageantes. Enfin, la légitimité des pratiques de fans et de la culture geek a favorisé la mise en place d’extensions transmédias, relayées, analysées et réappropriées par ces gatekeepers.

 

Cependant, à travers ces définitions et ces exemples caractéristiques des industries culturelles audiovisuelles actuelles, nous comprenons que le Transmedia Storytelling est un phénomène en pleine expérimentation. Le Transmedia Storytelling nécessite la mise en place d’exemples pratiques complexes et une critique de la définition pour l’affiner.
 

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Crédits photos :

- Image principale : Lost / ABC

- The Wall : GOTsfile / flickr

- Capture d’écran de l’ARG Why so serious ?

Références

 

Christy DENA, Transmedia practice : theorising the practice of expressing a fictional world across distinct media and environments, Thèse de doctorat, 2009.
 

Henry JENKINS, « Why the Matrix matters », Technology review, 2003.
 

Henry JENKINS, Convergence culture. Where old and new media collide, NYU Press, 2006.
 

Jane McGONIGAL, Reality is broken. Why games make us better and how they can change the world, Jonathan Cape, 2011.
 

Jason MITTEL, « Sites of participation: Wiki fandom and the case of Lostpedia », Transformative works and cultures, vol.3, 2009.
 

Frank ROSE, The art of immersion. How the digital generation is remaking Hollywood, Madison Avenue and the way we tell stories, W.W. Norton, 2011.

 

(1)

Marsha KINDER, Playing with Power in Movies, Television and video Games : From Muppet Babies to Teenage Mutant Ninja Turtles, University of California Press, 1991. 

 

(2)

Henry JENKINS, Convergence culture. Where old and new media collide, NYU Press, 2006. 

 

(3)

Jason MITTEL, « Sites of participation: Wiki fandom and the case of Lostpedia », Transformative works and cultures, vol.3, 2009. 

 

(4)

Jane McGONIGAL, Reality is broken. Why games make us better and how they can change the world, Jonathan Cape, 2011. 

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