Le free-to-play, une opportunité pour l’industrie du jeu-vidéo ?

Le free-to-play, une opportunité pour l’industrie du jeu-vidéo ?

Le jeu vidéo le plus joué au monde, League of Legends, est un free-to-play, un titre en accès gratuit. Ce marché lucratif attire des géants de l’industrie tels que Nintendo ou Ubisoft. Pour autant, le concept ne fait pas l’unanimité. Le free-to-play, risque ou opportunité pour le jeu vidéo ?

Temps de lecture : 9 min

 

Début février, une nouvelle chamboule le petit monde des fans de Nintendo. Le géant du jeu vidéo donne désormais accès gratuitement à une de ses licences les plus connues : Pokémon. Le nouveau titre de la Nintendo 3DS, Pokémon Shuffle, est un free-to-play, un jeu utilisable en partie gratuitement. Ce modèle économique en pleine croissance séduit les plus gros acteurs de l’industrie du jeu vidéo. D’après le cabinet d’études Distimo, 79 % des revenus générés par les magasins d’applications d’Apple et de Google proviennent d’applications free-to-play. Dans le domaine du MMORPG (massively multiplayer online role-playing game), ces jeux de rôles où des millions de joueurs s’affrontent en ligne, même constat : sur tous les continents, les revenus des MMORPG en partie gratuits dépassent les revenus des titres totalement payants.
 
Le modèle du free-to-play ne fait pas pour autant de miracles économiques. En avril 2015, Electronic Arts ferme quatre de ses titres PC en accès gratuit, faute d’avoir trouvé une communauté suffisamment active. Un jeu free-to-play est en réalité bien plus dépendant de ses joueurs qu’un opus payant. Seuls 5 à 10 % des joueurs finissent par acheter du contenu complémentaire à l’offre gratuite, obligeant les éditeurs à attirer une grande masse d’utilisateurs. De plus, le principe du free-to-play n’est pas encore accepté par les joueurs les plus chevronnés, à cause de considérations éthiques. Richard Bartle, chercheur pionnier des jeux en ligne, estime même le concept voué à s’éteindre. Est-ce que le modèle du free-to-play représente vraiment une opportunité pour l’industrie vidéoludique ? Quels sont les risques induits par une telle stratégie ?

Le public du free-to-play : nouveau, large, mais bientôt saturé

 

Si le jeu vidéo le plus joué au monde, League of Legends, est un free-to-play ce n’est pas par hasard. Ce titre phare compte 70 millions de joueurs en 2015, dont 12 millions se connectent au moins une fois par jour. En supprimant la barrière d’accès du prix, le free-to-play permet de toucher un public très large. Alors que les jeux traditionnels concentrent principalement les joueurs les plus chevronnés, surnommés les hardcore gamers par le milieu, les jeux free-to-play attirent un public inédit : les joueurs occasionnels, dit casual gamers. Ce type de joueur n’est pas habitué à l’univers des jeux vidéo et représente donc la majorité de la population. Là réside tout l’intérêt des éditeurs pour cette typologie d’utilisateurs.

 

Image promotionnelle du jeu 94 secondes sur iPhone (Scimob)
 
« À l’origine, le free-to-play a permis au jeu vidéo de toucher les casual gamers. Ce sont des personnes qui habituellement ne jouent pas, mais se montrent prêtes à commencer si le jeu est gratuit. » clarifie Jean-Baptise Fleury, directeur marketing à Kobojo, une société qui développe des jeux de rôle en ligne dédiés aux appareils mobiles. En effet, contrairement aux hardcore gamers, cette partie de la population ne possède pas de budget réservé à l’achat de jeux vidéo, d’où l’efficacité de l’argument de la gratuité. « Tout dépend de la cible du jeu. Par exemple, notre free-to-play Transformice s’adresse à un public déjà habitué à jouer », nuance tout de même Mélanie Christin, fondatrice de l’Atelier 801, l’éditeur du jeu vidéo en ligne multijoueur gratuit : Transformice. La gratuité ne suffit pas à toucher les joueurs les moins chevronnés, il faut les cibler dès la conception du jeu. La cible des casual gamers  possède en effet ses spécificités et n’intéresse pas tous les développeurs. « La plupart des casual gamers ne sont pas loyaux à une marque. Par exemple, les joueurs de Farmville ne s’intéressent pas autres jeux de son studio, Zynga. Cela rend difficile la survie des studios de développement, puisque chaque consommateur gagné doit être de nouveau conquis pour un prochain jeu.” regrette Thomas Henshell, ancien concepteur de jeux sur mobile, dans une tribune sur Gamasutra.
 
Difficile de gagner à chaque coup le cœur de ce public infidèle. Le marché du jeu free-to-play rencontre la même problématique que la presse en ligne : aujourd’hui, ce qui se monnaie, c’est l’attention. Avec l’explosion des offres gratuites, la gratuité ne suffit plus à attirer les joueurs. Les acteurs du marché, de plus en plus nombreux, doivent se partager un marché qui arrive bientôt à saturation.   
 
Mais les studios de développement ne se sont pas contentés d’élargir leur cible marketing grâce au free-to-play, ils ont également conquis de nouveaux marchés, à l’international. « Avec notre version free-to-play de Just Dance, Just Dance Now, nous sommes allés chercher des joueurs en Inde, en Chine ou en Russie. », explique Jason Altman, producteur exécutif chez Ubisoft, à l’assemblée de la WebGame Conférence 2015. Le studio 343 Industries a suivi le même chemin en créant une version gratuite d’une de ses licences phares, Halo, à destination de la Russie : Halo Online, les Russes étant très friands de free-to-play.

Le free-to-play tiraillé entre innovation économique et considérations éthiques

 

Une start-up française, Scimob, a connu récemment une croissance fulgurante sur le marché du jeu mobile. Son jeu, 94 pourcents, a été téléchargé 15 millions de fois en quelques mois. « Mes amis me disaient que je devais être riche avec tous ces téléchargements. Sauf qu’il ne suffit pas d’avoir des millions de téléchargements pour être rentable. » déclare Benjamin Faure, directeur marketing de Scimob, à l’assistance de la Web Game Conference 2015. En effet, après avoir attiré des millions de joueurs grâce à l’argument de la gratuité, il faut encore réussir à les monétiser. « Ne faites pas payer les gens pour qu'ils s'amusent. Amusez les gens pour qu'ils payent. » conseille Jamie Cheng, fondatrice de Klei Entertainment, studio canadien de développement de jeux télécharcheables.
 
Le free-to-play a permis à l’industrie du jeu vidéo de trouver de nouveaux modes de monétisation. Pour cela, les studios de développement peuvent compter sur trois principaux leviers. Tout d’abord, comme la presse gratuite, les free-to-play possèdent d’assez grosses audiences pour intéresser les annonceurs. Leurs mises à jour très régulières permettent de renouveler régulièrement les encarts publicitaires. Bien souvent joués en ligne, ces titres gratuits récoltent quotidiennement des données sur leurs utilisateurs et peuvent ainsi proposer aux marques des publicités personnalisées, bien plus lucratives. Autre levier comparable à ceux utilisés par la presse en ligne, le modèle du freemium. Dans ce modèle économique, une partie du jeu seulement est gratuite, le joueur devra payer pour obtenir des fonctions ou des niveaux de jeu supplémentaires. Par exemple, en prenant un abonnement au célèbre MMORPG d’Ankama, Dofus, l’utilisateur aura accès à l’ensemble des terrains de jeu. Mais le levier le plus inédit sur lequel peut s’appuyer le free-to-play, c’est la vente de biens virtuels. Grâce à un système de micro-paiement, les joueurs peuvent acheter tenues, armes et autres accessoires à leur personnage, afin de se différencier des autres utilisateurs. Dans League of Legends, les utilisateurs peuvent donner de nouvelles apparences à leurs avatars en échange de quelques euros.
 

Interface d'équipement du jeu Zodiac (Kobojo)
 
Grâce à ces trois leviers de monétisation, un jeu free-to-play peut multiplier ses sources de revenus, là où un jeu traditionnel ne peut compter que sur ses ventes. Cependant, l’arrivée de ces modes de rémunération novateurs dans le milieu du jeu vidéo a également créé plusieurs polémiques. 90 à 95 % des joueurs ne dépenseront jamais un centime dans un jeu gratuit. La vente de biens virtuels ne reposent ainsi que sur quelques gros acheteurs, surnommés affectueusement whales (baleines) par le milieu. « C’est un modèle économique où une partie infime des joueurs peuvent perdre totalement le contrôle d’eux-mêmes et ruiner leur vie. », s’alarme Mike Rose, journaliste pour Gamasutra. Si certains joueurs se retrouvent à dépenser leur argent démesurément, c’est parce que les motivations d’achat de ces objets virtuels reposent principalement sur la psychologie. Par exemple, l’esprit de compétition accru au sein des MMORPG peut donner envie au joueur d’acquérir des armes plus puissantes pour terrasser ses concurrents et dominer à coup sûr le monde virtuel offert par le jeu. Les concepteurs d’un free-to-play peuvent également créer de la frustration chez l’utilisateur, en rendant par exemple sa progression très lente, ou en le menaçant de lui faire perdre ses gains, pour le pousser à dépenser de l’argent.
 
Les directions marketing cherchent également à embrouiller le joueur pour l’amener à dépenser plus d’argent, en créant par exemple une monnaie virtuelle interne au jeu. « Les recherches ont montré que placer une monnaie virtuelle entre le consommateur et l’argent réel, comme des joyaux, rend le consommateur moins apte à jauger la valeur d’une transaction. », explique Ramin Shokrizade, économiste à Wargaming America. Ainsi, dans Pokémon Shuffle, pour acheter des vies ou des pouvoirs supplémentaires, il faut d’abord acquérir des joyaux avec son argent réel. Cela permet notamment à l’utilisateur de passer le moins de fois possible par l’interface de micro-paiement, puisqu’il peut acheter des joyaux par paquets de 12, 35 ou 75. Toutes ces techniques, peu éthiques, marchent particulièrement bien sur les enfants.
 
La publicité, quant à elle, peut nuire à l’expérience utilisateur et fragiliser l’image de marque d’un studio. « Avec la publicité, tu peux perdre des utilisateurs. Sans parler des bugs que son intégration peut causer… », estime Benjamin Faure. Dans son jeu, 94 secondes, il recourt plutôt au native advertising, des publicités en rapport direct avec le sujet du jeu, pour qu’elles paraissent plus naturelles aux yeux du public. Le directeur marketing de Scimob a également trouvé d’autres astuces pour faire accepter les encarts publicitaires à ses utilisateurs. « Nous avons mis en place un système de publicités récompensées : lorsqu’un joueur visionne la vidéo d’un annonceur, il reçoit en échange des coins (NDLR : la monnaie virtuelle du jeu 94 secondes). », ajoute-t-il, soucieux d’allier expérience utilisateur et rentabilité. Et c’est là l’une des grandes opportunités permises par le free-to-play : pousser les studios à innover économiquement, à trouver des solutions pour se rentabiliser, tout en conservant les valeurs propres à leur entreprise.

Le free-to-play, un renouvellement dans l’art de concevoir un jeu vidéo

Traditionnellement, créer un jeu vidéo demande de lourds moyens financiers, freinant ainsi le développement de nouveaux studios ou l’audace des acteurs déjà installés. Avec de tels investissements, les éditeurs préfèrent rester sur des licences et genres à succès, plutôt que se lancer dans des concepts novateurs dont la rentabilité est incertaine. Le free-to-play a renversé cette tendance, amenant de nouveaux acteurs sur le marché et incitant ces derniers à innover. « Aujourd’hui, si on demande au consommateur de payer 70 euros en magasin pour un CD de jeu, il faut que celui-ci propose au moins 20 à 25 heures d’aventure intéressante, ce qui demande beaucoup d’investissements. Or, le free-to-play permet de démarrer avec moins d’argent, car il est tout à fait possible de lancer son jeu sans avoir fini son développement. Par contre, il faut continuer à trouver des fonds pour développer la suite de l’expérience. », explique Jean-Baptise Fleury, directeur marketing à Kobojo. « Pour vendre un jeu payant, il faut un excellent produit ou une marque célèbre. », confirme Benjamin Faure pour Scimob. En suppriment les barrières à l’entrée du marché, le free-to-play a entrainé la création d’une kyrielle de nouveaux studios. Dans cette pléthore d’offres gratuites, seules l’originalité et la qualité de l’expérience utilisateur permettent à un jeu de se démarquer et de toucher son public.

Pour offrir la meilleure aventure possible à leurs utilisateurs, les éditeurs recourent à de nouveaux modes de conception. Ainsi, l’exploitation des big data est devenue l’un des enjeux au cœur du développement d’un free-to-play. « La vie d’un free-to-play débute vraiment à son lancement. Lorsque les utilisateurs commencent à y jouer, nous sommes capables de suivre précisément ce qu’ils font dans le jeu, via des statistiques. Les joueurs ont-ils terminé tous les niveaux ? Toutes les parties du jeu sont-elles utilisées ? Est-ce que le jeu est trop facile, trop difficile ? Nous brassons quotidiennement toutes ces informations pour améliorer l’expérience utilisateur lors de la prochaine mise à jour. Dans le modèle classique, l’itération est de 2 à 3 ans, par exemple Ubisoft se sert de ses données pour améliorer son prochain Assassin’s Creed. Alors qu’à Kobojo, nous pouvons nous adapter dès la semaine suivante ! Le free-to-play a amené une étape supplémentaire dans la compréhension de l’expérience utilisateur. », narre Jean-Baptise Fleury.
 

 
Système d'objectifs du jeu Zodiac (Kobojo)

La prise en considération de ces données et des méthodes de monétisation a considérablement changé le travail de ceux qui conçoivent les mécanismes d’un jeu vidéo, les game designers. Aujourd’hui, la stratégie marketing d’un titre gratuit ne s’arrête pas à sa promotion ; dans un free-to-play, équipes commerciale et créative travaillent de concert. Certains créateurs apprécient mal cette relation floue, estimant que les considérations marketing limitent leur créativité. « En étant aussi obsédés par les statistiques, nous avons commencé à supprimer la dimension artistique des jeux vidéo. », désapprouve Jeremy Alessi, créateur indépendant. Le problème c’est qu’en s’appuyant uniquement sur des aspects mathématiques et commerciaux pour développer les jeux vidéo, ces derniers risquent de perdre leur saveur et de finir par tous se ressembler. « On retrouve toujours les mêmes mécaniques dans le free-to-play. », se désole Mélanie Christin, créatrice du jeu Transformice.
 
Pourtant, certains game designers voient le free-to-play comme un nouveau challenge en termes de création. D’une part, les créateurs doivent construire un jeu qui satisfait immédiatement l’utilisateur pour l’empêcher d’aller regarder la ribambelle d’autres offres ludiques gratuites sur le marché. Quand, d’autre part, un tel jeu nécessite une longue durée de vie pour atteindre la rentabilité, obligeant les game designers à penser le jeu en termes de courtes sessions régulières. La création d’une communauté active - nécessaire à la rentabilité - dépend en partie de leur capacité à engager les joueurs autour d’un univers immersif et à créer des interactions fortes entre ces derniers. « Tous ces challenges font du free-to-play le modèle le plus excitant où travailler en tant que game designer, mais il représente également un obstacle. Non seulement, il limite le choix du genre du jeu [NDLR : tous les types de jeux ne fonctionnent pas avec le modèle du free-to-play] et augmente le temps production par sa complexité. » résume Will Luton, consultant en game design.

Le free-to-play donne l’opportunité d’innover à l’univers du jeu vidéo, à condition que ceux qui y travaillent mesurent les risques de ce type de monétisation en termes de considérations éthiques et artistiques. Le modèle payant s’inspire déjà des avancées du modèle gratuit, en proposant par exemple l’achat de biens virtuels pour compléter ses revenus ou en reprenant les méthodes d’analyse des big data utilisées dans le free-to-play. « Ce qui est génial avec le free-to-play, c’est que ça a permis d’ouvrir une nouvelle façon de consommer et de magnifier certains marchés. Les deux modèles continueront à exister, à évoluer et à s’enrichir mutuellement. », estime Jean-Baptise Fleury.  

 
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Crédits photos :
Capture d'écran du jeu League of Legends. Riot Games
Capture d'écran du jeu 94 secondes. Scimob
Capture d'écran du jeu Zodiac. Kobojo
Capture d'écran du jeu Zodiac. Kobojo

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