Digital labor : une exploitation sans aliénation

Digital labor : une exploitation sans aliénation

La notion de digital labor connaît un grand succès. Pourtant, les constats sur la mise au travail généralisée des internautes ne font pas théorie. L’exploitation du travail des internautes s’inscrit en fait dans une sorte de nouveau contrat social entre les plateformes et les usagers.

Temps de lecture : 6 min

L’étonnant succès que rencontre aujourd’hui la notion de digital labor est le témoin des incertitudes pratiques dans lesquelles nous plongent les nouvelles réalités numériques. Pour beaucoup de ceux qui la manipulent, elle consiste à requalifier sur un air transgressif chaque activité numérique en révélant à ceux qui s’y livrent : « Vous croyez faire X, mais en fait vous travaillez pour Y ». Écrire sur Wikipédia, cliquer sur lien, décoder un captcha, partager ses photos sur Internet, échanger des blagues avec ses amis sur les réseaux sociaux, etc., plus rien n’échappe à l’extraction de valeur par les plateformes. Élargissant systématiquement son champ d’application à la quasi-totalité des gestes déployés devant une interface numérique, la formule se présente comme un rite de désenvoûtement, une potion un peu amère et sans illusion qui se vide très vite de sa valeur subversive. Car, nous découvrir « travailler pour » ne nous décourage en rien de continuer à user des réseaux numériques ; il n’est d’ailleurs pas rare – misère de la critique – que les promoteurs du digital labor profitent activement des usines laborieuses du capitalisme numérique pour promouvoir leur thèse et voir les exploités la rendre populaire sur leur lieu de travail.

La théorie impuissante à expliquer la mise au travail des internautes

La notion de digital labor doit son succès au fait que – brusque changement de climat –après avoir été investi de promesses d’émancipation inconsidérées, le web doit désormais être critiqué. Massifié, marchandisé, surveillé et manipulé par les algorithmes, les mondes numériques seraient devenus un sujet d’inquiétude, un vecteur de pathologies et une source de profit. À l’insouciance juvénile des enthousiasmes pionniers, il faudrait désormais substituer une méfiance hostile et remobiliser des paradigmes critiques globaux et totalisants pour analyser les transformations du web.

 

 Le digital labor décrit un mécanisme d’exploitation sans vraiment se prononcer sur la forme d’aliénation qui viendrait expliquer la motivation des internautes et la méconnaissance de leur servitude 

Lister dans leurs plus infimes détails les gestes numériques dont les plateformes extraient une valorisation financière pour les qualifier de « travail » suffit sans doute à nourrir en chacun le sentiment que plus rien n’est gratuit et que le web est désormais le champ de forces économiques gloutonnes. Mais il est étonnant d’observer que cette collection proprement interminable de constats soit impuissante à formuler la théorie qui permettrait d’expliquer cette mise au travail généralisé des internautes. Le digital labor décrit un mécanisme d’exploitation sans vraiment se prononcer sur la forme d’aliénation ou le principe de domination qui viendrait expliquer ensemble la motivation des internautes et la méconnaissance de leur servitude. Le plus souvent, la théorie rend les armes et s’essouffle en oxymores. Il s’agirait d’une exploitation heureuse, sans aliénation, un travail sans contrat ni donneur d’ordre, un labeur qui n’arrache pas le travailleur à son produit, des employés qui n’en faisant qu’à leur tête enrichissent leur maitre. Du point de vue de l’analyse économique, il ne fait pas de doute que le digital labor propose une très pertinente description d’un modèle d’affaire qui, sans être entièrement nouveau, caractérise le circuit de la valeur dans l’économie numérique. En revanche, pour les sociologues, cette réduction de l’activité des internautes à un « travail » ne permet ni de décrire ni d’expliquer les ressorts sociaux, culturels ou politiques de leur servitude joyeuse. Aussi voudrait-on profiter de cette aporie pour discuter le genre d’appuis théoriques qui pourrait aider à mieux concevoir une critique de nos expériences des mondes numériques.

Bien avant que le label digital labor ne s’impose, les approches du capitalisme cognitif avaient analysé avec subtilité la manière dont la « bioproduction » des internautes était mise à profit par les grandes plateformes numériques (1). L’originalité de ces travaux étaient de montrer, notamment à travers la notion d’« externalités positives », comment le travail vivant de la multitude (langage, échanges, affects, coopération, créativité, etc.) était extérieur à la dynamique de captation de la valeur par les industries numériques, celles-ci fonctionnant sur le modèle de la rente parasite venant aspirer les forces créatives de la société. En requalifiant le « travail vivant » en « travail gratuit », le risque que présentent certaines interprétations actuelles du digital labor est de perdre l’originalité d’une approche qui s’attachait à montrer que c’était le capitalisme lui-même qui s’était transformé en devenant « cognitif ». De plus en plus, la critique de l’économie numérique ramène sur le devant de la scène un ensemble d’analyses relevant de l’analyse du capitalisme fordiste, comme en témoignent les références constantes à l’emploi industriel (rémunération, condition de travail, « ouvrier du service », prix unitaire de la valeur des contributions, etc.). Les pratiques numériques ne sont plus extérieures au capital qui les exploite, mais deviennent les produits d’un processus d’exploitation généralisé au sein de la grande usine digitale. Plutôt que d’être attentif à la diversité des articulations entre pratiques sociales et modèle d’affaire, le débat actuel sur le digital labor contribue à tout internaliser en passant par-dessus les frontières entre activités salariées et de loisir, entre activité implicite et explicite, entre temps de vie et temps de travail, etc.

Un nouveau contrat social entre la société des individus et les plateformes

Il me semble pourtant important de défendre l’idée d’une extériorité des pratiques numériques au mécanisme qui les exploite si l’on veut mettre en perspective l’originalité des formes de domination qui rendent possible cette exploitation. Beaucoup de travaux scrutent la manière dont les grands acteurs du web mettent en œuvre des mécanismes de contrôle, de manipulation, de domestication, de disciplinarisation ou d’assujettissement, en espérant que ces explications puissent donner aux internautes l’envie de se révolter contre leur exploiteur. Pourtant, le type de gouvernementalité qu’imposent les technologies numériques ne se laisse plus décrire dans le vocabulaire du couple contrôle/discipline, mais dans un autre format qu’il faudrait appeler environnement/utilité, comme le proposait Michel Foucault dans l’analyse du néolibéralisme qu’il a effectuée dans le cours au Collège de France de 1979, Naissance de la biopolitique. La forme de pouvoir qu’installe le néolibéralisme, cette nouvelle « conduite des conduites », est un mode de gouvernement qui produit l’autonomie et la liberté des sujets. Il gouverne par « une tolérance accordée aux individus, aux pratiques minoritaires », déploie son « action non pas sur les joueurs du jeu, mais sur les règles du jeu », et doit être compris comme une « intervention qui ne serait pas du type de l’assujettissement interne des individus mais une intervention de type environnementale » (2).
 

 

 La société des individus déplie de nouvelles capacités d’agir dans l’architecture des plateformes des GAFA  

Le diagnostic auquel invite cette perspective est le constat d’une alliance de plus en plus étroite entre les plateformes de l’économie numérique et la société des individus, un nouveau contrat social qui déplace, court-circuite et érode les mécanismes de confiance et de loyauté adressés à la régulation de l’État, aux formes marchandes de l’économie industrielle et, plus généralement, aux techniques de représentation traditionnelles (médias, associations, syndicats, partis, etc.). De plus en plus – et avec une adhésion qui ne se laisse pas desceller par la connaissance des risques pris dans ce nouveau pacte, notamment en terme de vie privée –, la société des individus déplie de nouvelles capacités d’agir dans l’architecture des plateformes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

Une nouvelle forme de gouvernementalité par l’environnement

« Comment ne pas être trop gouvernés ? » demandait Michel Foucault. La réponse du capitalisme numérique est d’installer une architecture de choix pour les ingouvernables, un espace d’opportunités permettant à chacun d’explorer de nouvelles possibilités d’activités sans que celles-ci ne soient prescrites, disciplinées ou commandées. Comme le soulignait Michel Foucault, ce qui définit cette forme de gouvernementalité, c’est-à-dire de « conduite des conduites », par l’environnement, c’est que la seule caractéristique du point de contact entre les motivations des individus et l’architecture dans laquelle ils les déploient est un rapport d’utilité. Toute réflexion qui voudrait engager une critique des nouvelles formes prises par l’expérience numérique devrait commencer par interroger le nœud utilitariste qui permet aux plateformes d’attacher le désir d’émancipation des individus à leurs dispositifs procéduraux. Utilité économique pour les architectes des environnements numériques, mais aussi utilité pour les praticiens des services (personnalisation, repérage cognitif, praticité, réduction des prix, simplification des transactions, etc.).

On le sait, sans jamais lui prêter l’attention théorique qu’elle mérite : ce qui attache les usagers aux plateformes qui les exploitent sans les aliéner, c’est que le service qu’elles rendent est utile et que, dans nos sociétés, cette utilité ne peut guère être négociée ni sacrifiée. Ceux, par exemple, qui s’émeuvent de la personnalisation algorithmique sont souvent ceux dont la vie, de mille et une manière, est soutenue par des activités de services, des exigences et des habitudes qui règlent « par défaut » l’environnement sur leur style de vie. Comme le souligne Cas Sunstein, il existe une inégalité sociale peu perçue entre ceux dont la vie est soumise à l’exigence continue de faire de « petits choix » de subsistance et ceux qui ont suffisamment de ressources pour personnaliser « par défaut » leur environnement afin de se réserver le privilège libéral de faire de « grands choix » (3).

Les GAFA maximisent l’utilité économique des activités de ceux dont les projets trouvent une utilité pratique à l’utilisation de leur plateforme. Aussi n’ont-elles de cesse de chercher à enfermer l’utilité dans leur architecture en s’attachant à répondre à l’expérience et aux attentes de leurs utilisateurs. Les industries numériques cherchent beaucoup moins à domestiquer, à contrôler ou à formater leurs utilisateurs qu’à orchestrer les nouvelles utilités qui ne cessent d’apparaître avec l’intensification et l’individualisation des formes de la vie sociale (accélération temporelle et désynchronisation des rythmes sociaux, multiplication et interdépendance des activités, enrichissement des expériences, accroissement de la mobilité, diversification des cycles de vie, etc.). Ces transformations sociales sont sans doute la racine la plus profonde de l’adhérence que les plateformes exercent sur les formes contemporaines de la vie sociale. Et il faut bien constater qu’il est sans doute vain, et peu efficace, de penser défaire ces attachements à partir d’argument moraux ou économiques sur l’exploitation du travail des internautes.

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Crédits photo :
- Facebook Messenger app camera, Kalis Dambrans, Flickr

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