Coproduire en Europe, solution économique ou choix artistique ?

Le moteur d’une coproduction est-il seulement fiscal, ou peut-il être aussi artistique ? Est-il possible de réussir cinématographiquement une coproduction ?
Temps de lecture : 8 min

Si L’Auberge espagnole ou Les Mystères de Lisbonne sont des coproductions bien connues et constituent deux bornes identifiées du cinéma européen, qui sait que La Vie d’Adèle, lauréat de la Palme d’or en 2013, est une coproduction franco-belge-espagnole, réunissant les producteurs Quat’Sous Films, Wild Bunch, Vertigo Films, le tax shelter SCOPE Pictures, la RTBF, France 2 Cinéma  et EURIMAGES ? Le film d’Abdellatif Kechiche, à l’image d’un nombre croissant de films européens, est discrètement international.
 
Il existe pourtant une longue tradition de coproductions cinématographiques en Europe. Depuis les coproductions franco-italiennes des années 60 (Le Guépard de Visconti, coproduit par Titanus et Pathé Cinéma) jusqu’aux coproductions germano-américano-britanniques des années 2000 (Anonymous de Emmerich, coproduit par Anonymous Pictures, Studio Babelsberg et Columbia), les multiples relations nouées entre producteurs européens tissent un réseau dense de coproductions cinématographiques sur le vieux continent.
 
On entend par coproduction la collaboration de plusieurs producteurs, passant par l’association de leurs ressources (financières, humaines ou matérielles) et la répartition des risques, en vue de produire une œuvre cinématographique ou un produit audiovisuel. Les producteurs délégués endossent la responsabilité juridique et économique de la production et en détiennent la propriété intellectuelle, tandis que le producteur exécutif se charge de la fabrication du produit. Il peut également y avoir de simples coproducteurs financiers, qui ne détiennent pas la propriété intellectuelle du film produit. Les détails de la coproduction sont fixés par des contrats entre les parties, dont les conditions sont très variables, et qui sont encadrés par des accords internationaux établis entre les pays concernés : les traités bilatéraux (45 traités de coproductions en France, 18 en Allemagne, 17 Espagne, 13 UK) facilitent l’accès aux systèmes de subventions nationaux et à la binationalité, tandis qu’une convention européenne sur la coproduction cinématographique issue du Conseil de l’Europe encadre le tout.
 
La coproduction internationale soulève naturellement la question de la nationalité d’un film, caractéristique souvent peu pertinente artistiquement mais néanmoins essentielle économiquement car permettant au projet de prétendre aux systèmes d’aide nationaux et d’entrer dans les quotas des chaînes de télévision nationales. La binationalité (ou la multinationalité) d’un film est un avantage juridique qui génère des avantages économiques directs (financement) et indirects (box-office). Les coproductions peuvent être bilatérales ou multilatérales, et peuvent évidemment intégrer des partenaires non européens.
 
Dès lors, le moteur d’une coproduction est-il seulement fiscal, ou peut-il être aussi artistique ? Est-il possible de réussir cinématographiquement une coproduction ? À quelles conditions ? 

Quelques axes de coproduction en Europe

 En Europe, le marché fragmenté du cinéma conduit les producteurs à privilégier les marchés nationaux (langue, culture…) pour une majorité de films, et adaptent l’économie de la production à la taille du marché. En 2012, les plus gros producteurs sont ainsi la France, l’Allemagne, l’Italie et la Grande Bretagne avec respectivement 279, 154, 134 et 103 films produits dans l’année (dont les coproductions). Si l’on cherche à dessiner les principales lignes de force de la coproduction en Europe, on ne peut que constater la grande diversité des partenariats établis. En France, par exemple, sur 279 films produits en 2012, 129 sont des coproductions (avec 37 pays différents), dont 70 à majorité étrangère. Le voisinage et la proximité linguistique jouent, mais ne sont pas des critères discriminants. On peut remarquer deux axes particulièrement actifs : l’axe franco-belge et l’axe germano-britannique. 

D’après le CNC, pour les films d’initiative française, la Belgique est le partenaire privilégié avec 35 films, suivi par le Luxembourg (9 films). Pour les films à majorité étrangère, le premier partenaire est l’Allemagne avec 18 films, puis viennent l’Italie (14 films), la Belgique (11 films) et l’Espagne (8 films). Le premier pays hors UE en termes de coproduction est la Turquie, avec 3 films coproduits en 2012. Il existe aussi des coproductions financières bilatérales (sans apport artistique et technique du pays minoritaire), encadrées par des accords signés par la France avec l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni : on compte 17 coproductions de ce type en 2012, dont 12 avec l’Italie. Enfin, des coproductions françaises réunissant au moins 3 pays de l’Union dans le cadre de la Convention européenne sur la coproduction (signée en 2002) sont au nombre de 44 (sur les 129 coproductions agréées).
 
La politique incitative menée par l’Allemagne, couplée au dynamisme des studios Babelsberg et Bavaria, attire de nombreux projets anglo-saxons souvent coproduits avec le Royaume-Uni et les États-Unis. C’est le cas par exemple de The Ghost Writer (Polanski), Three Musketeers 3D (Anderson), Anonymous (Emmerich) ou encore Carnage (Polanski)…. Cet axe est amené à se renforcer sous l’impulsion de StudioCanal, dont le développement au Royaume-Uni et en Allemagne se concrétise autour de projets tels que Tinker Tailor Soldier Spy, ou encore la série Pillars of the Earth.

L’axe franco-italien, comme d’autres anciens axes de coopération privilégiés, a perdu de sa superbe sous l’effet de la crise qui mine le cinéma italien depuis les années 1970. Ce n’est que très récemment, au bénéfice d’un nouvel accord de coproduction franco-italien (en 2003), que les coproductions regagnent en nombre et en qualité. Le cinéma d’auteur italien passe désormais  souvent par la France, tandis que le reste de la production reste très polarisé par la télévision nationale.
 
Enfin, d’autres axes secondaires sont dynamiques, dans les pays scandinaves notamment où le couple Danemark-Suède est prolifique, comme l’illustre le succès de la série policière Bron (The Bridge), articulée autour du pont de l’Øresund reliant Copenhague à Malmö. Le tandem agrège d’autres partenaires dans le cas de grosses productions, comme la trilogie Millenium.
 
Au-delà des politiques nationales incitatives, l’Union européenne encourage directement la coproduction au travers des aides apportées par le programme MEDIA (devenu CREATIVE pour la période 2014-2017). De même, le Conseil de l’Europe, avec le fond EURIMAGES, soutient activement les coproductions : il aurait ainsi soutenu plus de 1 500 coproductions européennes pour un montant total d’environ 468 millions d’euros depuis sa création en 1988. 

Une solution économique, un défi artistique

Cependant, la grande majorité des films européens restent des productions nationales, principalement pour trois raisons : le sujet et la culture même du réalisateur d’une part, la culture et les références du public d’autre part, et enfin le système de production lui-même. D’autant que les aides nationales demandent souvent aux films d’avoir des marqueurs culturels nationaux (jours de tournages sur place, présence d’acteurs ou membres de l’équipe). La coproduction représente ainsi, lorsqu’elle n’est pas directement justifiée par le sujet, un défi artistique qui conduit les critiques de cinéma à qualifier les coproductions européennes de « melting pot » ou encore de véritable « pudding », exprimant ainsi la dilution des identités artistiques sous l’effet du mécanisme de production.

Les scénaristes et réalisateurs européens ont tendance à localiser leur sujet dans leur propre espace géographique, d’abord par pertinence artistique, parce que c’est le territoire qu’ils connaissent et qui leur correspond le mieux (Oh Boy du cinéaste allemand Jan Ole Gerster, entièrement situé dans les rues de Berlin), mais aussi par commodité linguistique ou logistique. Du côté des producteurs, il y a une certaine tendance à penser d’abord au marché national. Pour Rodolphe Buet, PDG de StudioCanal Germany,  « le cinéma français est très tourné vers le marché français (…) et le cinéma allemand est en grande partie financé par la télévision… ». Mais il est aussi vrai que le système français, plus attentif à l’ambition artistique des projets, attire ainsi des cinéastes du monde entier : Margaret Ménégoz, productrice et directrice des Films du Losange, rappelle ainsi que « la France s’intéresse beaucoup aux metteurs en scène étrangers, même les jeunes cinéastes. Et il est vrai aussi que l’industrie du cinéma va mal dans beaucoup de pays : en Espagne, l’État fait de grandes coupes dans le budget de la télévision, en Italie il n’y a plus de réglementation et il n’y a pas vraiment de relève à la grande période du cinéma italien… ». Chez les producteurs indépendants, la recherche de la cohérence artistique est donc première. Selon Bertrand Faivre, producteur et directeur général du Bureau, « les cinéastes et producteurs sont très sensibles au territoire sur lequel ils travaillent. C’est le premier curseur, le premier marché à l’aune duquel on mesure le succès du film. Les films qui sont destinés au marché international sont effectivement avantagés s’ils sont en langue anglaise. Mais le premier critère de la réussite, pour moi, c’est la réussite artistique du film (…) ». Pour Paulo Branco, producteur et directeur d’Alfama Films, « en tant que producteur, je produis depuis la France parce que c’est le système le moins mauvais, je le prends comme un outil. On encourage ici un certain rapport artistique au cinéma, même si les mécanismes de sélection du CNC ont parfois tendance à normaliser les films. »
 
En revanche, à une certaine échelle de production, il faut se rapprocher des goûts du public pour réduire les risques d’échec : Bertrand Faivre reconnaît ainsi que « L’Affaire Farewell, qui a un budget nettement plus gros [que L’Inconnu du Lac], est pensé dès le début comme tourné vers le public international. Mais encore une fois, le cinéma est une offre, donc on pense d’abord &agrave ; la réussite artistique du film en tant que proposition nouvelle pour le public ». Même logique chez StudioCanal (producteur par exemple de Tinker Tailor Soldier Spy en 2011), mais cette fois en interne : « Les filiales ont une autonomie dans l’exploitation, mais pour la production elles collaborent entre elles, elles ont des contacts hebdomadaires et sont totalement impliquées dans le processus. Il faut évidemment que les projets aient une assise européenne suffisamment forte en termes de marché, et cela passe bien sûr par des estimations de ces trois principaux territoires ». Pour des projets d’envergure internationale tels que ceux de StudioCanal, « le choix du tournage en Allemagne, en France ou en Grande-Bretagne dépend beaucoup des incitations fiscales qui y sont proposées » (Rodolphe Buet), même si la racine du financement part du siège français de StudioCanal.
 
Pour les producteurs indépendants, le premier moteur d’une coproduction reste donc le sujet même du film. Pour choisir leurs lieux de tournages, leurs mécanismes de financement et leurs partenaires, la plupart d’entre eux suivent la géographie du projet du scénariste ou du réalisateur : si celui-ci intègre une dimension transnationale, le producteur peut chercher à organiser une coproduction avec un partenaire local. Celles-ci ont été nombreuses dans les années 1950 et 1960, en particulier entre la France, l’Italie et l’Espagne. Aujourd’hui, selon Paulo Branco, « on ne fait presque plus de co-production entre ces pays, car le marché du cinéma en Italie et en Espagne est désastreux ». Les incitations fiscales mises en place par les politiques publiques au niveau régional et national sont des critères qui entrent en jeu dans la chaîne de décision de localisation d’un film, mais qui ne sont pas toujours déterminants. Pour les films indépendants, dont la réussite est avant tout liée à la vision du réalisateur et à sa cohérence, la localisation du film est d’abord déterminée par son choix, et le bénéfice d’un crédit d’impôt n’est qu’une optimisation fiscale qui découle de ce choix. Pour Bertrand Faivre : « C’est à géométrie variable, tout est tiré par le sujet. J’ai coproduit plusieurs films, Joyeux Noël, Welcome, Le Capital, ou encore Far North, avec Michelle Yeoh, et je ne passe pas toujours par l’Angleterre. Dans Joyeux Noël, par exemple, la coproduction fait partie de la génétique du projet : un film sur la Première Guerre mondiale où des armées de plusieurs nationalités fraternisent préfigurait quelle devait être la configuration idéale de la coproduction. » 
 
Margaret Ménégoz résume d’une phrase optimiste les spécificités du système européen : « Dans l’ensemble il est quand même plutôt facile de produire en Europe ; il y a beaucoup de guichets, qui forment une toile très complexe, qu’il faut connaître, mais qui permettent de produire et coproduire, et de trouver des financements .» Le cinéma n’est cependant pas la seule industrie audiovisuelle dont les producteurs interagissent au niveau européen. On observe d’autres types de coopérations audiovisuelles, notamment autour de la production de séries, comme par exemple Wallander (Yellow Bird/BBC), Borgia (Atlantique Productions, Canal+, EOS Entertainment et ETIC Films) ou encore Death in Paradise (BBC/Atlantique Productions). Les séries répondent à une logique de production télévisuelle toute particulière qui les distingue de l’économie du cinéma, malgré de nombreux rapprochements en termes narratifs et esthétiques. 

Références

Olivier AMIEL, Le financement public du cinéma dans l'Union européenne, LGDJ, 2007

Jean-Claude BATZ, L’audiovisuel européen : un enjeu de civilisation, Séguier, 2005
 
CNC, Étude comparative des systèmes d’incitation fiscale à la localisation de la production audiovisuelle cinématographique, 2011
 
Wendy EVERETT, European Identity in Cinema, Intellect Books, 2005
 
Observatoire européen de l’audiovisuel, Les aides publiques aux œuvres cinématographiques et audiovisuelles en Europe, 2011
 
Serge REGOURG, De l’exception culturelle à la diversité culturelle, La Documentation française, 2004
 
Frédéric SOJCHER, Pierre-Jean BENGHOZI (dir.), Quel modèle audiovisuel européen ?, L’Harmattan, 2003
 
Crédits photo :
La vie d'Adèle ©WILD BUNCH – QUAT’SOUS FILMS – FRANCE 2 CINEMA – SCOPE PICTURES – RTBF – VERTIGO
 

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