Emmanuel Macron lors d'une conférence de presse.

Emmanuel Macron en conférence de presse sur le « grand débat national », le 25 avril 2019.

© Crédits photo : Ludovic Marin/AFP.

Emmanuel Macron, un « Jupiter » masqué face aux médias

Exclusif. Dans Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse, à paraître aux éditions Les Petits Matins, Alexis Lévrier retrace l’histoire tumultueuse des rapports entre les présidents et les médias sous la Ve République. Extraits choisis (1/2).

Temps de lecture : 18 min
Nous vous proposons en exclusivité les bonnes feuilles du livre d’Alexis Lévrier, Jupiter et Mercure (à paraître le 6 mai), consacrées à la période du mandat d’Emmanuel Macron. Un autre extrait, illustrant la relation ambiguë entretenue par François Mitterrand avec les journalistes, est à découvrir ici.

Rompant avec son prédécesseur François Hollande, Emmanuel Macron a adopté une posture distante avec les journalistes, mélange de méfiance, voire de mépris, et de volonté de contrôle. S’il essaie aujourd’hui de normaliser ses relations, il n’a peut-être en réalité jamais été aussi « jupitérien ».

Aux origines de l’emploi du mot « Jupiter »

« L’époque de la parole rare et jupitérienne, venant dénouer les conflits d’en haut, est révolue. Lors de chacun de mes déplacements, en France comme à l’étranger, je suis écouté, regardé, commenté en direct. De ce point de vue, le président est devenu un émetteur comme les autres. » À moins d’un an de l’élection présidentielle de 2017, au moment où il livre cette analyse aux rédacteurs de la revue Le Débat, François Hollande n’imagine évidemment pas que le mot « Jupiter » connaîtra une telle postérité au cours des années suivantes. Il se doute bien sûr encore moins que, d’une manière cruellement ironique, cette métaphore mythologique sera attribuée par tous les commentateurs au ministre qui vient de le trahir, et qui s’apprête à lui succéder.

En septembre 2016, lorsque paraît cet entretien, le président en exercice n’a pas encore renoncé à se porter candidat à sa propre réélection. Le choix d’une revue aussi prestigieuse pour exposer sa conception du pouvoir participe même, selon toute vraisemblance, d’une stratégie d’explicitation de son action et de préparation de la campagne à venir. Une bonne partie de cette interview est ainsi consacrée aux aspects de sa présidence qui ont été les plus décriés par l’opinion publique. Dans ce cadre, et en toute logique, les choix de communication de François Hollande sont évoqués par ses interlocuteurs, qui l’interrogent sur sa volonté d’être un « président normal » et sur les enseignements qu’il a tirés de l’exercice du pouvoir pendant quatre ans. Or, en proclamant son désir d’être un « émetteur comme les autres », le président semble accepter l’idée d’une banalisation de sa fonction, au moment même où il se projette vers l’hypothèse d’un second mandat. En refusant toute position en surplomb, François Hollande cherche il est vrai à prendre en compte la complexité grandissante du jeu médiatique. Mais ce choix présente un risque évident, celui de noyer la parole présidentielle au milieu de la masse des discours produits dans l’espace public.

Dans la suite de l’entretien, François Hollande nuance toutefois son propos : il souligne ainsi que la fonction de président « est exceptionnelle » et que, lors d’événements extraordinaires qui bouleversent la vie d’un pays, « [s]a parole prend une tout autre intensité, [s]es mots sont attendus. » Prenant l’exemple des attentats qui ont marqué son mandat, il explique en particulier que, dans de telles circonstances, le président « n’est pas dans le flux de l’actualité. Il est dans l’Histoire. » Contrairement à une idée reçue, François Hollande n’a donc jamais affirmé que le président de la République devait en toutes circonstances renoncer à la spécificité de son rôle et de sa parole. C’est pourtant l’utilisation que son ancien ministre de l’Économie choisit de faire de ses propos, un mois plus tard, au moment de répondre aux questions des journalistes de Challenges. L’importance de cette interview a souvent été soulignée par la presse comme par Emmanuel Macron lui-même : publiée sur le site de l’hebdomadaire le 16 octobre 2016, elle fait partie des rares textes programmatiques dans lesquels Emmanuel Macron a théorisé sa conception du pouvoir. Pour interroger le candidat, la rédaction du journal a dépêché quatre journalistes dans les bureaux que loue à l’époque En Marche, au cœur de la tour Montparnasse. Emmanuel Macron reçoit ainsi pour un entretien de trois heures Maurice Szafran, Nicolas Domenach, Pierre-Henri de Menthon et un éditorialiste qui deviendra moins d’un an plus tard le porte-parole de l’Élysée : Bruno Roger-Petit. Si les autres journalistes envoyés par Challenges n’ont pas succombé à cette tentation de la traversée du miroir, tous semblent avoir éprouvé ce jour-là une authentique fascination pour le jeune candidat. Dans Le Tueur et le poète, ouvrage qu’ils consacreront à Emmanuel Macron en 2019, Maurice Szafran et Nicolas Domenach reconnaîtront ainsi avoir été impressionnés par la « remarquable démonstration (1)  » de l’ancien ministre de l’Économie.

Cet entretien fleuve aborde des questions très diverses, qui touchent aussi bien à la politique qu’à la culture, aux institutions, à la vie sociale ou à l’histoire de France. Mais le passage devenu instantanément célèbre, et auquel l’interview entière a parfois été réduite, concerne évidemment la comparaison avec le roi des dieux de la mythologie romaine. Les propos d’Emmanuel Macron sont il est vrai dépourvus d’ambiguïté et, même si la référence n’est à aucun moment explicitée, ils constituent une réponse presque mot pour mot au discours tenu le mois précédent par le président en exercice. Alors que ses intervieweurs lui demandent quel est selon lui le type de chef d’État capable d’incarner la nation, il répond en effet : « François Hollande ne croit pas au “président jupitérien”. Il considère que le président est devenu un émetteur comme un autre dans la sphère politico-médiatique. Pour ma part, je ne crois pas au président “normal”. Les Français n’attendent pas cela. Au contraire, un tel concept les déstabilise, les insécurise. Pour moi, la fonction présidentielle dans la France démocratique contemporaine doit être exercée par quelqu’un qui, sans estimer être la source de toute chose, doit conduire la société à force de convictions, d’actions et donner un sens clair à sa démarche. »

Au cours des années suivantes, Emmanuel Macron n’a plus jamais revendiqué aussi explicitement le choix d’une présidence « jupitérienne », et il ne l’a donc fait ce jour-là qu’en reprenant les termes utilisés par François Hollande. Pourtant, la plupart des commentateurs ont très vite oublié l’interview accordée par ce dernier à la revue Le Débat, et ils ont fait de son ancien ministre l’inventeur de cette expression. Nicolas Domenach et Maurice Szafran eux-mêmes, dans Le Tueur et le poète, consacrent ainsi de longues analyses à l’emploi du mot Jupiter par le nouveau président, sans se référer une seule fois à l’entretien de François Hollande paru le mois précédent. Jupiter, c’est donc d’abord cela : un mot qui aura fini par désigner toute la présidence Macron, alors qu’il a d’abord été employé par son prédécesseur comme un repoussoir. […]

Au reste, la victoire de François Hollande en 2012 aurait-elle été possible s’il était simplement apparu à l’opinion publique comme un homme « normal », peu soucieux de son image ? […] Comme l’ont remarqué à l’époque un certain nombre d’observateurs, l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste a malgré tout veillé à se présidentialiser. Il est même allé pour cela jusqu’à modifier son apparence physique et à dissimuler certains des traits les plus saillants de son caractère.

En octobre 2012, Christian Roudaut constate ainsi dans Le Monde que François Hollande n’a pas seulement perdu une quinzaine de kilos pendant la campagne : il s’est aussi imposé une « diète humoristique » en faisant oublier jusqu’à la victoire son talent pour les formules amusantes et les mots d’esprit. […] Pour justifier ce choix de renoncer à l’humour le temps de la campagne, Aquilino Morelle se réfère d’ailleurs à cette époque à la notion de présidence « jupitérienne ». Interrogé par Christian Roudaut dans le même article du Monde, celui qui est, au début du quinquennat, l’un des principaux conseillers du président déclare en effet : « La charge suprême garde une dimension presque jupitérienne. Et Jupiter ne rit pas, il lance la foudre. » Énième paradoxe de l’utilisation du mot « Jupiter » dans l’histoire récente : quatre ans avant que François Hollande ne rejette ce mot pour préparer une campagne qui n’aura finalement jamais lieu, l’un de ses collaborateurs les plus proches l’avait au contraire revendiqué pour expliquer sa victoire en 2012.

Pages 25-28 et 118-119.

Le risque de la brutalité : la première affaire Benalla

Un événement, mieux qu’aucun autre, a montré dès le mois d’août 2017 que la volonté du président de verrouiller son image à tout prix pouvait se retourner contre lui. L’état de grâce très relatif dont Emmanuel Macron a bénéficié au début de son mandat a peut-être empêché que les faits soient l’objet d’une médiatisation plus importante. Mais par les méthodes utilisées, et par la violence de son principal protagoniste, cet épisode était déjà annonciateur de l’affaire qui, un peu moins d’un an plus tard, allait constituer le premier point de bascule du quinquennat. Le principal responsable des agissements commis ce jour-là était d’ailleurs Alexandre Benalla lui-même. Son nom n’a pas été ébruité dans la presse à l’époque, et sa victime ignorait la place exacte de son agresseur au sein de l’organigramme de l’Élysée. Mais le collaborateur du président s’est bien rendu coupable ce jour-là, pour protéger son employeur, d’un comportement brutal qui laissait présager d’autres excès.

Le dimanche 13 août 2017, Emmanuel Macron et son épouse sont depuis trois jours en vacances à Marseille, dans une grande villa située sur les hauteurs de la ville, qui leur a été prêtée par le préfet de la région PACA. Mais le couple présidentiel entend limiter autant que possible ses apparitions publiques, et il souhaite plus encore restreindre ses contacts avec la presse, pour ne s’exposer que devant les objectifs rassurants des photographes de Bestimage. Alertés par des fuites sur les réseaux sociaux, puis par une dépêche d’agence, des journalistes de la presse écrite et des équipes de télévision guettent pourtant les allées et venues à la sortie de la villa, dans l’espoir de pouvoir saisir sur le vif des images du couple présidentiel. Parmi ces photographes et ces reporters figure un paparazzi à peine âgé de trente ans, Thibaut Daliphard. S’il n’a pas la célébrité de certains de ses confrères, il a déjà réalisé, au cours des deux quinquennats précédents, des photographies qui ont fait à plusieurs reprises la une de la presse « people ». Il est notamment l’auteur d’un cliché de François Hollande qui a contribué à donner une image peu flatteuse du dirigeant socialiste. Publiée en couverture de Voici, durant l’été 2014, cette photographie montre le président sur une plage, plongé dans la lecture d’un journal, et le crâne luisant de crème solaire. Difficile, en un mot, d’imaginer posture plus « normale » et moins « jupitérienne ».

Capture d'écran d'un reportage lCI
Dans ce reportage diffusé par TF1, on aperçoit le service de sécurité d'Emmanuel Macron, dont Alexandre Benalla. Capture d'écran TF1.

Compte tenu de la réputation de ce photographe, il n’est pas étonnant que le service de sécurité d’Emmanuel Macron ait manifesté de la méfiance à son égard. Thibaut Daliphard avait du reste, à plusieurs reprises, eu des échanges houleux avec l’équipe du candidat durant la campagne. Mais le traitement dégradant dont il été l’objet de la part d’Alexandre Benalla, au cours de ces premières vacances présidentielles, a largement dépassé le cadre traditionnel des inévitables tensions entre paparazzis et personnalités politiques. En janvier 2018, lorsque nous l’avons rencontré, Thibaut Daliphard était d’ailleurs persuadé d’avoir eu affaire à un officier de sécurité de premier plan, ou même à un membre des forces de l’ordre. Son premier échange avec le collaborateur de l’Élysée avait eu lieu dès la veille, lors de sa première planque devant le domicile estival du chef de l’État : « Je me suis rendu à Marseille avec un collègue dès que la rumeur de la présence d’Emmanuel Macron a commencé à circuler. Le samedi, après avoir trouvé la maison, nous avons vu un cortège sortir, et nous l’avons suivi pendant environ un quart d’heure. La sécurité du Président a repéré notre présence, nous a arrêtés et a exigé de voir nos papiers. L’officier qui nous a contrôlés était particulièrement arrogant, mais jusque-là rien ne nous a semblé anormal (2) . » De fait, si le photographe et son collaborateur sont amenés aussitôt au commissariat, ils sont traités de manière courtoise et presque aussitôt relâchés par les policiers.

La situation est tout autre le dimanche, au moment où le paparazzi retourne devant la villa occupée par le Président. Il est en effet violemment pris à partie par le même « officier de sécurité » que la veille, sur le trottoir situé devant la résidence du préfet. Excédé que le photographe ait osé revenir sur les lieux, Alexandre Benalla lui explique que les pratiques tolérées lors des quinquennats précédents vont disparaître, et que désormais les paparazzis ne seront plus les bienvenus. Surtout, le jeune employé de l’Élysée se saisit des papiers de Thibaut Daliphard, et lui annonce qu’il va être placé en garde à vous : « Il m’a dit que ma présence était du harcèlement, et que j’étais en infraction. Il a ajouté : “Vous allez passer 48 heures au frais, cela vous changera les idées”. Il a ensuite appelé le préfet devant moi, et une patrouille est arrivée pour m’embarquer vingt minutes plus tard. Entre-temps, il s’est même jeté sur moi pour tenter d’arracher mon téléphone quand il a vu que je voulais répondre à un appel (3) . » La garde à vue durera six heures, et l’ordinateur comme les cartes mémoires du photographe seront fouillés avant qu’il ne soit finalement relâché.

Il ne s’agit, bien sûr, que du témoignage d’un paparazzi peut-être jaloux de ne pas bénéficier du traitement préférentiel réservé à certains de ses collègues. Mais le même jour, une journaliste de TF1, Pauline Lefrançois, sera elle-même interpellée par la police devant la résidence de vacances du couple présidentiel : elle racontera dans un tweet avoir été sommée de quitter les lieux, sous peine d’être placée en garde à vue pour harcèlement.


Le 15 août, une plainte sera par ailleurs déposée par la présidence de la République à l’encontre de Thibaut Daliphard. D’après l’Élysée, le photographe aurait en effet outrepassé le périmètre de la villa, et donc porté directement atteinte à la vie privée du chef de l’État. Le paparazzi a pour sa part toujours maintenu sa version des faits, qui correspond pour l’essentiel au témoignage des autres journalistes présents sur les lieux ce jour-là. Le mois suivant, l’Élysée annoncera du reste le retrait de cette plainte, en présentant ce choix comme « un geste d’apaisement souhaité par le président ». Mais, selon le photographe, la plainte avait de toute façon été classée sans suite quelques jours auparavant pour « absence d’infraction ».


Thibaut Daliphard témoigne dans un reportage de France 3.

La garde à vue imposée à Thibaut Daliphard portait donc en elle tous les germes de l’affaire Benalla. De manière plus générale, l’un des rôles de ce collaborateur semble avoir été, durant la campagne comme après l’élection, de maintenir la presse à distance d’Emmanuel Macron et de son épouse. Homme de confiance du couple, et sans doute grisé par l’étendue de son propre pouvoir, il est même allé à plusieurs reprises jusqu’à utiliser la force contre des journalistes. Il s’est ainsi comporté de manière particulièrement violente envers un reporter de Public Sénat au mois de mars 2017, en marge d’un meeting à Caen. Comme en témoignent des images filmées ce jour-là, il n’a pas hésité en effet à pousser ce journaliste sur 50 mètres, pour l’empêcher de prendre des clichés du candidat. Il lui a ensuite retiré son accréditation, le privant sans explication de la possibilité même de suivre le meeting. L’épisode désagréable vécu par Thibaut Daliphard a par ailleurs été suivi d’autres tentatives d’intimidation similaires. À la fin du mois de décembre 2017, lors de vacances d’Emmanuel Macron et son épouse à La Mongie, une équipe de BFM TV a par exemple été l’objet de menaces explicites de la part du jeune homme.

Ce soir-là, les deux journalistes se sont postés devant un restaurant où mangent Emmanuel et Brigitte Macron, espérant recueillir une réaction à leur sortie. Alexandre Benalla les voit, les interpelle sans ménagement, leur demande leurs papiers, puis leur intime avec véhémence l’ordre de partir. Selon le témoignage de l’un de ces reporters, Martin Cangelosi, le collaborateur de l’Élysée aurait même clairement mentionné la possibilité de représailles : « Il nous a dit qu’il savait où on habitait à Paris, qu’il savait avec qui on vivait, et que désormais il allait nous suivre (4) . »

Jusqu’au mois de juillet 2018, l’une des principales fonctions confiées à Alexandre Benalla a donc été de maintenir une cloison étanche entre le couple présidentiel et la presse, pour mieux avantager des journalistes ayant la faveur du Prince. Bien sûr, les actes dont ce jeune homme s’est rendu coupable engagent avant tout sa propre responsabilité. Mais le rôle trouble qu’il a joué au service de la communication du chef de l’État peut aussi être interprété comme un symptôme, puisqu’il témoigne des excès auxquels une relation aussi verticale avec les médias peut conduire. Avant l’éclatement de l’affaire qui lui a coûté sa place, le pouvoir d’Alexandre Benalla n’a d’ailleurs cessé de grandir et son influence de s’étendre au cœur du Palais. Selon Charlotte Chaffanjon, la salle de presse était même destinée à accueillir, après son transfert dans un bâtiment annexe, un bureau destiné aux services de sécurité de l’Élysée (5) . Elle avait donc vocation à laisser la place, comme un ultime symbole, à l’équipe qu’Alexandre Benalla avait l’ambition de diriger.

Pages 245-251.

Une triangulation d’inspiration mitterrandienne

Depuis les épreuves de l’affaire Benalla et des Gilets jaunes, Emmanuel Macron a dans une certaine mesure « normalisé » sa relation avec les journalistes : il accorde davantage d’interviews, pratique beaucoup plus souvent le « off », et tente d’humaniser sa communication. Mais cet essai montre qu’il n’a sans doute jamais été à ce point « jupitérien » : il continue, mais sans le revendiquer, à instrumentaliser les médias et à faire preuve de méfiance envers la presse. Comme l’avait fait avant lui François Mitterrand, qui semble plus que jamais son modèle, il a choisi en outre de « trianguler » autant que possible avec l’extrême droite par médias interposés. Cette stratégie de communication témoigne de l’influence d’un conseiller pourtant évincé de son poste de porte-parole après l’affaire Benalla : Bruno Roger-Petit.

Ce retour inattendu à une présidence d’inspiration mitterrandienne oblige à évoquer de nouveau un conseiller que l’on a longtemps cru tombé en disgrâce. Le rôle que joue aujourd’hui Bruno Roger-Petit auprès du président est en effet, du point de vue de la communication et du rapport avec les médias, l’une des plus grandes surprises de l’histoire de ce quinquennat. Certes, en abandonnant son poste de porte-parole en septembre 2018, l’ancien journaliste n’avait pas tout à fait disparu de l’organigramme de l’Élysée. Mais la fonction qu’il avait obtenue à la place, celle de « conseiller mémoire », avait toutes les apparences d’un lot de consolation : il semblait destiné à réfléchir à la commémoration de quelques grands événements, à la manière de ces responsables politiques déchus que l’on charge d’inaugurer des chrysanthèmes pendant le reste de leur mandat.

Prise de parle de Bruno Roger-Petit le 19 juillet 2018.

Ces prédictions ne se sont pourtant jamais réalisées et, selon toute vraisemblance, l’influence de Bruno Roger-Petit est même bien plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était au début du quinquennat. Depuis trois ans, plusieurs journalistes ont ainsi mis en évidence le rôle secret que le « conseiller mémoire » remplit désormais auprès du Président et de son épouse. 

En septembre 2020, Solenn de Royer et Olivier Faye constatent par exemple dans Le Monde que, loin d’avoir été placardisé, « BRP » semble toujours bien en cour à l’Élysée. Selon eux, la ligne gaullo-mitterrandienne portée par l’ancien journaliste de Challenges – autorité, incarnation du pouvoir, enracinement dans l’histoire nationale – correspond en effet plus que jamais aux attentes du président lui-même. Interrogé sur ce point, Cyril Graziani se dit lui aussi convaincu que le « conseiller mémoire » a conservé toute la confiance du chef de l’État : « Sa place a été importante d’emblée, puisqu’il a contribué à la théorisation d’une présidence “jupitérienne”. Aujourd’hui son rôle est moins exposé, conformément à ce qu’il souhaitait, mais sa proximité avec Emmanuel Macron est bien entendu toujours très forte (6) . »

En choisissant de devenir un conseiller de l’ombre, Bruno Roger-Petit a de toute évidence retrouvé une autonomie dont il ne disposait plus dans son statut de porte-parole. Or, il ne fait guère de doutes aujourd’hui que cette liberté nouvelle lui a notamment permis, depuis trois ans, de cultiver des relations privilégiées avec des figures médiatiques de la droite et de l’extrême droite. Son admiration pour François Mitterrand l’a même visiblement conduit, depuis qu’il exerce officiellement le rôle de « conseiller mémoire », à se comporter à la manière des proches du président socialiste qui dialoguaient en secret avec le Front national. Le 27 décembre 2020, Franck Johannès et Ariane Chemin ont par exemple révélé dans Le Monde que, le 14 octobre précédent, Bruno Roger-Petit et Marion Maréchal avaient partagé un repas dans une brasserie du quartier Montparnasse. Contactés par les deux journalistes, le conseiller du président et la nièce de Marine Le Pen ont tous les deux confirmé la tenue de ce rendez-vous, tout en relativisant son importance. Là encore, ce déjeuner ne saurait bien entendu être considéré de près ou de loin comme un ralliement. Mais, au même titre que les échanges entre le chef de l’État et la rédaction de Valeurs actuelles, il participe d’une volonté de triangulation avec un camp politique que le président a désigné comme son principal adversaire. […] 

Le parcours de l’ancien journaliste de Challenges se prêtait il est vrai à cette navigation entre plusieurs camps médiatiques et politiques. Bruno Roger-Petit est en effet très proche de la jeune rédaction de Valeurs actuelles, ce qui lui a permis de créer des passerelles entre l’Élysée et l’hebdomadaire conservateur, qu’il qualifie avec humour de « journal de punks ». Une réelle amitié l’unit en particulier à Geoffroy Lejeune, qu’il côtoie depuis de nombreuses années et avec lequel il entretient toujours des échanges réguliers. Leur rencontre a d’ailleurs eu lieu sur un plateau de télévision, à une époque où ils participaient tous deux aux émissions de Pascal Praud sur I-Télé. 

Par un étonnant retournement, Bruno Roger-Petit aura donc survécu à ces « Mormons » qui pensaient avoir obtenu son éviction à l’issue de l’affaire Benalla. On peut admirer l’habileté de cet ancien journaliste et la manière dont il est parvenu, malgré l’abandon de la référence à Jupiter, à imposer de nouveau un modèle mitterrandien au cœur de l’Élysée. Mais la période n’est évidemment plus la même, et les risques de cette utilisation médiatique de l’extrême droite paraissent bien plus grands aujourd’hui qu’ils ne l’étaient au début des années 1980. La performance de Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle de 1988, avec plus de 14 % des voix, avait déjà constitué à l’époque une énorme surprise pour l’opinion publique comme pour les mouvements politiques traditionnels. Aujourd’hui, le Rassemblement national est considéré comme le premier parti de France, et les sondages montrent que Marine Le Pen se trouve peut-être aux portes du pouvoir. On peut donc songer, en observant les subtils jeux de triangulation auxquels se livre Bruno Roger-Petit, aux propos prophétiques tenus par l’historien Patrick Boucheron, en novembre 2019, dans un entretien au Journal du dimanche : « Si l’idée est d’organiser l’inéluctabilité d’un face-à-face avec Marine Le Pen en 2022, elle heurte cette loi politique : désigner son adversaire revient à choisir son successeur. »

Que pense Emmanuel Macron lui-même des procédés utilisés par son conseiller ? Il est impossible de répondre de manière définitive à cette question, puisque le président s’est toujours refusé à approuver ou à condamner les initiatives de ce type. Il laisse ainsi son « conseiller mémoire », mais aussi des ministres comme Gérald Darmanin, cliver sur des sujets appréciés de l’extrême droite sans jamais formuler lui-même de jugement explicite. Mais en cela aussi, il se rapproche précisément de François Mitterrand, qui savait cultiver l’ambiguïté et apparaître en toutes circonstances comme un sphinx énigmatique.

À un an de la fin de son quinquennat, Emmanuel Macron est donc peut-être plus « jupitérien » que jamais. Un Jupiter transformé, droitisé sans doute, mais surtout un Jupiter masqué, ayant compris à quel point le recours explicite à cette référence mythologique pouvait se retourner contre lui. Ce choix du secret consacre la réussite de la stratégie de communication que Bruno Roger-Petit avait théorisée au début du quinquennat, avant même de devenir le porte-parole de l’Élysée. Dans un billet de blog publié le 3 juillet 2017, […] le journaliste enjoignait en effet à Emmanuel Macron d’abandonner totalement l’emploi du mot « Jupiter ». Pour garder son efficacité, le concept devait selon lui demeurer désormais « invisible » et n’être plus employé que par une poignée d’initiés. « Il faut que Jupiter meure pour que Jupiter vive » : les quelques mots qui concluaient ce billet pouvaient apparaître comme une formule bravache, inutilement paradoxale, employée par un journaliste désirant à tout prix accéder à la faveur du Prince. Quatre ans plus tard, cette phrase résume pourtant mieux qu’aucune autre la trajectoire médiatique d’un président.

Pages 369-374.

Un autre extrait du livre d'Alexis Lévrier, illustrant la relation ambiguë entretenue par François Mitterrand avec les journalistes, est à découvrir ici.

Titre : Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse
Auteur : Alexis Lévrier
Éditeur : Les Petits Matins
Date de parution : 6 mai 2021
Prix : 20 euros

    (1)

    Le Tueur et le poète, Paris, Albin Michel, 2019, p. 42.

    (2)

    Entretien avec l’auteur (29 janvier 2018).

    (3)

    Entretien cité.

    (4)

    Ce témoignage a été diffusé sur BFM TV le 23 juillet 2018, quelques jours après le déclenchement de l’affaire Benalla.

    (5)

    Art. cit.

    (6)

    Entretien avec l’auteur.

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