Quand l’édition africaine s’émancipe

Quand l’édition africaine s’émancipe

Comme les éditeurs français exportent massivement leur livres vers l’Afrique, on pourrait croire à l’absence d’un secteur éditorial dynamique sur le continent. Or, derrière des données en trompe-l’œil, l’édition africaine connaît une réelle croissance.

Temps de lecture : 10 min

Imaginons un instant qu’un groupe éditorial camerounais absorbe progressivement quelques 90 % des programmes scolaires français, que la diplomatie culturelle ivoirienne coordonne la refonte du réseau hexagonal de lecture publique. Supposons ensuite que des organisations non gouvernementales africaines envoient des millions d’ouvrages dans les bibliothèques françaises, jusqu’à remplir presque exclusivement ces dernières d’ouvrages publiés en Afrique, au détriment de la diversité de l’édition locale. Constatons enfin que quelques grands noms de la littérature française – publiés en Afrique depuis toujours : Victor Hugo, Albert Camus, Jean-Marie Gustave Le Clézio – soient très exceptionnellement réédités par des éditeurs français ayant obtenu les droits grâce à la généreuse intervention de l’Institut culturel du Sénégal.

Ce scénario n’est pas une fiction, il reflète simplement, sous forme inversée, une certaine réalité vécue dans de nombreux pays d’Afrique francophone en matière d’édition.

Édition africaine : un déficit de données

Étudier l’édition en Afrique francophone revient généralement à faire d’abord le constat du manque d’information et de données précises sur les différents marchés du livre du continent. Lors d’un séminaire d’éditeurs-libraires tenu à Dakar en novembre 2014, l’agent littéraire Pierre Astier déplorait un déficit de chiffres pour l’espace francophone, situant la production de livres dans l’espace francophone en 2013 entre 100 000 et 120 000 nouveautés. La même année dans un article intitulé Mondialisons l’édition française !, ce dernier s’interrogeait au sujet de l’asymétrie des échanges éditoriaux Nord-Sud : « La circulation des livres continue donc de se faire à sens unique, depuis la France vers la Suisse, la Belgique, le Canada ; depuis l’ancienne puissance coloniale, la France, vers ses anciennes colonies d’Afrique, de la Caraïbe et de l’océan Indien. Plus préoccupant : les « grands noms » de la littérature francophone ont été aspirés par ce centre. On importe les talents, on exporte les livres, mais on n’exporte ni les labels ni les droits. Pourquoi ? »
 
Et si l’on ne dispose que de peu de données internes aux marchés du livre en Afrique francophone, les données de l’export du livre français à l’étranger apportent un éclairage intéressant. Nous avons accès à deux sources d’information à ce sujet : le rapport annuel du Syndicat national de l’édition et le portail du commerce extérieur de la France. À partir de ces ressources, on peut observer qu’à l’échelle internationale, l’exportation du livre africain en France ne signifie pas grand-chose : si l’on se réfère aux chiffres de la Centrale de l’Édition, l’Afrique représente 40 millions d’euros d’exportation d’ouvrages pour un peu plus d’un million d’euros d’importation, soit un rapport d’un ouvrage importé d’Afrique vers la France, contre 40 ouvrages exportés de France vers l’Afrique.

La France, mastodonte de l’export de livres vers l’Afrique

Les données du ministère français des Finances et des Comptes Publics pour l’import/export des « Livres, brochures et imprimés similaires »(1) nous apportent des données complémentaires. Assez stable chaque année, la valeur annuelle de l’export des livres de la France vers l’Afrique représente par exemple 71,879 millions d’euros pour la période de mai 2014 à avril 2015.
En comparaison, la France importe 1,47 millions d’euros d’ouvrages venant d’Afrique, ce qui représente seulement 2 livres africains importés en France contre 98 livres français exportés en Afrique francophone
Autre constat : parmi les 28 principaux pays vers lesquels la France exporte des livres, on trouve 8 pays africains avec, par ordre d’importance : l’Algérie (7e), le Maroc (8e), la Côte d’Ivoire (12e), la Tunisie (16e), le Sénégal (18e), le Niger (21e), le Gabon (23e) et le Cameroun (25e). En comparaison, en ce qui concerne les importations d’ouvrages vers la France, aucun pays africain n’apparait dans la liste des 17 principaux pays.
 
 
Concernant l’Afrique francophone, ces chiffres prennent en compte les ouvrages issus du circuit commercial, les manuels scolaires dont la distribution est directement confiée par les institutions internationales (Organisation internationale de la Francophone, Banque Mondiale, etc.) aux ministères africains de l’éducation et, enfin, les dons de livres provenant d’organisations non gouvernementales et d’institutions diverses. On peut alors distinguer la part « commerciale » de la part « non commerciale » de ces importations : puisque l’édition française exporte chaque année autour de 40 millions d’euros d’ouvrages en Afrique par voie commerciale, la différence de 31 millions d’euros (71 - 40) concerne certainement les livres non commerciaux qui ne suivent pas le circuit traditionnel de la distribution (dons d’ONG et d’institutions, etc.).Dans ce contexte et selon la Centrale de l’édition, c’est clairement l’Afrique francophone qui représente actuellement le marché d’export le plus prometteur pour la France. Ainsi en 2014, la région a enregistré une hausse de 15,2 % des exportations françaises par rapport à 2013.

Des marchés scolaires « confisqués » par les manuels français

Pour se faire une idée un peu plus précise de la complexité de la situation, il est intéressant de consulter les listes officielles des manuels scolaires et des matériels didactiques, publiées chaque année par les ministères de l’éducation en Afrique francophone. Si l’on se fie à l’exemple camerounais, les listes des programmes 2015-2016 reflètent le déséquilibre entre les manuels publiés par des éditeurs nationaux et les éditeurs étrangers. Si l’on consulte le seul programme « Sciences Humaines Sous-système francophone », on relève quinze matières sur vingt-neuf dont le support est un manuel publié en France. En 2003, Jean-Pierre Leguéré apportait des données précises concernant la répartition des manuels scolaires à l’échelle régionale (Afrique de l’Ouest et centrale) : « Absence de données fiables, manque de statistiques, les chiffres précis font défaut. [Les chiffres suivants livrent] toutefois une image vraisemblable de la situation de l’approvisionnement en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. [Ils] montrent une dépense estimée, pour le seul cycle primaire, à 52,4 milliards de francs CFA pour une année scolaire moyenne. Sur ces 52,4 milliards de francs CFA [79,6 millions d’euros], environ 30 [45,6 millions d’euros] proviennent des ouvrages d’importation. »
 
En dépit de l’essor constant de l’édition africaine depuis les années 1960, ce déséquilibre éditorial est resté peu ou prou le même dans la plupart des pays francophones. On peut trouver des éléments d’explication de cette omniprésence du livre français à partir des années 1960.
Comme l’analysait Robert EstivalRobert ESTIVALS, « Le livre en Afrique noire francophone », Communication et langages, n°46, 2ème trimestre 1980, p. 60-82. , « L'Afrique fabrique peu de papier. Elle sera donc obligée d'importer. Par ailleurs, les cours qui prévalent en Afrique noire sont le double de ceux des pays occidentaux. » On pourrait également citer Bernard Mouralis qui notait que, déjà « en 1971, l’Afrique noire avait absorbé 12,3 % des exportations françaises et, pour la seule Côte d’Ivoire, le volume général des exportations était alors à peu près identique à celui concernant les États-Unis ou la Grande Bretagne ». En 1981, Estivals estimait que : « Sans doute n'évitera-t-on pas la mise en place d'un modèle éditorial africain. Néanmoins, les prévisions sont optimistes. D'une part, la croissance de l'édition africaine sera plus faible que celle des besoins en livres et, d'autre part, la croissance économique africaine sera insuffisante pour faire face aux besoins. »
 
 Les programmes d'éducation sont clairement en faveur de l’édition étrangère, plus à même de remporter les marchés à travers une longue expérience de lobbying  
Derrière cette situation demeurée assez constante au cours des six dernières décennies, il y a une réalité liée aux plans d’ajustement structurel (PAS) mis en place par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale à partir de 1979 et qui sont aujourd’hui convertis en programmes de désendettement. Dans leur volet associé à l’éducation et à l’alphabétisation, les PAS confient la gestion des appels d’offres pour les programmes scolaires des pays sous ajustement à l’Association internationale de développement (IDA), institution de la Banque mondiale aidant les pays les plus pauvres de la planète. En surface, cette initiative permet aux États de mieux planifier leurs programmes d’éducation à travers l’organisation d’appels d’offres internationaux coordonnés par la Banque mondiale ; dans les faits, les programmes sont clairement en faveur de l’édition étrangère (Hachette Livre et Pearson International en tête), plus à même de remporter les marchés à travers une longue expérience de lobbying. À ce sujet, on relèvera la remarquable exception de la Côte d’Ivoire, qui confie aujourd’hui ses programmes scolaires aux éditeurs nationaux.

Des situations éditoriales à nuancer

La situation ivoirienne est représentative du marché du livre africain dans sa globalité : il est facile de réduire le marché de l’édition africaine à un rapport de domination/néocolonialime de l’édition du Nord (française, ou bien britannique, dans le cas de l’Afrique anglophone) en l’absence de données provenant d’Afrique. C’est bien là toute l’ambiguïté d’un accès unilatéral aux données : dans un contexte où les principales informations accessibles proviennent du livre étranger, il est difficile de rendre compte des subtilités et de la diversité de marchés du livre en constante mutation, que ce soit sur le plan intellectuel de la diversification des genres et des catalogues, de la dimension physique des expériences de diffusion/distribution intra et extra africaine, ou encore des enjeux technologiques des nouvelles perspectives du numérique.
 
Il serait en effet grand temps d’intégrer aux statistiques du livre francophone des chiffres de production tels que ceux avancés par l’éditeur ivoirien Dramane Boaré (Les Classiques Ivoiriens) dans Jeune Afrique en 2016 : 200 000 nouveaux exemplaires écoulés par an, un chiffre d’affaire de 1,2 milliard de francs CFA en 2014 (1,8 million d’euros) et une prévision de croissance de 10 % à 12 % pour le bilan d’exercice 2015.
Si on considère les 54 États africains, on pourrait en effet et sans nul doute distinguer 54 situations et marchés différents, répondant à des logiques communes aussi bien que particulières.On pourrait d’ailleurs faire la même analyse d’un marché du livre européen à un autre. Il est à ce sujet très intéressant de rappeler le propos tenu par l’éditeur camerounais Serge Dontchueng Kouam en 2014 à propos des difficultés de vente de livres en ligne depuis l’Afrique : « L’Afrique est considérée comme un continent de consommation, si bien que les systèmes de paiement qui se mettent en place à l’échelle mondiale ne voient en l’Africain qu’un acheteur, mais pas quelqu’un qui peut proposer un service payant à partir des outils numériques, c’est là le fond du problème. »
On a en effet trop tendance à résumer l’édition africaine à ses difficultés ou, au mieux, à la «  débrouillardise » de ses professionnels et, au final, à ne pas assez prendre en compte les nombreux développements à l’œuvre dans les différents pays francophones. Constater les réalités éditoriales commence tout d’abord par voir les livres africains, très simplement, sous leur forme physique. Ceux-ci sont par exemples présentés chaque année lors des foires du livre jeunesse de Bologne et de Montreuil, mais aussi lors de salons et foires plus généralistes comme Genève et Paris.
 
Et si l’enjeu principal de la visibilité d’une édition repose avant tout sur sa diffusion et sa distribution professionnelles, on peut alors considérer que des opérateurs comme l’African Books Collective à Oxford, la Librairie Numérique Africaine à Dakar, l’Oiseau Indigo-Bookwitty entre Arles et Beyrouth, l’International Specialized Book Services de Portland jouent ce rôle, autant au niveau du livre numérique pour les uns que du livre papier pour les autres. On pourrait aussi mentionner l’organisation canadienne Meabooks, qui propose des productions de tout le continent africain, particulièrement à l’intention des bibliothèques intéressées par les collections africaines.
 
Alors que ces opérateurs représentent les catalogues de plusieurs centaines d’éditeurs africains, facilitant leur présence à l’étranger, il est également essentiel de considérer les marchés à travers leurs prismes nationaux, qui concernent de manière croissante l’édition en langues africaines. En janvier 2016, un Salon de l'écrit et du livre en langues africaines (SAELLA), a ainsi été organisé à Bamako, réunissant des éditeurs d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Soutenu par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, le salon abordait des thèmes tels que « La diffusion numérique en langues africaines », attestant d’une « normalité » de ce secteur éditorial, trop souvent regardé de l’extérieur dans sa dimension « exotique ».
On constatera encore avec un égal intérêt l’essor de la Foire internationale du livre de Sharjah, (Émirats arabes unis) et l’organisation de la « Capitale mondiale du livre 2017 », dont l’Unesco a fixé la résidence à Conakry (Guinée), et les répercussions économiques et médiatiques que ces événements opèrent sur l’édition africaine.

Normaliser la perception de l’édition africaine

Les réalités du livre en Afrique ne correspondent pas nécessairement aux cadres dans lesquels elles sont perçues hors du continent. Les barrières douanières, les frais postaux ou encore la non prise en compte des services bancaires africains par les systèmes de vente du type PayPal demeurent, certes, des freins à la circulation du livre africain.
 
Toutefois, les frontières des langues, des espaces et des technologies sont bien plus poreuses que ces obstacles voudraient le laisser penser. Ainsi, la présence des éditions tunisiennes Elyzad primées à la Foire du livre et du matériel didactique de Dakar (Fildak), les éditions sénégalaises Amalion et leur catalogue anglais-français, ou encore les éditions camerounaises Langaa, diffusées sous forme physique et numérique par l’African Books Collective participent – parmi tant d’autres – à élargir et diversifier le spectre éditorial africain, selon des modèles qui lui sont propres.
 
Souvent perçue à partir des modèles européens du Nord, l’industrie du livre en Afrique a pourtant développé ses propres logiques, depuis son expansion dans les années 1950. Ces logiques correspondent avant tout à une appréhension des réalités nationales et linguistiques : la diffusion du livre en langue swahili est ainsi plus effective à travers l’Afrique de l’Est qu’à l’intérieur même de la République démocratique du Congo et publier un auteur camerounais de langue anglaise est plus évident pour un éditeur sud-africain ou nigérian que pour une maison d’édition de Yaoundé (capitale francophone du Cameroun).
 
Plutôt qu’une standardisation des pratiques professionnelles africaines qui répondrait aux exigences d’une économie du livre globalisée, nous considèrerons que c’est bien de « normalisation » dont il est finalement surtout question concernant la perception de l’édition africaine.
 L’information contribue à façonner une représentation biaisée des productions africaines  
Dans une époque où la communication prime souvent sur le contenu, l’information contribue à façonner une représentation biaisée des productions africaines, en étant trop focalisée sur ses difficultés et en laissant de côté sa diversité, faute d’un accès facilité à une information éditoriale africaine. L’éditeur camerounais Joseph Fumtim rappelait ainsi en 2015 que, depuis les Indépendances, le livre africain « dessine sa propre historicité, au gré des conjonctures locales et des humeurs endogènes. Par exemple, de nos jours au Cameroun, certains livres se vendent plus par l’intermédiaire de l’auteur, dans des stations d’essence, à la criée, au cours des tontines, etc. Gare au statisticien qui se contenterait de la librairie ! Et c’est peut-être là qu’il faut observer ce que l’Afrique propose au monde en matière de circulation et de diffusion de livres(2) .
 
Et lorsque des tribunes comme cet article de la femme de lettres et journaliste britannique Taiye Selasi sont publiées dans des médias à forte audience comme The Guardian, celles-ci donnent une image simpliste de pays comme le Ghana – pourtant riche plateforme de l’édition en Afrique – et diffusent le cliché d’États « sans éditeurs crédibles », faute d’une véritable connaissance des réalités éditoriales des pays concernés. Ce faisant, des écrivains défendant l’universalisme littéraire en arrivent à circonscrire la littérature africaine à une unique relation entre éditeurs occidentaux et écrivains africains.
Paradoxalement, ils orientent alors les publics vers une offre de littératures africaines exclusivement éditées en Occident, réduisant le spectre des réalités et, en fin de compte, appauvrissant la vision de la diversité éditoriale en expansion du continent. Mieux vaut s’intéresser  à ce passionnant cycle d’entretiens avec des éditeurs du continent sur le thème de « l’activité éditoriale en Afrique » pour mieux comprendre la richesse de l’édition en Afrique.

Références

Pierre ASTIER, Laure PECHER, « Mondialisons l’édition française ! », LeMonde.fr, 20 mars 2014.
 
Robert ESTIVALS, « Le livre en Afrique noire francophone », Communication et langages, n°46, 2ème trimestre 1980, p. 60-82.
 
Jean-Pierre LEGUERE, Approvisionnement en livres scolaires : vers plus de transparence en Afrique francophone, Unesco, Institut international de planification de l’éducation, 2003.
 
Bernard MOURALIS, Littérature et développement, Paris, Silex, 1984, p. 129.
 
 
Raphaël THIERRY, Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires. Le cas du Cameroun, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015.
 
Hans ZELL, Raphaël THIERRY, Book Donation Programmes for Africa: Time for a Reappraisal? Two perspectives, African Research & Documentation. Journal of SCOLMA (the UK Libraries and Archives Group on Africa),   n°127, 2016 (à paraitre).

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Crédits photos :
Just walking, my own library. Carsten ten Brink / Flickr. Licence CC BY-NC-ND 2.0

 
    (1)

    Voir code NC8 49019900 (à l'exclusion des produits en feuillets isolés, des dictionnaires et encyclopédies, même en fascicules, des publications périodiques ainsi que des publications à usages principalement publicitaires). On peut considérer que les “brochures et imprimés similaires” concernent les catalogues d’éditeurs.

    (2)

    Raphaël THIERRY, Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires. Le cas du Cameroun, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015, p. 338.

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